vendredi 26 juillet 2024

"Kaddish pour un enfant qui ne naîtra pas", Irme Kertesz

 Je poursuis ma découverte de l'écrivain hongrois, Imre Kertesz, prix Nobel de Littérature. J'ai déjà mentionné dans ce blog son récit, "Etre et destin" que j'ai lu trop tardivement. Ma deuxième lecture concerne un récit, "Kaddish pour un enfant qui ne naîtra pas", publié en 1995 chez Actes Sud. Le texte inspiré par sa condition de survivant après Auschwitz évoque la non naissance d'un enfant à qui il ne veut pas infliger le destin que l'écrivain a subi. Il prononce cette prière juive, le kaddish, la prière des morts. La vie de l'écrivain a été "confisquée par la tragédie concentrationnaire". La question lancinante et obsessionnelle qu'il se pose ne peut pas avoir de réponse : comment donner la vie dans un monde définitivement traumatisé par l'Holocauste ? Le monologue intérieur du narrateur se focalise sur son expérience du camp où la mort rodait à tous moments. Il dit qu'il est mort lui-même dans ce camp et seule, l'écriture et la littérature lui ont offert une survie provisoire. Quand son épouse exprime le besoin d'une descendance, d'un enfant, le narrateur réagit ainsi : "Non ! cria, hurla en moi quelque chose immédiatement, tout de suite, et mon cri a mis de longues années à s'apaiser, devenant une sorte de douleur sourde mais tenace jusqu'à ce que, lentement et malicieusement, comme une maladie latente, la question se dessine en moi". Paradoxalement, donner la vie pour Imre Kertesz, c'est aussi donner la mort. Il revient sur son enfance, sur le divorce de ses parents, sur le pensionnat qu'il a mal vécu, sur le rapport à son père autoritaire. Il s'adresse à sa femme en la nommant "ma future ex-femme" et  et sur la construction de son couple. Il a compris qu'il était juif après une visite à une tante, "une femme chauve en robe de chambre rouge assise devant son miroir". une image saisissante qui le hantera longtemps. Sa famille était assimilée et ne pratiquait pas les traditions religieuses : 'sa judéité comme une vague circonstance de naissance". Il ne reste à l'écrivain qu'à se consacrer à l'écriture : "Le stylo est mon outil". Il aura vécu le nazisme et le totalitarisme communiste en Hongrie et cette double expérience traumatisante a fait naître sa vocation de témoin pour dénoncer ces deux terribles impostures tragiques de l'Histoire. Un récit-témoignage essentiel dans l'oeuvre d'Irme Kertesz. 

jeudi 25 juillet 2024

"Le lac de Grunewald", Hans-Ulrich Treichel

J'ai découvert récemment un roman allemand d'Hans-Ulrich Treichel, "Le lac de Grunewald", publié en 2014 chez Gallimard dans la collection, "Du monde entier". Le narrateur, Paul, originaire de Westphalie, vit à Berlin dans un studio bien modeste. Il a terminé ses études d'Histoire pour devenir professeur mais il ne trouve pas de poste. Il se résigne à suivre un stage en Espagne à Malaga pour enseigner l'allemand à l'université. Sa vie sentimentale repose souvent sur des malentendus et il semble bien intimidé par les femmes. Il arrive enfin à rencontrer à l'université, une jeune femme, Birgit et leur relation amoureuse s'effiloche au fil des mois. A Malaga, il tombe vraiment amoureux de Maria, charmante et chaleureuse, mais elle est mariée. Cela ne les empêche pas de s'aimer. L'oncle de Maria l'héberge dans sa résidence secondaire et ils se rencontrent clandestinement dans cette maison isolée. Il vit une parenthèse enchantée mais son séjour se termine et il doit partir à Berlin. Maria lui annonce alors qu'elle attend un enfant de son mari mais elle lui promet de rester en contact malgré leur séparation géographique. Cet amour lointain e à Berlin tient plus du fantasme que de la réalité. Maria maintient le contact en lui envoyant des lettres et ils arrivent à se revoir une seule fois. Plus tard, alors qu'il a perdu l'espoir de vivre son grand amour avec Maria, il fait la connaissance de Susanne, stagiaire sur la célèbre Ile aux Paons à Berlin. Pour apaiser son angoisse et sa tristesse, il se promène souvent sur les berges du lac de Grunewald. Ce jeune adulte maladroit et paralysé par une certaine inertie ressemble à un anti-héros, un homme banal, l'homme d'une certaine modernité. En fait, à travers ce portrait d'un jeune homme indécis et aux rêves avortés, l'écrivain insuflle à ce roman une petite musique douce et nostalgique sur les vicissitudes de la vie, sur les hasards et sur les mauvais choix que chacun peut faire. L'écriture précise et blanche d'Hans-Ulrich Treichel illustre l'histoire de ce jeune homme, bousculé par les difficultés de vivre. Un goût doux-amer pour cette fiction venue d'Allemagne, un auteur à découvrir et la présence de Berlin, quand même, une ville au coeur de l'Europe et à l'histoire passionnante.

mardi 23 juillet 2024

"Anselm Kiefer", biographie de José Alvarez, 2

José Alvarez est un ami proche de l'artiste depuis 25 ans et son éditeur principal. Il analyse avec clarté les oeuvres complexes de la galaxie Kiefer. Son approche amicale reste toujours sérieuse et originale. Il évoque avec respect les méandres de la vie intime d'Anselm Kiefer, de ses familles recomposées avec ses cinq enfants. Cette biographie intellectuelle évite les anecdotes privées, ne suit pas les codes habituels de la chronologie et se concentre sur les influences déterminantes que l'on perçoit dans son travail. L'artiste est traversé par les catastrophes du XXe siècle dont l'Holocauste. Il aime passionnément les livres et la littérature : Paul Celan, Jean Genet, Ingeborg Bachmann. Son art se ressource constamment dans la poésie et dans les mythes. Anselm Kiefer, à la fois archéologue de l'art et ultra contemporain, a défini sa recherche ainsi : "Nous savons que c'est nous seuls qui fabriquons nos souvenirs ; mais il y a une mémoire plus ancienne que les souvenirs, et qui est liée au langage, à la musique, au son, au bruit, au silence : une mémoire qu'un geste, une parole, un cri, une douleur et une joie, une image, un événement peuvent réveiller. Mémoire de tous les temps qui sommeille en nous et qui est au coeur de la création". Ces livres de plomb, objets fascinants pour moi, s'inscrivent dans cette mémoire temporelle : "Livres de plomb, dépositaires d'un savoir primordial, les livres enferment et protègent des connaissances anciennes, archaïques, philosophiques, disparues dans les sables des temps immémoriaux". Daniel Arasse, un grand spécialiste de la Renaissance italienne, a écrit un bel ouvrage sur l'artiste et explique le rôle des livres dans l'oeuvre kieferienne : "Ils sont le labyrinthe intime de Kiefer, niché au coeur du grand labyrinthe que constitue l'ensemble de son oeuvre". Pour connaître et pour apprécier ce plasticien sculpteur, la biographie de José Alvarez avec des illustrations donne une synthèse remarquable de l'oeuvre totale de l'artiste. Après avoir vu le film de Win Wenders, "Anselm", et écouté des émissions de France Culture dont sa leçon inaugurale au Collège de France en 2012, j'ai l'impression de mieux cerner sa démarche, une démarche poétique, historique, philosophique, artistique. Et surtout, il suffit de se retrouver devant une seule oeuvre d'Anselm Kiefer pour se sentir dans une bulle spéciale, interrogative et énigmatique. Personne ne peut rester indifférent face à un de ses tableaux, une de ses sculptures.  Un immense artiste ! 

lundi 22 juillet 2024

"Anselm Kiefer", biographie de José Alvarez, 1

 Je viens de terminer la biographie de José Alvarez, "Anselm Kiefer", paru aux Editions du Regard. Je connais cet artiste allemand depuis quelques années et je me souviens encore du choc que j'ai eu quand je suis tombée sur une de ses oeuvres à Berlin. C'était un livre géant, composé de feuilles en plomb et cette image fabuleuse devant mes yeux m'avait subjuguée. Depuis ce premier contact, j'ai suivi sa carrière artistique et j'ai vu quelques unes de ses expositions dont celle de Venise où il avait investi trois salles immenses dans le Palais des Doges. A Paris, j'ai assisté à la mise en scène autour de la panthéonisation de Maurice Genevoix. Ses toiles immenses et ses vitrines évoquaient la guerre de 14-18 avec son bric à brac habituel : des vieux vélos, des outils, du blé, des fleurs géantes, et d'autres objets invraisemblables. Au Louvre, dès que je vais revoir mon musée préféré, je file vers l'escalier nord de la Cour carrée pour admirer ses trois peintures exposées. A Bilbao, une salle de la collection permanente lui est dédiée et j'admire toujours la toile "Les célèbres ordres de la nuit" de 1997 de cinq mètres de haut ! Cet artiste me fascine particulièrement comme m'attire aussi l'univers littéraire de Pascal Quignard. Pour bien connaître ce plasticien, pour appréhender ses messages crytés, je me suis heurtée à une certaine incompréhension mais j'aime bien me documenter sur leurs créations respectives. La biographie de José Alvarez m'a apporté un éclairage précieux. Né en Allemagne en 1945, il grandit dans un pays en ruines après la guerre tellement il a été bombardé. Cette situation va influencer sa créativité exceptionnelle. Dans ces premiers travaux, il utilise la mythologie et la culture de son pays, un héritage parfois encombrant. Comment peut-on être un artiste après l'Holocauste ? Dans les années 80, il s'installe dans le Gard, à Barjac au milieu d'une ancienne usine pour déployer son art gigantesque. Il lui faut de l'espace pour ses créations, des hectares de terre pour conserver ses productions. Il s'inspire toujours de la Kabbale, de l'alchimie et de l'Antiquité. En 1995, il se peint dans un autoportrait, un homme allongé sur un sol craquelé sous un ciel étoilé. Fasciné par le cosmos et par la spiritualité, il explique lui-même : "Le ciel est une idée, une partie d'une connaissance ancienne". José Alvarez résume à merveille la démarche artistique d'Anselm Kiefer : "Les livres et les tableaux d'Anselm Kiefer avertissent qu'ils sont (...) des représentations dramatiques lovées au coeur de l'inconscient, traversées par les motifs de la déréliction et de la ruine, de la chute et de la catastrophe ultime. Son travail est habité par une mélancolie, une nostalgie indissociables,à ses yeux de culture allemande". Il est hanté par l'Histoire, ses tragédies et cette conscience "malheureuse" conditionne sa vision d'artiste. 





 

jeudi 18 juillet 2024

Atelier Littérature, bilan de la saison 2023-2024, 2

 En février, j'ai proposé d'approfondir la connaissance d'un écrivain attachant, profond, troublant : le viennois Stefan Zweig. A cette occasion, j'ai lu de nombreuses nouvelles dans la Pléiade et je dois avouer que ces lectures m'ont confirmé qu'il faut revenir souvent vers cet écrivain majeur dont ses mémoires, "Le monde d'hier" conservent toute sa modernité et toute son actualité. Toutes les participantes de l'Atelier ont apprécié à l'unanimité les nouvelles de Zweig dont "Brûlant secret", "La pitié dangereuse", "La confusion des sentiments". Tous les ans, j'aime aller à la rencontre de deux écrivains, un homme et une femme, pour respecter l'égalité des sexes... En mars, j'ai pensé à la journée du 8, journée internationale des droits des femmes et à cette occasion, j'ai établi une liste de quelques romancières anglaises, toujours passionnantes à lire ou à relire. Dans mon palmarès, j'ai retenu : Emily Brontë, Jane Austen, Virginia Woolf, Doris Lessing, Anita Brookner, Angela Huth, Penelope Lively, Anna Hope, Tracy Chevalier, Jessie Burton. Des écrivaines d'une modernité incroyable et jamais démodées. J'ai relu pour l'atelier "Le Carnet d'or" de Doris Lessing, un chef d'oeuvre du XXe siècle sur la condition féminine, sur l'amour, sur la famille. Ce livre n'a pas du tout vieilli même si les femmes ont obtenu de grandes victoires comme le droit à l'avortement, l'égalité homme-femme, la parité en politique. Des écrivaines à redécouvrir cet été ! Une tradition romanesque anglaise que l'on se rejouit toujours de suivre encore aujourd'hui. En avril, j'ai mis les relations "frères et soeurs" à l'honneur. Un thème largement abordé dans la littérature. Dans ma liste, Pontalis, Karine Tuil, Elizabeth de Fontenay, Sophie Galabru, Piperno, Maggie O'Farrell, Marie Sizun. En mai, j'ai repris la connaissance apprrofondie d'un écrivain et j'ai pensé à Gaëlle Josse qui venait de publier son dernier livre, "A quoi songent-ils ceux que le sommeil fuit". Cette femme écrivain, d'une discrétion exemplaire, écrit depuis une vingtaine d'années et tous ces romans frappent par leur écriture poétique et par leur finesse psychologique. A l'unanimité, les lectrices ont apprécié mon choix. Pour terminer la saison, je ne pouvais penser qu'au voyage. J'ai donc partagé mes coups de coeur de quelques villes européennes que l'on retrouve dans les romans : Venise, Vienne, Madrid, Lisbonne, Paris, Berlin, Londres et Reykjavik. Certains romans ont marqué des points quand d'autres n'ont pas été convaincants. J'ai relu avec plaisir, "Paris est une fête" d'Hemingway. Voila les sujets de la saison et pour la saison prochaine, je prépare déjà quelques thèmes. Ces recherches bibliographiques me rappellent mon métier de libraire et de bibliothécaire, une passerelle bienheureuse entre la vie active et la vie d'une retraitée. La lecture représente un art de vivre. Le poète de Lisbonne, Pessoa, écrivait : "La littérature est la preuve que la vie ne suffit pas". A méditer cet été.  Bel été de lectures ! 

mercredi 17 juillet 2024

Atelier Littérature, bilan de la saison 2023-2024, 1

 Comme tous les ans, j'éprouve le besoin d'établir un bilan de l'Atelier Littérature. Je n'ai pas eu le temps d'en parler de vive voix dans le dernier rendez-vous de juin. Donc, je répare cet oubli en l'écrivant dans mon blog. Je n'ai pas retrouvé la date exacte de la naissance de l'atelier mais je me rapproche de la dizaine d'années. Dans cette dernière saison 2023-2024, nous étions souvent entre huit et dix lectrices à nous retrouver une fois par mois au sein de la Maison de Quartier de Chambéry. Je remercie donc vivement toutes ces amies lectrices, fidèles, motivées, curieuses. En septembre, j'ai renoncé à la rencontre pour cause de "Covid", attrapé à Naples lors de mon séjour. Mais dès octobre, l'atelier a repris son rythme mensuel jusqu'en juin. En octobre, j'avais choisi le mot "Vie" dans les titres de romans et d'essais. Deux titres ont fait l'unanimité : le magnifique "L'écriture ou la vie" du regretté Jorge Semprun et "La vie de Joseph Roulin" de Pierre Michon à la prose poétique. Cela m'amuse de chercher des titres de romans avec un mot précis et cette méthode ludique permet de proposer un choix éclectique. En novembre, les prix littéraires toujours alléchants et parfois décevants étaient au programme. Deux romans étrangers sortaient du lot : le dernier Zeruya Shalev, "Stupeur", roman extraordinaire sur Israël et les clivages politico-religieux du pays et "Leçons" de Ian McEwan, une saga biographique hilarante et puissante. Et la littérature française ? une révélation avec 'Triste Tigre" de Neige Sinno, un récit autobiographique délicat et dérangeant sur l'inceste. Sinon, des romans de qualité avec Agnès Desarthe, Patrick Modiano, Serge Joncour, Laure Murat. En décembre, j'ai proposé le thème "Art et Littérature" avec des romans sur des artistes dont Bonnard, Rodin, Delacroix, Vermeer. J'ai découvert dans le cadre de cet atelier le talent de Jean-Paul Kaufmann sur la vie de Delacroix dans son récit, "La lutte avec l'ange", un ouvrage passionnant avec des éléments historiques, artistiques et sociologiques. En janvier, j'avais envie de mettre les animaux familiers à l'honneur et j'ai ainsi selectionné Colette, Claudie Hunzinger, Pascal Quignard, Sylvie Germain, Erri de Luca. J'ai eu l'idée saugrenue d'intégrer un petit roman de Virginia Woolf, "Flush" et à ma grande surprise, ce texte formidable d'humour et de malice a été fort apprécié ! Je le recommande vivement pour une lecture estivale. 

mardi 16 juillet 2024

"Le Rivage des Syrtes", Julien Gracq, 2

 Le roman de Julien Gracq possède une magie poétique et l'écrivain qualifiera ce texte de "rêve éveillé". Un roman-révêrie par tous ces éléments : brouillage temporel, pays imaginaires, personnages romantiques, paysages mystérieux, présence tragique de l'Histoire.  Aldo, le narrateur, devient le "catalyseur de changement" et cette attitude va provoquer une guerre ouverte entre le Farhestan et Orsenna, qui sera manifestement vaincue. Des spécialistes de la géopolitique affirment que l'ennemi serait l'Empire Ottoman et Orsenna, une cité-état d'Europe, comme Venise. Julien Gracq mentionne dans la Pléiade qu'il avait été impressionné par le thème de la décadence de l'Empire romain (ouvrage de Splenger sur le "déclin de l'Occident") et des civilisations qui disparaissent, mortes d'épuisement : "Toutes les civilisations sont mortelles", écrivait Paul Valéry. Aldo va franchir, avec son bateau "Le Redoutable", la ligne fatidique de la frontière entre les deux contrées, un geste interdit, transgressif et cet acte de pré-guerre l'entraînera dans l'abîme, une auto-destruction qu'il a inconsciemment désirée. L'écrivain a vécu la Guerre de 39 qu'il a raconté dans "Un balcon en forêt" et dans le "Rivage", il décrit " le premier grondement lointain de l'orage, qui n'a aucun besoin de hausser le ton pour s'imposer, préparé qu'il est par une longue torpeur imperçu". La menace de la guerre joue un rôle majeur dans ce roman comme dans celui de Dino Buzzati, "Le Désert des Tartares". L'attente, thème philosophique par excellence, n'empêche pas Aldo de ressentir sa présence sensuelle au monde. Il sait "voir, regarder, entendre, sentir, toucher, respirer". Il parcourt les environs de la forteresse sur son cheval, avec une ivresse existentielle. Il éprouvait "une plénitude calme, une bienvenue de jeunesse pure". Sa jeunesse aspire au mouvement jusqu'à la perte de soi. Il entreprend sa balade dangereuse vers le rivage des Syrtes après avoir observé l'horizon depuis sa tour. Ce passage à l'acte déclenchera donc la guerre si redoutée depuis des siècles. J'ai lu ce roman avec beaucoup plus d'intensité qu'à mes vingt ans. Beaucoup de symboles, d'allégories m'avaient échappé et le relire après tant d'années m'a procuré des "heures heureuses", comme l'écrit Pascal Quignard. Ce roman intemporel m'a semblé très actuel avec le thème de la guerre, moteur de toutes les peurs anciennes et nouvelles. Et surtout, une écriture somptueuse, tellement rare aujourd'hui. Un des plus grands romans du XXe siècle ! 

lundi 15 juillet 2024

"Le Rivage des Syrtes", Julien Gracq, 1

 J'avais demandé à l'ensemble des lectrices de l'Atelier Littérature quel était la lecture la plus marquante depuis des années et j'ai relaté dans ce blog leurs préférences. J'ai moi-même évoqué "Le Lambeau" de Philippe Lançon, un témoignage littéraire sur le tragique attentat terroriste (trop vite oublié, hélas) contre des journalistes de Charlie Hebdo en 2015. Mais j'avais hésité car un roman de Julien Gracq, "Le Rivage des Syrtes", m'avait impressionnée alors que j'avais une vingtaine d'années. J'avais à l'époque traversé ces pages avec une attention toute admirative sur le style gracquien sans bien comprendre les enjeux du livre. Comme j'ai conservé cet ouvrage dans ma bibliothèque, je l'ai relu récemment et mon admiration a conservé toute son intensité après ma deuxième lecture. Publié en 1951 chez l'éditeur José Corti (une année faste en littérature avec aussi la publication des "Mémoires d'Hadrien" de Marguerite Yourcenar et "Le Hussard sur le toit" de Jean Giono), le roman de Julien Gracq se distingue totalement des nouveautés de l'époque quand Sartre, Camus, Beauvoir régnaient en maître. L'existentialisme était plus à la mode qu'un roman de Gracq ! Cet OVNI des lettres françaises se situe dans une époque et dans une région du monde non identifiées. Le héros se nomme Aldo et il est issu d'une des plus vieilles familles de la Seigneurie d'Orsenna, une république fictive qui ressemble à Venise. Le jeune homme est envoyé comme "observateur" dans une forteresse des provinces du sud sur le rivage des Syrtes. Cette région éloignée se situe en face du Farghestan, pays imaginaire mystérieux et ennemi d'Orsenna depuis trois cents ans. Pourtant, une paix précaire dure toujours entre les deux contrées. Cette forteresse joue un rôle majeur dans l'imaginaire poétique du jeune Aldo qui partage la vie des officiers et surtout de son capitaine Marino, un vieux militaire blasé et sceptique. Le jeune homme retrouve une femme dont il était amoureux à Orsenna. Elle vit à Maremma près de la forteresse. Pour rompre son ennui, il entame une nouvelle relation amoureuse avec Vanessa Aldobrandi. Cette femme, fantasque et rebelle, est la digne héritière d'une famille dont l'un des ancêtres avait trahi la cité d'Orsenna en s'alliant avec le Farghestan. Aldo se laisse influencer par le charisme de Vanessa, attirée par la transgression et par la désobéissance. Le jeune homme se réfugie souvent dans la salle des cartes où il observe la situation géographie du pays ennemi. Surgit en lui le désir de savoir, de franchir la limite, la frontière entre Orsenna et le Farghestan : "Il y a dans notre vie des matins privilégiés où l'avertissement nous parvient, où dès l'éveil résonne pour nous, à travers une flânerie désoeuvrée qui se prolonge, une note plus grave, comme on s'attarde, le coeur brouillé, à manier un à un les objets familiers de sa chambre à l'instant d'un grand départ. Quelque chose comme une alerte lointaine qui se glisee jusqu'à nous dans ce vide clair du matin plus rempli de présages que les songes". (La suite, demain)

jeudi 11 juillet 2024

Une visite au Château de Caramagne

 L'office du tourisme de Chambéry propose des visites dans quelques sites patrimoniaux privés. Ainsi, j'ai visité le Château de Caramagne, situé dans le quartier de Chantemerle où j'habite. Je passe souvent devant les grilles de cet édifice quand je me balade et j'admire toujours les fresques mythologiques du vestibule. Parfois, j'ai la surprise de voir les quatre paons du domaine avec de nombreuses poules et coqs. Les grilles se sont ouvertes et j'ai arpenté l'entrée, entourée de deux petites tours. Les platanes grandioses, d'une hauteur incroyable, datent de trois cents ans. S'ils se mettaient à parler, ce serait passionnant de les écouter. Devant l'entrée, la guide a expliqué l'historique du château avec ses très nombreux propriétaires. Le Sieur Bernardino Becchi, originaire de Caramagna-Piemonte bâtit un relais de chasse au XVIe siècle. Le noble Victor Bertrand de la Perrouse, marquis de Thones, transforme le relais en villa palladienne dans les années 1720-1740. De belles colonnes de marbre rose accueillent les visiteurs dans le goût des loggias à l'italienne. Deux fresques en trompe-l'oeil représentent l'enlèvement de Déjanire par le centaure Nessus (à gauche) et l'enlèvement d'Europe par Jupiter (à droite). La guide nous a ouvert la petite chapelle, un adorable bâtiment, rénovée récemment. Elle abrite des fresques de Scènes de la vie de Marie et un reliquaire baroque. Ensuite, le groupe de visiteurs (une bonne vingtaine) s'est dirigé par l'entrée sous la loggia et là, devant mes yeux, le Grand Salon. Son plafond magnifique attire tout de suite les regards avec une mezzanine qui fait le tour du salon avec des effets scéniques. Aux quatre coins de ce plafond en stuc, des médaillons féminins représentent les saisons. La guide nous a conté, évidemment, l'anecdote célèbre du contrat de mariage (1820) entre le poète Lamartine et son amoureuse, Mary Ann Elisa Birch. Les parents de la jeune femme avaient refusé ce mariage car le poète était pauvre et surtout catholique, sa fiancée étant anglicane. Quand il est devenu plus aisé grâce à ses publications, la demande en mariage a été acceptée. Nous avons déambulé dans le parc de deux hectares avec de très beaux arbres et des statues qui ponctuaient ce paysage enchanteur. Le château de Caramagne à deux pas de mon domicile me rappelle l'Italie, un pays que j'aime tant. Un petit bout d'Italie à Caramagne, quelle aubaine !

mercredi 10 juillet 2024

"Ce que savait Maisie", Henry James

 J'ai lu récemment une biographie sur Marguerite Yourcenar et dans sa bibliographie, j'ai remarqué la rubrique "traductions". Ce roman concernait "Ce qui savait Maisie". Quand une grande écrivaine se saisit du travail délicat de la traduction, la qualité littéraire est au rendez-vous. J'ai donc découvert ce roman dense d'Henry James, paru en 1896. Au divorce de ses parents, la petite Maisie est l'objet d'un arrangement plus que surréaliste : elle est "coupée par moitié, et les tronçons jetés impartialement aux deux adversaires". Six mois chez son père et six mois chez sa mère. Les parents se vouent une haine pathologique et la petite fille assiste à ce carnage psychologique avec son innocence d'enfant. Comment survivre dans ce monde d'adultes ? Henry James dresse le portrait d'une société victorienne quelque peu égoïste où chacun ne pense qu'à son propre intérêt et surtout pas à celui de Maisie. D'autant plus que les parents de Maisie ne s'intéressent pas du tout à elle et jouent un drôle de jeu en se servant d'elle pour régler leurs comptes. La vie de la petite fille se complique quand ses beaux-parents, la femme de son père et le mari de sa mère, deviennent amants. Sa vieille gouvernante, Mrs Wix, protège Maisie de "l'immoralite" de sa nouvelle famille recomposée. La pauvre petite est malmenée par ces adultes irresponsables et inconséquents qui multiplient de leur côté des rencontres amoureuses. Sommée de choisir entre sa belle-mère et son beau-père, elle ne comprend pas la situation et se laisse emporter par les décisions des uns et des autres. L'écrivain américain dénonce avec ironie les passions humaines où les adultes se déchirent, mentent, s'adorent et se détestent. Maisie regarde, sidérée, cette comédie humaine quand les "grandes personnes" pratiquent la valse des sentiments. Maître en psychologie, Henry James analyse avec une minutie profonde l'âme enfantine. "Ce que savait Maisie" : apprendre le sentiment d'abandon, constater la petitesse des adultes, ne compter que sur soi, survivre et même résister à ce concert d'hypocrisies diverses. Henry James disait : "L'art doit être dur comme du fer". Ce roman décapant, âgé de quelques décennies, conserve toute son intérêt même si les traditions familiales ont changé. Le XIXe siècle n'était pas tendre avec les enfants ! 

mardi 9 juillet 2024

"Etre sans destin", Imre Kertesz, 2

Imre Kertesz raconte la montée de l'antisémitisme à Budapest : le regard méfiant des non-Juifs devant l'étoile jaune, un boulanger s'enrichissant à leurs dépens, le travail obligatoire sur le front, dans des camps, la réquisition pour les usines, l'interdiction de sortir après huit heures du soir, des rafles dans les trajets quotidiens. Quand le jeune narrateur pénètre dans le camp de concentration, il s'aperçoit que les nazis donnent du savon pour passer dans les douches. On connaît la suite inimaginable des chambres à gaz. Puis il reste dans le camp, plus son corps devient son propre ennemi. La faim atroce, la soif permanente, l'apparition de phlegmons, une extrême maigreur. En fait, il se laisse mourir. Comme il est très malade, il est transféré à l'infirmerie du camp. Le narrateur retrouve son humanité grâce aux "triangles rouges", des déportés résistants qui lui redonnent son nom et son identité. Une des scènes les plus poignantes du récit concerne la pendaison de trois juifs lettons évadés et repris par les nazis. Tout le camp murmure, après le rabbin, le Kaddish, la prière des morts. Quand le camp est libéré, le jeune narrateur retourne à Budapest. Son père est mort à Mauthausen. Sa belle-mère s'est remariée avec le contremaître de l'entreprise familiale. Il retrouve des voisins qui lui conseillent de "tourner la page", mais il s'insurge contre ce conseil : "Ce n'était pas mon destin, mais c'est moi qui l'ai vécu jusqu'au bout. (...) On ne pouvait jamais recommencer une autre vie, on ne peut que poursuivre l'ancienne (...). Il m'est impossible de n'être ni vainqueur, ni vaincu, de n'être ni la cause, ni la conséquence de rien. Je ne pouvais pas avaler cette fichue amertume de devoir n'être rien qu'un innocent". Cette confidence terriblement lucide résume le sentiment d'Imre Kertesz sur son expérience concentrationnaire. Le jury du Prix Nobel a expliqué le choix de l'écrivain hongrois : "Pour une écriture qui soutient la fragile expérience de l'individu contre l'arbitraire barbare de l'histoire". Toute son oeuvre est nourrie de cette tragédie fondamentale, l'holocauste, et au-delà de cette catastrophe, l'absurdité du monde, les dégâts du totalitarisme communiste, la solitude de l'individu. Depuis que j'ai lu cet ouvrage essentiel sur la Shoah, je vais poursuivre ma découverte de cet écrivain hors norme, un héritier d'Albert Camus, de Becket avec la sobriété de son style, la distance ironique, son questionnement sur les horreurs de l'histoire contemporaine. Il faudrait mettre au programme des lectures lycéennes, "Etre sans destin", une obligation morale et civique pour combattre l'antisémitisme actuel. Cet écrivain majeur du XXe siècle a choisi la littérature pour dénoncer la noirceur de l'humanité, le problème du Mal. Evidemment, ce n'est pas une lecture légère et estivale mais, la littérature "n'est pas un long fleuve tranquille". 

lundi 8 juillet 2024

"Etre sans destin", Imre Kertesz, 1

 Publié en 1997 chez Actes Sud, le récit d'Imre Kertesz, "Etre sans destin" (Sorstalansag, absence de destin en hongrois), a demandé vingt ans d'écriture à cause des difficultés matérielles que l'écrivain hongrois a rencontré dans son opposition au régime communiste. Il racontera la conception de cet ouvrage dans son "Journal de galère", publié en 1992. Ce récit autobiographique constitue un témoignage indispensable et essentiel pour la mémoire de la Shoah. Imre Kertesz a obtenu le prix Nobel de Littérature en 1992. Un témoignage littéraire inoubliable. Une prose au scalpel, aucun pathos et une ironie ambiante. L'écrivain hongrois s'inspire de Kafka, son maître absolu, dans la mise à distance de son personnage aux événements subis dans une absurdité irréelle. Le narrateur, âgé de quinze ans, décrit son monde quotidien dans une quasi indifférence. Quand il apprend que son père est envoyé dans un camp de travail, il n'éprouve pas de compassion. Tout le laisse froid et insensible comme le personnage d'Albert Camus dans "L'étranger". Ce sentiment d'étrangeté lui permet tout simplement de survivre face à l'horreur de la situation des Juifs pendant la Seconde Guerre Mondiale. Aucun dialogue direct dans le texte, ni des confidences intimes. Le narrateur est là, devant nous et il relate les faits sans les commenter et sans les interroger. Il est arrêté alors qu'il se rendait à la campagne avec d'autres jeunes hommes. La police n'arrête pas de les rassurer et de les motiver car ils vont se rendre utiles dans les camps de travail mais ces lieux maudits se nomment Buchenwald et Auschwittz-Birkenau. Tout au long de son expérience concentrationnaire, il vit dans un déni du réel. Il évoque des "détenus" en pensant que ce sont des prisonniers criminels et il apprécie encore un coucher de soleil. En fait, il ne comprend pas ce qu'il lui arrive. L'ironie de l'écrivain dans ce tableau tragique se manifeste dans plusieurs scènes dont celle-ci quand il parle d'une matraque : "Il tenait dans sa main un outil cylindrique, un peu ridicule au fond qu'il rappelait un rouleau à pâtisserie". Il aperçoit aussi un terrain de foot et il s'imagine jouer le soir avec des camarades. Malade, il est envoyé à l'infirmerie et il retrouve ses forces pour affronter la vie du camp. Sa description du quotidien relève d'un absurde kafkaïen. Il voit les soldats allemands comme "pimpants et bien soignés dans ce tohu-bohu, eux seuls étaient solides et respiraient la sérénité". Ce décalage permanent dans la perception du narrateur masque la terrible vérité des camps. Les remarques sur le sort des Hongrois juifs qu'il intègre dès le début du récit montrent un antisémitisme effroyable à Budapest. (La suite, demain)

mercredi 3 juillet 2024

"Instants de vie", Virginia Woolf, 2

 Le deuxième texte, "Esquisse du passé" a été composé en 1939 alors que Virginia Woolf allait se suicider deux ans plus tard. Elle écrit pour "se détendre" d'une biographie qu'elle a consacré à un ami peintre, Roger Fry. Il lui vient une première image concernant sa mère chérie quand elle partait avec sa famille à St. Ives, au bord de la mer : "Je le vois - le passé - comme une avenue qui s'étend derrière moi ; un long ruban de scènes et d'émotions. (...) Je remonterai au mois d'août 1890. Je sens qu'une forte émotion doit laisser sa trace ; et qu'il s'agit simplement de découvrir comment nous pourrions la suivre, de manière à revivre notre vie depuis son commencement". Elle évoque son enfance, son père, ""spartiate, ascète, puritain". Elle admirait pourtant cet homme, un patriarche austère et autoritaire mais d'une culture impressionnante. Ces souvenirs d'enfance forment une aura dans la pensée woolfienne à la manière de Marcel Proust qu'elle avait lu avec admiration. Puis, elle révèle un secret douloureux : elle a subi un inceste par son demi-frère, Gérald, un viol qu'elle n'a certainement jamais partagé avec sa famille. Elle écrit : "Cela prouve que Virginia Woolf n'est pas née le 25 janvier 1882, mais née des milliers d'années auparavant ; et qu'elle a dû affronter dès le début des instincts déjà acquis par des milliers d'aïeules dans le passé". Plus loin, dans ce texte autobiographique bouleversant, elle propose une digression sur sa propre psychologie avec les notions de "non-être" et "d'être" : "Chaque jour contient plus de non-être que d'être". Lire, écrire, regarder son jardin, observer la mer, deviennent des actes d'être alors qu'un quotidien répétitif, concret, se situe dans le non-être, une atmosphère de "ouate" sans prise de conscience du réel immédiat. L'écrivaine précise cette attitude créative et attentive au monde : "Le monde entier est une oeuvre d'art ; que nous participons à l'oeuvre d'art. (...) Nous sommes les mots ; nous sommes la musique ; nous sommes la chose en soi". Les chocs émotionnels se transforment en actes créateurs : "Je persiste à croire que l'aptitude à recevoir des chocs est ce qui fait de moi un écrivain". L'écrivaine revient sur sa mère en évoquant son chef d'oeuvre, "Promenade au phare" où elle lui rend un hommage mémorable. Virginia évoque la dernière phrase prononcée par sa mère à la veille de sa mort : "Tiens-toi droite, ma biquette". Ce tendre conseil est resté gravé dans sa mémoire. Un récit autobiographique dense, intense, intimiste. Un ouvrage à lire pour découvrir la matrice créatrice de son oeuvre, une enfance auprès d'une mère merveilleuse. 

mardi 2 juillet 2024

"Instants de vie", Virginia Woolf, 1

Quand j'aime tout particulièrement un écrivain, homme ou femme, je lis et relis la quasi totalité de ses oeuvres. Une manie que je conserve depuis ma naissance de lectrice. Cela faisait des années que je n'avais pas ouvert "Instants de vie" de Virginia Woolf et lors de ma dernière escapade en Bretagne, je l'avais déposé dans mon sac. Cet ouvrage se compose de cinq textes distincts, tous autobiographiques et l'écrivaine se livre à coeur ouvert sur sa famille. Le premier texte, adressé à son neveu Julian Bell, "Réminiscences", paru en 1908, évoque sa mère, Julia Stephen, une femme d'une beauté ensorcelante et d'une intelligence subtile. La petite Virginia perd sa mère alors qu'elle avait treize ans et cette perte irréparable restera toujours un chagrin tout au long de sa vie : "La mort a toujours un effet étrange sur ceux qui survivent et souvent un effet terrible par le gachis qu'il fait de désirs innocents". Cette mère, morte à 49 ans, "une femme remarquable et la plus belle des femmes", est partie trop tôt après un deuxième mariage avec le père de Virginia, Leslie Stephen. Généreuse, dévouée, cultivée, Julia Stephen a illuminé l'enfance de Virginia, une jeune adolescente hypersensible qui ressentira un sentiment d'abandon toute sa vie. Elle écrit : "Elle parvenait à donner une inimitable splendeur au spectacle de la vie, comme si elle le voyait bien composé de fous, de clowns et de reines superbes, immnese cortège en marche vers la mort". Cette disparition hantera l'écrivaine toute sa vie quand elle écrit : "On oublie les morts, dit-on. (...) Lorsque j'entre dans la pièce, elle est là ravissante, bien présente avec ses paroles familières et son rire, plus proche que ne le sont les vivant, éclairant nos vies incertaines comme d'une torche enflammée ; infiniment noble et délicieuse aux yeux de ses enfants". Peu après la mort de sa mère, sa soeur Stella décède très jeune alors qu'elle avait symboliquement remplacé Julia dans la famille. Encore une blessure familiale qui laisse la jeune adolescente dans une atmosphère endeuillée. Son père, devenu veuf, grand intellectuel anglais, impose à ses filles une autorité étouffante, issue de la société victorienne. Quand Virginia Woolf écrit ce texte, elle est âgée de 26 ans et sa maturité littéraire éclate déjà dans toutes ses phrases. Elle voulait inscrire les figures parentales dans le temple sacré des mots et cet hommage magnifique concernant surtout sa mère ne peut qu'émouvoir les lecteurs et lectrices, amoureux et amoureuses de cette écrivaine si attachante. (La suite, demain)

lundi 1 juillet 2024

"Vienne au crépuscule", Arthur Schnitzler

 Pour se changer vraiment les idées en ces temps politiquement complexes, mieux vaut se réfugier dans un roman classique ! J'ai lu récemment "Vienne au crépuscule" d'Arthur Schnitzler, paru en 1908. Ce roman à clefs fit scandale à sa parution car l'écrivain autrichien prêtait à ses deux personnages ses propres aventures sentimentales. L'écrivain, Henri Bermann, plutôt torturé par ses inquiétudes existentielles, tient une place de confident ami auprès du baron Georges von Wergenthin, musicien talentueux, séduisant aux nombreuses conquêtes, cultivant un esprit égotiste et libertin. Une de ses amantes, cantatrice de métier, Anna Rosner, va tomber malencontreusement enceinte. Dans cette société ultra hiérarchisée, les femmes artistes étaient écartées de la voie conformiste que représente le mariage, réservé aux "honnêtes femmes". Peut-on vivre l'amour hors du mariage ? Pourtant, Georges est amoureux d'Anna qui attend patiemment sa demande en mariage. L'écrivain décrit une ville enchantée avec le Prater, les promenades dans les bois environnants, les célèbres cafés viennois, les jardins publics. Le musicien mène une vie papillonnante sans vraiment travailler son inspiration musicale. Il manque de volonté et d'esprit responsable. Un Peter Pan qui refuse d'assumer des choix et de grandir. Un thème important apparaît aussi dans ce roman : l'identité juive et la montée de l'antisémitisme. Malgré l'assimilation totale des Juifs, issus de la grande bourgeoisie viennoise, se pose la question du sionisme dans une perspective de la création d'un Etat. Comme dans les textes de Stefan Zweig, Arthur Schnitzler décrit un monde disparu avec beaucoup de finesse et de lucidité. Les deux protagonsites recherchent le bonheur dans leur vie privée sans vraiment l'atteindre. Des thèmes affleurent sans cesse dans les lignes : fugacité des plaisirs, fragilité des sentiments, notion de liberté limitée. Arthur Schnitzler connaissait Freud et les destins de deux personnages entre hésitations incessantes et fuites des responsabilités reflètent les théories freudiennes comme le rôle de l'inconscient dans le comportement humain. L'écrivain autrichien remarquait : "Je l'ai toujours dit, ce n'est pas nous qui forgeons notre destin, c'est, la plupart du temps, une circonstance extérieure qui s'en charge, et sur laquelle nous n'étions pas en mesure d'exercer une influence quelconque".  Un grand roman viennois à découvrir pour voyager dans le passé et dans une ville mythique.