mercredi 3 février 2021

"Mes fous"

 Le roman de Jean-Pierre Martin, écrivain et essayiste, porte un titre simple, direct, percutant : "Mes fous", publié chez l'excellente maison d'éditions de l'Olivier. La première page donne le tempo du texte consacré aux "fous" qu'il rencontre à tous moments dans sa vie. Laetitia ouvre le bal avec ses réflexions décousues et incohérentes. Le narrateur pense à sa fille Constance, déclarée schizophrène par la psychiatrie : "Et à chaque fois que je pense à toi, je pleure". Sandor, le père de Constance, souffre d'une empathie excessive et son employeur lui donne un congé sabbatique. Dans sa ville de Lyon, il écoute les êtres perturbés qu'il croise par hasard. Il n'est "plus qu'une oreille" pour ses "délirants", ses "errants", qu'il finit par collectionner en composant un herbier "psychotique", une "liste compassionnelle" en collectant toutes leurs paroles. Ils déambulent dans les villes, les gares, le métro. Il les nomme par ces termes : "les bouleversants, les délirants, les exilés de l'intérieur, les allumés de toutes sortes". Il définit le "fou" comme "celui qui n'a pas d'interlocuteur". Il remarque aussi de drôles de comportement dans la société des réseaux et souligne ce phénomène : "une vaste tribu de solitaires moutonniers, phobiques du dehors, monades recluses, corps hyperconnectés accros aux écrans, (...) engloutis dans l'entre-soi anonyme du complot généralisé". Sandor a aussi trois fils qui, parfois, lui donnent des sueurs froides dont l'un surtout milite dans le milieu des zadistes radicaux. Mais, l'obsession qui le submerge, qui le taraude, c'est sa fille, Constance, hospitalisée en psychiatrie. Il est séparée de sa femme, Ysée, tout en gardant un contact permanent avec elle car ils partagent la même douleur : la maladie mentale de leur fille : "Ysé et moi, depuis que notre enfant s'est absentée, nous vivons dans une intranquillité telle que nous nous sentons parfois étrangers aux autres et à nous-mêmes". Jean-Pierre Martin utilise aussi sa grande culture littéraire pour comprendre la maladie incurable de sa fille. Le narrateur a décidé de fuir la ville et s'installe dans un village près du Puy en Velay. Il constate aussi qu'il est entouré de "fous", des solitaires inconsolables et des marginaux sympathiques. Pour atteindre une certaine paix avec sa souffrance, il propose à son ex-femme de le rejoindre pour marcher sur les traces de Stevenson dans les Cévennes. Ce roman foisonnant, savant et touchant pose la question de la frontière entre la prétendue normalité et l'inquiétante anormalité. Il suggère que nous sommes tous en "équilibre instable" et s'interroge sur "l'insondable mystère des maladies mentales". Cet ouvrage rend hommage à tous ceux et à toutes celles qui souffrent de ce mal d'être. Il ne s'empêche d'intégrer dans son roman des touches d'humour et d'ironie qui allègent son drame familial et se qualifie de "réceptacle des misères mentales. Confesseur des esprits torturés. Infirmier pour âmes à la dérive". Un des meilleurs romans de l'année dernière.