mercredi 29 mai 2019

Rubrique cinéma

Je ne peux pas résister à un Almodovar, le cinéaste espagnol qui ne me laisse jamais indifférente. J'ai donc vu "Douleur et Gloire", son dernier film, sélectionné au Festival de Cannes. Antonio Banderas, l'alter ego de Pedro Almodovar a tout de même obtenu le prix du meilleur interprète masculin. Le Festival a encore boudé ce film et j'ai regretté leur choix final. Salvador, le double du cinéaste, perd l'inspiration pour tourner un nouveau film. Diminué par des douleurs physiques récurrentes, il commence à souffrir d'une dépression existentielle. Il se sent vide, errant dans son bel appartement madrilène. Il est invité à une rétrospective de ses œuvres à la Cinémathèque et doit recontacter un de ses acteurs. Celui-ci est devenu accro à la drogue. Le film se déroule sur deux plans : le présent de Salvador à la recherche d'un projet et son passé peut-être réinventé. Les images défilent sur sa mère travailleuse, interprétée par la pétillante Pénélope Cruz dans une Espagne des années 60 où on la voit laver son linge au lavoir. Cette enfance pauvre entre un père courageux et une mère aimante a forgé la sensibilité de Salvador. Cette mère traverse le film à tous les âges et Salvador l'accompagne jusqu'à sa mort où elle lui susurre à l'oreille : "Tu n'as pas été un bon fils"... Des scènes d'anthologie deviennent des clés pour comprendre la personnalité de Salvador-Pédro : la découverte de son attirance pour les hommes quand il est adolescent devant un ouvrier artiste qui se dénude pour se laver. Le décor inouï de la caverne familiale, aménagée en logement renforce la magie de la scène. Cette découverte rejoint ses retrouvailles avec son ex-compagnon, perdu de vue depuis trente ans. Il accueille son ancien amant chez lui qui lui révèle son choix de vie avec les femmes. Il a même deux fils. Ils ont pourtant conservé leur amour mutuel même sans partager une vie commune. Leur baiser d'adieu d'une sobriété émouvante ferme un cycle dans la vie du cinéaste. Le voilà prêt à rebondir dans son art, le cinéma, son véritable moteur de vie. Humour et sérieux, gravité et légèreté, Pedro Almodovar a peut-être perdu sa vitalité débridée de ses premiers films mais pour ma part, je préfère le temps de la maturité, d'une intimité complice. Un grand Almodovar avec des thèmes récurrents : un hymne à sa mère, son homosexualité assumée, la passion du cinéma. Ce film autobiographique testamentaire, émouvant et captivant, est encore à l'affiche. Ce serait dommage de s'en priver… 

mardi 28 mai 2019

Atelier Lectures, 4

Janelou et moi avons lu "Une ethnologie de soi, le Temps sans âge" de Marc Augé, paru en 2014. L'anthropologue écrit : "La question de l'âge est une expérience humaine essentielle, le lieu de rencontre entre soi et les autres, commune à toutes les cultures, un lieu complexe et contradictoire dans lequel chacun d'entre nous pourrait, s'il en avait la patience et le courage, prendre la mesure des demi-mensonges et des demi-vérités dont sa vie est encombrée". S'interroger sur son âge ressemble à un exercice "d'ethnologie de soi" comme le titre de l'ouvrage l'indique. En lisant cet ouvrage d'une richesse certaine, j'avais le crayon suspendu sur les pages et comme l'a suggéré Janelou, ce livre nous parle de nous, un miroir où l'on peut partager notre condition de vieillir le mieux possible. Au détour d'une page, je suis tombée sur cet extrait sur les livres : "Il faut savoir lire et relire ; la relation avec un livre est vivante. Un livre qui ne vieillit pas, c'est un livre dont le lecteur peut toujours attendre quelque chose, où il peut toujours découvrir quelque chose, un livre qui lui démontre ainsi qu'il est toujours vivant, que leurs sorts sont liés et qu'ils sont tous deux unis "à la vie, à la mort". Marc Augé évoque la vieillesse non comme un naufrage existentiel, mais au contraire comme une chance, voire un privilège : "Je vieillis, donc je vis". Cet essai revigorant se termine par la phrase salutaire de Marc Augé : "La vieillesse, ça n'existe pas". On veut bien le croire… Plusieurs lectrices ont lu l'ouvrage de Lydia Flem, "Comment j'ai vidé la maison de mes parents". L'auteur écrit :" Un jour, alors que l'enfance sera déjà loin, nous deviendrons orphelins. Une fois nos disparus enterrés, nous devons accomplir cette tâche impudique : vider la maison de nos parents. Pour chacun des objets et souvenirs de leurs vies, nous n'aurons que l'un de ces choix : garder, offrir, vendre ou jeter. Puis, dans le désordre de l'émotion, nous fermerons leur porte, qui est aussi un peu la nôtre".  Cet essai personnel provoque toujours un écho à tous ceux et à toutes celles qui ont vécu la perte de leurs parents. Lydia Flem en psychanalyste sans jargon, raconte avec empathie une expérience humaine partagée, le deuil assumé. Voilà pour les sept ouvrages que j'avais conseillés… 

lundi 27 mai 2019

Atelier Lectures, 3

La deuxième partie de l'atelier concernait une sélection de titres dans la collection Points. J'avais choisi des essais et des romans en m'appuyant sur mes propres lectures au fil des années. La collection Points est née au sein des éditions du Seuil, maison spécialisée dans les sciences humaines sans négliger les littératures de tous les pays. J'ai demandé à mes amies lectrices de m'envoyer un résumé très court de leur livre choisi. Je commence par Pascale qui a apprécié le récit autobiographique de Vanessa Schneider, "La mère de ma mère". L'écrivaine évoque l'histoire de sa grand-mère qu'elle n'a pas connue. Comme l'écrit Pascale, "Vanessa Schneider nous raconte le sort de ces femmes, obligées de mettre au monde des enfants mais qui n'en veulent pas. Cette femme extraordinaire venue d'Haïti fut un bourreau pour sa propre fille. Elle a toujours fait ce qu'elle voulait, malgré les ravages créés, le prix de sa liberté". L'écrivaine découvre à travers cette grand-mère haïtienne énigmatique, son identité métissée. Agnès a bien aimé le roman policier de Dror Mishani, "Une disparition inquiétante". Pourtant, elle avait envie de secouer le commissaire, personnage principale de l'histoire. Un jeune homme disparait : "Chez nous, si quelqu'un est assassiné, c'est en général le fait du voisin, de l'oncle ou du grand-père, pas besoin d'une enquête compliquée pour découvrir le coupable". Cet auteur israélien peu connu a pourtant un très grand talent et il n'utilise ni le sang versé, ni les crimes sordides pour retenir l'attention de ses lecteurs(trices). Odile a bien apprécié "La musique d'une vie" d'Andreï Makine. Guidé par une musique intérieure, Alexeï Berg se remémore ses souvenirs mais surtout, il nous révèle la force indomptable de l'esprit russe face à un destin marqué par l'Histoire et la brutalité du stalinisme. Ce beau roman ressemble à un conte russe plein de charme et de nostalgie. Danièle a bien aimé "Comment j'ai appris à lire" d'Agnès Desarthe. L'univers familial multilingue (Français, arabe, yiddish, russe) de l'écrivaine n'est pas étranger à ce qu'elle est devenue. Choyée par sa famille, elle se sent exclue à l'école alors qu'elle est une très bonne élève. Ce mélange d'atouts et de difficultés l'a influencée dans son métier de traductrice et d'écrivaine. Cet ouvrage démontre qu'aimer lire n'est pas automatique même si on nait dans un milieu intellectuel. Il faut cheminer parfois un certain temps pour découvrir le bonheur inouï de la lecture… La suite, demain.

jeudi 23 mai 2019

Atelier Lectures, 2

Mylène a présenté quatre coups de cœur ! Souvent, je recommande un à deux coups de cœur par lectrice car je dois organiser la séance en deux temps. Comme une de ses voisines n'en proposait pas, Mylène a cumulé des minutes pour son tableau d'honneur… Elle a commencé par "Les Amnésiques" de Géraldine Schwarz, un témoignage très fort sur son grand-père, originaire de la ville allemande de Mannheim qui avait acheté à bas prix en 1938, une entreprise à des Juifs déportés et morts dans les camps. Après la guerre, un héritier de cette famille spoliée réclame réparation. C'est le point de départ d'une enquête sur le travail de mémoire des Allemands, complices de ces exactions. L'auteur aborde aussi les failles de notre mémoire nationale sous Vichy. Un document indispensable à découvrir. Mylène a poursuivi avec "Dans l'ombre, la mère" de la sarde, Grazia Delleda, publié en 1920. L'histoire de Paulo, prêtre en Sardaigne, s'éprend d'Agnese, une paroissienne. Mais sa mère trop protectrice ne voit pas d'un bon œil cette relation amoureuse. Le célibat des prêtres ne date pas d'aujourd'hui… L'écrivaine avait obtenu le prix Nobel de littérature en 1926. Une découverte originale pour les lectrices de l'atelier. Mylène a aussi présenté "Le dernier amour de Baba Dounia" d'Alina Bronsky, publié chez Actes Sud. Après la catastrophe de Tchernobyl, Baba Dounia, veuve solitaire, entend bien y retourner et y vieillir en paix. Mais, son projet rencontre l'interrogation de la narratrice. Un roman post-cataclysmique à lire en ces temps de questionnement sur la survie de l'humanité… Mylène a terminé avec un roman, "Trois étages" d'un écrivain israélien, Eshkol Nevo. Les trois étages correspondent à trois nouvelles sur trois voisins et chaque récit révèle l'état alarmant de la société israélienne. Encore un écrivain que je n'avais jamais lu… Je vais vite réparer cet oubli en me procurant ce roman. Pascale a choisi un livre surprenant d'une écrivaine japonaise, "Nagori" de Ryoko Sekiguchi. Le Nagori représente la nostalgie de la séparation, en particulier le changement des saisons. Cet ouvrage singulier évoque un sentiment typiquement universel même s'il nous vient du Japon. Pascale a aussi parlé de l'écrivaine qu'elle a redécouvert, Doris Lessing, avec son roman "Le rêve le plus doux". Dany a aimé l'ouvrage de Fred Vargas, "L'humanité en péril", qui relate les problèmes majeurs d'ordre écologique que nous allons affronter dans les années à venir. Danièle a beaucoup aimé le roman empathique de Delphine de Vigan, "Les loyautés" et aussi un récit autobiographique de Philip Roth, "Un homme". La séance consacrée aux coups de cœur s'est révélée comme un feu d'artifice littéraire : beaucoup de découvertes et d'ouvrages à lire cet été, une saison parfois réservée à la lecture (et à la randonnée, évidemment pour les sportives !), la lecture-quiétude, la lecture-détente, la lecture tout simplement, un art d'être et de vivre.

mercredi 22 mai 2019

Atelier Lectures, 1

Ce mardi de mai, nous étions une bonne dizaine de lectrices chez Danièle qui nous a accueillies si gentiment. Nous avons démarré par les coups de cœur avec Janelou qui a choisi un recueil de poèmes, fait rare dans l'atelier. Il s'agit de l'oeuvre de Marceline Debordes-Valmore, poétesse assez peu connue aujourd'hui. Pourtant, à son époque, elle était reconnue par Baudelaire, Verlaine et considérée comme la poétesse la plus douée pour écrire l'amour, la solitude, l'attente. Janelou nous a lu un poème et nous avons conclu qu'il nous fallait la découvrir au plus vite. Odile a poursuivi la séquence coups de cœur avec un ouvrage d'histoire sur la Shoah : "Retour à Lemberg" de Philippe Sands. L'auteur est invité à donner une conférence en Ukraine dans la ville de Lviv, autrefois Lemberg. Avocat international, Philippe Sands découvre des coïncidences historiques qui vont lui faire révéler des secrets de famille. Son grand-père juif vivait dans cette ville qu'il fuit pour échapper à l'Holocauste. Toujours dans cette ville, deux juristes juifs jouèrent un rôle majeur dans l'élaboration du concept de "crime contre l'humanité". Et c'est aussi là qu'un haut dignitaire allemand met en place la "Solution finale". L'auteur propose ainsi une lecture originale et poignante de son histoire familiale, mêlée à la Grande Histoire. Il faut vraiment découvrir cette enquête sérieuse et passionnante, recommandée par Odile. Annette a présenté un roman plus léger que le précédent, "Une odeur de gingembre" d"Oswald Wynd, publié chez Folio. En 1903, Mary embarque pour la Chine pour épouser Richard, l'attaché militaire britannique. La jeune femme est fascinée par la Chine et une liaison avec un officier japonais, dont elle attend un enfant, la met au ban de la société. Elle part au Japon et découvre une culture qu'elle réussit à comprendre grâce à son courage et à son intelligence. Ce roman, écrit en 1977, a conservé tout son intérêt par ce portrait d'une femme libre. Sylvie a beaucoup aimé le roman de Franck Bouysse, "Né d'aucune femme" dont on a déjà parlé dans un atelier. Elle a aussi apprécié le témoignage d'Elizabeth Quin, "La nuit se lève". La journaliste d'Arte raconte avec une sincérité totale la maladie qu'elle subit. Le glaucome de son œil risque de lui faire perdre sa vue. Alors, elle se bat contre l'angoisse et contre la maladie, relate avec humour les visites médicales, même chez des marabouts. Elle s'exerce à fermer ses yeux pour préparer sa vie future. Elizabeth Quin avec sa verve habituelle nous confie avec courage son combat quotidien contre la maladie. Un témoignage émouvant et salutaire. La suite, demain.

lundi 20 mai 2019

Stockholm, 6

J'ai consacré le jeudi au centre le plus ancien de Stockholm, baptisé Gamla Stan. J'avais découvert ce quartier dès mon arrivée et comme il pleuvait ce jour-là, j'ai voulu revoir la place et les ruelles sous le soleil. On n'évoque pas le rôle de la météo lors des escapades mais c'est un facteur essentiel pour apprécier le décor. Le froid ne gêne pas, ni le vent, mais la pluie peut vite gâcher les plus beaux panoramas urbains et naturels. Cœur historique de la ville (13e siècle), le tracé des ruelles pavées n'a guère changé depuis le Moyen Age. Près de la Grand-Place Strotorget se trouve la Cathédrale Storkyrkan, où l'on célèbre les mariages royaux et les couronnements. Je l'ai visitée dans la matinée et j'ai remarqué la sobriété du lieu même si l'Art baroque se manifeste dans le décor religieux (chaire et bancs royaux). J'ai surtout remarqué une sculpture sur bois impressionnante, "Saint Georges terrassant le dragon", du XVe siècle qui symbolise la victoire des Suédois sur les Danois. L'autel magnifique en bois d'ébène, en argent et en ivoire date de 1640. Ensuite, j'ai succombé à la tradition du "shopping" en évitant les boutiques du "made in China", toujours envahissantes dans toutes les villes du monde (hélas)… J'ai préféré choisir des objets en bois, fabriqués en Suède dans des magasins spécialisés où l'on déniche des petits cadeaux pas trop onéreux. En fin de matinée, j'ai repris le tram pour visiter la galerie Thiel (Thielska Galleriet), située à l'extrémité est de Djurgarden.  L'Etat suédois a acheté cette résidence d'un banquier qui se passionnait pour l'art au début du XXe. Le musée possède quelques toiles magnifiques du peintre norvégien, Edward Munch. J'ai aussi découvert des tableaux magnifiques d'Eugen Jansson, proche d'un Sorolla. La résidence, pleine de charme scandinave, a conservé le mobilier et les bibliothèques de l'époque. Après cette visite, j'ai consacré mon après-midi au Musée Historique (entrée gratuite) qui retrace l'âge de la pierre, du bronze et du fer et la saga des Vikings. La période médiévale est aussi représentée. Peu fréquenté par les touristes, ce lieu pourtant important pour appréhender la culture suédoise me semble incontournable. Pour terminer mon séjour, j'ai renouvelé ma balade en bateau bus où j'ai admiré sous un soleil frisquet, les rives de la Baltique… Je croisais les ferries en partance pour Tallinn, et le Nord de la Suède. Quand je me suis approchée des quais, j'ai ressenti la nostalgie de quitter cet environnement qui réussit l'alliance rêvée : la nature et la culture mêlées comme à Venise. Stockholm, une escapade merveilleuse. Le vendredi, avant de rejoindre l'aéroport, j'ai eu le temps de me balader dans le centre et j'ai humé avec plaisir l'air marin et j'ai revu avec plaisir mes mouettes suédoises à tête noire. Je les ai saluées en leur murmurant : teck, merci. 

vendredi 17 mai 2019

Stockholm, 5

La journée de mercredi s'est révélée particulièrement réussie. Parfois, il faut du temps pour se rendre d'un lieu à un autre. Je n'évoque jamais l'organisation des transports dans une capitale. Pourtant, j'utilise les ressources locales, ne supportant pas les cars touristiques qui sillonnent la ville avec des arrêts dédiés. J'apprécie de me mêler comme on dit aux "autochtones" dans le réseau urbain des bus, du métro, du tram et des bateaux navettes. Les trajets avec les habitants apportent à notre présence en ville un "mimétisme" local… On s'imagine vivre à leur manière, et on perçoit, même si c'est une impression illusoire, un art d'être suédois. Prendre donc les transports publics permet cette plongée dans une certaine authenticité loin de l'image du touriste en troupeau qui ne met jamais les pieds dans un métro ou un bus… Quel dommage ! J'ai donc pris le tram pour visiter la résidence du Prince Eugène, fils du roi Oscar II, transformée en musée, nommé Waldemarsudde. Situé dans l'île de Djurgarden, cet endroit face à la Baltique mérite le détour. Surnommé le "prince peintre" (1865-1947), le Prins Eugens a vécu dans cette villa qui abrite aujourd'hui une collection de peinture scandinave dont les tableaux d'Anders Zorn, de Carl Larsson et d'autres artistes suédois. On visite l'appartement du Prince, conservé en l'état. Le jardin en terrasses avec sa vue sur la mer offre un cadre idyllique. Une exposition temporaire concernait un peintre contemporain, Björn Wessman, fasciné par la nature et la végétation. Ces toiles colorées, imprégnées de sensualité, d'une dimension impressionnante m'ont vraiment subjuguée. Une grande découverte en cette fin d'après-midi, nimbée d'une lumière douce et discrète. J'ai repris le tram pour le dernier musée de la journée : le Vasa (Vasamuseet). Ce navire reconstitué est resté dans la boue du port de 1628 à 1956… Alors que le navire quittait le port, il coula au bout de quelques minutes, et emporta avec lui quelques dizaines de marins. Quand on entre dans le musée, une semi-obscurité magnifie la silhouette impressionnante du bateau haut d'une cinquantaine de mètres et long de soixante dix mètres. Ce musée ethnographique et pédagogique expose divers objets maritimes de l'époque et offre des espaces reconstituées sur la vie très dure des marins. Les étages permettent de voir le navire sous divers angles avec ses sept cents sculptures en bois. J'étais impressionnée par ce Vasa, sorti des eaux et qui a demandé des décennies pour l'intégrer dans ce musée au bord de la Baltique. Il attire la foule et comme je l'ai visité en fin d'après-midi, j'ai profité du Vasa sans problème. J'ai commencé la journée dans une bibliothèque et je l'ai terminée devant un navire royal du XVIIe… J'ai trouvé un lien entre les deux sites : la présence du bois, un élément incontournable dans ce pays forestier… 

jeudi 16 mai 2019

Stockholm, 4

Mercredi matin, j'ai visité ma deuxième bibliothèque du séjour, la bibliothèque publique (Stockholm Stadsbiblioteck). Quand j'ai repéré le bâtiment d'un ocre orangé, je me trouvais devant une construction des années 20. Cette stupéfiante bibliothèque m'a enchantée par sa dimension, l'organisation des espaces, sa décoration "Art nouveau". J'ai monté les marches et je me suis retrouvée dans une rotonde à trois étages. Les livres se nichaient sur les étagères couvrant les murs ronds et cet effet de sphère terrestre donnait une impression grandiose du savoir, de la connaissance et de la pensée. J'ai arpenté les galeries et je me suis arrêtée devant les rayonnages avec curiosité. J'ai remarqué la place importante de notre langue française dans l'établissement (vive la francophonie !) et j'ai même ouvert un ouvrage de poésie, "Ouvrir", signé Guillevic. Les meubles, les objets, les lampadaires, les fauteuils, tout est resté dans son écrin des années 20 à part la présence inévitable des ordinateurs. On peut consulter plus de deux millions de volumes sans oublier les supports audiovisuels. L'entrée est libre, chacun peut s'asseoir sur des banquettes en cuir et consulter les documents. Un lieu magique pour moi et je n'arrivais pas à le quitter. J'ai même visité le secteur jeunesse pour constater le mobilier à leur taille, les coins ludiques et un joyeux bazar partout. Les petits lecteurs semblaient très sages… Je suis repartie en pensant à la chance de tant de Stockholmois qui disposent d'un "paradis terrestre", la Stadsbiblioteck, une des plus belles bibliothèques européennes. Après cette visite "livresque", je me suis éloignée de Stockholm d'une dizaine de kilomètres pour atteindre le Millesgarden museum, souvent recommandé dans les guides. Résidence d'été du sculpteur Carl Milles et de sa femme Olga, le musée présente ses œuvres dans les terrasses qu'il a lui-même conçues face à la Baltique. Se promener dans le parc ressemble à une chasse aux trésors pour découvrir la cinquantaine de sculptures aériennes, d'inspiration antique. Ces statues élancées vers le ciel ressemblent à des signes symboliques imprégnés de spiritualisme laïque. On peut visiter sa maison en traversant le salon, la cuisine, l'atelier où Carl Milles travaillait. J'ai remarqué sa collection de statuettes grecques ainsi que des vases. Une sérénité silencieuse régnait dans ce lieu unique au monde et méconnu car très peu de touristes étrangers se mêlaient aux visiteurs suédois. Un grand moment, une parenthèse hors du temps, une émotion esthétique, dans mon escapade à Stockholm. Une exposition temporaire très intéressante montrait quelques artistes expressionnistes du début du XXe. Pour terminer la journée, j'ai repris le tramway pour me rendre dans l'île de Djurgarden où deux musées m'attendaient : le Prins Eugens Waldermarsudde et le Vasa, encore des moments forts dans mon escapade en Suède… La suite, demain.

mercredi 15 mai 2019

Stockholm, 3

Le Musée National des Beaux Arts a enfin réouvert ses portes en octobre 2018 après quelques années de rénovation. Le vaste édifice de style Renaissance italienne abrite depuis 1866 des collections de peinture depuis le début du XVe jusqu'au XXe. Les écoles européennes sont bien représentées et j'ai vu avec plaisir des Cranach (quel peintre génial !), Arcimboldo et ses distorsions picturales, Bellini, mon peintre vénitien préféré, Rembrandt, le Hollandais, Le Pérugin. La peinture suédoise et scandinave, moins connue, s'est révélée passionnante à mes yeux. Le département des Arts décoratifs prend une place importante car le design fait partie de l'identité du pays. Les objets courants comme les téléphones des années 60, le mobilier en bois clair très avant-gardiste, les fauteuils originaux, sont exposés de façon ludique et pédagogique. L'entrée est gratuite depuis 2016 (politique culturelle généreuse) et je n'ai subi ni file d'attente interminable, ni fréquentation de masse en ce mardi vers midi. Après une pause restaurant, je me suis dirigée vers l'île aux bateaux, Skeppsholmen, un lieu magnifique pour visiter le Musée d'art moderne, le Moderna Musett. Avant de pénétrer dans l'édifice, je me suis baladée dans le jardin du Musée de l'architecture où des sculptures monumentales de Nikki de Saint-Phalle accueillent le public. Les machines de Tinguelly cliquètent devant un module de Calder. Un espace surprenant et original, nommé Paradiset. A l'intérieur du Moderna Musett, j'ai vu un Giacometti, quelques Picasso, Bonnard, Klein et bien d'autres tableaux contemporains. Certaines œuvres en place me plongeaient dans la plus grande doute car l'art conceptuel reste une énigme pour moi même si je fais des efforts pour le comprendre. Quelques artistes cités dans le guide ne figuraient pas dans les salles car les responsables du musée proposent des expositions temporaires. Un peu déçue par cette déconvenue, je me suis installée dans le café du musée qui dispose d'une baie vitrée sur la Baltique et les bateaux qui passaient devant moi constituaient de véritables "marines"... J'ai dégusté une spécialité incontournable : le Kanalbull, une brioche à la cannelle succulente, et ce moment de pause s'appelle Fika, un art de vivre en Suède. Ensuite, j'ai pris le métro pour retourner à l'hôtel et surprise dans la station Kungstradgarden, j'ai remarqué la place de l'art dans les plafonds peints sous forme de caverne, des copies de statues antiques, des carrelages colorées, etc. J'apprécie cette volonté manifeste d'aménager les lieux communs, les objets usuels avec le goût du beau. Cette philosophie de la vie me rappelle celle des Grecs anciens et leur "kalosagathos", le beau et le bon… Les héritiers des Vikings ont lu Homère et Platon… Le Sud et le Nord, reconciliés, une Europe culturelle à préserver. 

mardi 14 mai 2019

Stockholm, 2

Le lendemain matin, j'ai consacré ma première visite à la Bibliothèque royale, la "Kungliga Biblioteket", située dans l'agréable parc de Humlegarden. Le bâtiment date de la fin du XIXe comme en témoigne la salle de lecture avec ses colonnes de fer et ses larges fenêtres. La sobriété toute scandinave règne dans cet espace fonctionnel. J'ai traversé la bibliothèque sans problème, en prenant des photos sans qu'aucun gardien ne vienne m'interdire ce geste. Les Suédois font confiance dans la bonne éducation des citoyens et j'ai ressenti un grand sentiment de liberté en déambulant dans les diverses salles de la bibliothèque. Dotée de plus de 20 millions d'ouvrages, cette institution rénovée en 1990 possède un livre unique au monde : le Codex Gigas, un manuscrit médiéval écrit par un moine bénédictin de Bohême. Cette Bible dit du "Diable" mesure 97 cm de haut sur 50 cm de large, contient des enluminures et même l'image du Diable, que le scribe Hermann le Reclus implora pour finir cet ouvrage composé en latin, en grec et en hébreu. Comme la Suède est très avancée dans les nouvelles technologies, j'avais une borne informatique qui m'a permis de feuilleter l'ouvrage. Un moment de bonheur pour une bibliothécaire qui, même à la retraite, conserve un goût profond pour les ouvrages exceptionnels. Ma matinée s'est poursuivie dans une belle librairie du quartier où j'aime flâner dans les rayons pour regarder les livres d'aujourd'hui et même dans la langue suédoise, je reconnais quelques auteurs internationalement connus. J'ai aperçu un livre de littérature jeunesse sur Simone de Beauvoir ! Le féminisme se pratique tôt en Suède… Je suis ressortie avec un beau carnet et quelques marque-pages. J'ai profité d'une belle éclaircie pour faire un tour en bateau bus pendant une bonne heure où j'ai admiré le panorama de la ville dans toute sa beauté. Quand je suis rentrée dans le bateau, un coin café convivial permettait aux passagers de se réchauffer et je n'ai pas hésité à utiliser ce cadeau inhabituel… Se balader ainsi sur la ligne 80 et voir défiler les clochers, les musées, les beaux hôtels, les immeubles anciens démontre la place essentielle de la mer Baltique à Stockholm, posée sur quatorze îlots et ces dizaines de ponts. J'ai pensé à Venise et à sa lagune. On a d'ailleurs baptisé Stockholm, la Venise du Nord. Après cette sortie en mer, j'ai repris mes visites muséales pendant l'après-midi : le Musée National et le Musée Moderne… (La suite, demain)

lundi 13 mai 2019

Stockholm, 1

Copenhague m'avait vraiment enchantée en mai 2018 et j'ai senti que la culture scandinave me plairait encore à Stockholm, ce petit bout essentiel de la Suède. Je suis donc partie la semaine dernière avec ma famille en prenant l'avion à Genève. Il faut deux heures trente de vol pour parcourir 2 000 kilomètres de distance entre Chambéry et la capitale suédoise. Dès que j'ai survolé les côtes suédoises, j'ai aperçu les nombreux ilots qui formaient un paysage abstrait d'une couleur "Baltique", c'est à dire d'un bleu gris mélancolique.  L'aéroport d'Arlanda se situe à 45 kilomètres de la capitale et j'ai remarqué d'emblée la place de la forêt, des sapins au bord des routes dans le paysage jusqu'aux portes de la capitale. J'avais choisi un très bon hôtel, près des quais Skeppsholmen, dans un quartier résidentiel et tranquille. La dizaine de chambres faisaient partie d'un appartement vaste dans son style dit gustavien : parquet, couleurs douces, mobilier en bois, rideaux en coton, une ambiance chic et feutrée, un confort appréciable. La présence d'un poêle scandinave apportait une touche chaleureuse. J'ai vite déposé la valise pour profiter de la ville en fin d'après-midi. Il faisait froid et le vent glacial nous titillait les oreilles. Mais, j'avais prévu ce temps frisquet et le bonnet m'a sauvée du rhume… Comme l'hôtel Parlän se situait au centre dans le quartier Ostermalm, j'ai parcouru les quais en découvrant la beauté de Stockholm : beaux immeubles cossus, de couleurs ocre, jaune, vert, des voiliers, des bateaux restaurants, des bateaux bus. Des mouettes à tête noire virevoltaient à une vitesse incroyable. Les Stockholmois se baladent en vélo, et les pistes cyclables forment un réseau très dense. Peu de voitures, aucun camion, un calme surprenant règne dans le centre ville. Déjà, on ressent la "coolitude" légendaire des pays scandinaves, la vie en plein air, l'écologie intelligente et non punitive… Un rêve enfin réalisé ! Ce qui frappe en se promenant dès la fin de la journée, c'est la lumière qui illumine les quais, les bâtiments, les arbres, les parcs. J'ai visité le quartier de Gamla Stan, le cœur historique de la ville avec ses rues étroites, la grande place Stortorget où l'on trouve des façades pittoresques très colorées. Le musée Nobel est situé sur cette belle place et j'imaginais Albert Camus montant les marches pour recevoir son prix en 1957... J'ai terminé ma balade dans un restaurant local où j'ai savouré les célèbres boulettes de viande aux airelles, un délice ! Dès les premières heures passées à Gamla Stan et sur les bords des quais, je me suis sentie vraiment trés bien dans ce lieu conjuguant des éléments que j'aime particulièrement : une culture maritime, écologique, historique, culturelle et des Suédois d'une gentillesse délicate pour des visiteurs venus de France…  

dimanche 5 mai 2019

"La solitude Caravage"

Yannick Haenel raconte son Caravage : "Vers 15 ans, j'ai rencontré l'objet de mon désir. C'était dans un livre consacré à la peinture italienne : une femme, vêtue d'un corsage blanc se dressait sur un fond noir". Il découvre le nom du peintre : le Caravage (1571-1610). Cette captation fulgurante, dévorante lui fait comprendre le rôle de l'art : "Trouver dans sa vie comment saluer la beauté n'est-ce pas de cela que qu'il s'agit dans toute initiation ? Je faisais mes débuts, j'attendais la magie." La première héroïne du narrateur s'appelle Judith. Yannick Haenel renouvelle avec talent le genre biographique. Il mêle des éléments intenses de la vie du Caravage à l'analyse pointue, savante des tableaux qui, pour l'écrivain, révèlent cette personnalité tourmentée. A Rome, Yannick Haenel visite le Palais Barberini où se trouve la toile de ses quinze ans. Il constate avec stupéfaction quinze après que son héroïne n'est pas seule. Elle est accompagnée d'une servante et tient une épée avec laquelle elle a tranché la tête d'Holopherne, le général assyrien, afin de libérer sa ville assiégé. Cette toile inspire cette réflexion : "Le monde peint a partie lié au royaume et qu'en un sens, il est lui-même le royaume". Yannick Haenel, pensionnaire en 2008, de la Villa Médicis, visite la célèbre église Saint-Louis-des-Français où l'on peut admirer deux immenses tableaux du Caravage : "Les corps du Caravage possèdent un éclat sauvage qui les jette dans une existence plus tendue, plus crue, plus belle, aussi que toutes celles que nous partageons". Il explique que sa fascination pour le peindre lui procure une expérience poétique, semblable à un sentiment mystique : "Voilà mon coup de foudre pour le Caravage me confirmait à quel point la vraie vie consistait à s'ouvrir à une parole qui vous nourrit, à lui offrir votre corps, à vous laisser traverser par cette expérience, et à écrire". Dans la petite soixantaine de tableaux éparpillés dans le monde, le biographe résume les sujets ainsi : "Des sacrifices, des extases, des heures saintes et des mises à mort, toute l'histoire de la solitude, toute l'histoire de la vérité, et leurs torsions dans le noir". Les éléments biographiques ne sont traités qu'en pointillé et l'écrivain est frappé par l'extrême solitude du peintre : "S'il y a quelqu'un sur cette terre qui a connu la dernière des solitudes, c'est bien le Caravage". Quand j'ai rencontré le Caravage à Rome, à Naples, à Vienne, ce génie de la peinture procure une expérience inhabituelle, exceptionnelle. Chaque fois, le choc esthétique, le choc émotif. Il est mort jeune à 39 ans, il vivait dans l'art, il ne pensait qu'à la peinture même s'il s'agitait dans une discorde permanente jusqu'à la mort. Cet ouvrage magnifique m'a subjuguée et la rencontre Yannick Haenel et le Caravage ne peut que séduire les amoureux(ses) de l'Italie, de la peinture et de l'art. 

vendredi 3 mai 2019

"Ruptures"

Claire Marin, professeure de philosophie, vient de publier, "Ruptures", aux Editions de l'Observatoire. Ses recherches portent sur les épreuves de la vie, les titres de ses ouvrages le montrent bien : "Violence de la maladie, violence de la vie", "La maladie, catastrophe intime", "Hors de moi". Dans un article du journal Le Monde, l'auteur explique sa réflexion philosophique qui va à l'encontre du "rebondir", de la résilience et du "il faut prendre les choses du bon côté". Claire Marin bouscule les idées préconçues : une rupture est un cataclysme intérieur, une blessure béante. Elle observe la société où tout se délite vite : les liens amoureux, familiaux, les engagements politiques, professionnels. Il existe peu de domaines stables, durables et solides. Aujourd'hui, tout s'accélère. Une constatation déjà établie par des sociologues de renom comme l'allemand Harmut Rosa. Volent certains mots dans l''air ambiant, relayés par les médias : flexibilité, adaptation, innovation, nomadisme… Claire Marin analyse dans cet ouvrage passionnant les ruptures multiples : amours, amitiés, famille, pays, travail, etc. Elle précise : "Il n'y a pas de vies sans brisures". Elle analyse dans les divers chapitres de l'essai les modalités de la rupture en commençant par la personnalité psychique, la fidélité à soi même : "Il arrive malheureusement que l'on rompe pour suivre sa folie intime, sa ligne de sorcière. Il y a, dans toute rupture, l'espoir de se trouver et le risque de se perdre". Pour illustrer la rupture amoureuse, elle évoque la littérature, source vive de tous les aventures humaines en s'appuyant sur les œuvres de Michel Butor, Marguerite Duras, Pontalis, Roland Barthes : "On peut mourir psychiquement d'un chagrin d'amour, se vider de soi, disparaître. Pourquoi une séparation amoureuse est-elle si insupportable ? Parce que dans cette révolution intime, je ne sais plus qui je suis, je ne sais plus si je suis". En vivant cette expérience, on apprend aussi à être seul. Elle convoque aussi Charles Juliet dans un chapitre sur le devenir soi, Henri Michaux sur la dispersion de soi. La famille semble concentrer aussi un milieu favorable aux ruptures multiples. La disparition des êtres chers fait l'objet d'un chapitre important sur cette expérience universelle. Je note cette phrase essentielle : "La maladie comme le deuil ou d'autres formes de traumatisme psychique impriment en nous une profonde inquiétude, l'impossibilité d'un rapport serein et confiant à la vie, une tension et une fébrilité toutes particulières". Pour Claire Marin, nous faisons sans cesse l'expérience de la perte, de la naissance à notre mort et c'est la définition de la condition humaine… Elle nous invite à "affronter l'incertitude de la vie" et à cultiver "le courage d'être".  Un ouvrage vraiment passionnant à lire sans aucune difficulté. 

jeudi 2 mai 2019

"Je remballe ma bibliothèque"

J'ai toujours lu Alberto Manguel avec un plaisir évident et ce grand érudit de la lecture, des livres et de la littéraire m'enchante depuis longtemps. Cet immense lecteur sait tout sur ce domaine, une planète universelle qu'il arpente avec une curiosité dévorante. Ecrivain, traducteur, éditeur, il aime se définir comme "un lecteur", un modeste lecteur… Né à Buenos Aires, il a vécu en Israël, en Europe, dans le Pacifique et au Canada. Ce voyageur passionné bouge et quand on change de lieu, il faut emballer, déballer les livres que l'on emporte avec soi. Il faut savoir qu'Alberto Manguel s'était installé en France dans un vieux presbytère et il possédait plus de trente-cinq mille volumes tellement il aime ses compagnons de papier. Dès les premières pages, il raconte sa bibliothèque actuelle et ses petites bibliothèques dans son enfance, son adolescence et rend un hommage appuyé à tous ces lieux magiques : "J'aime les bruits étouffés, le silence pensif, la lueur douce des lampes (surtout si elles sont d'opaline verte), les tables polies par les coudes de générations de lecteurs, l'odeur de poussière, de papier et de cuir". Sa propre mémoire dépend de tous les bibliothèques qu'il a constituées : "Chacune d'elles est une sorte de millefeuille autobiographique". A la fin de chaque chapitre, l'écrivain propose une digression sur un évènement littéraire. Il relate avec une érudition époustouflante le phénomène du déballage : moments excitants où il évoque ses goûts littéraires. Déballer, remballer, il ressent ces gestes ainsi : "Si déballer une bibliothèque est une action débridée de renaissance, en remballer une est une mise en tombeau ordonnée".  Alberto Manguel a donc vécu l'expérience douloureuse de remettre en caisses sa bibliothèque adorée, un véritable déchirement pour lui qui avait mis des années à la constituer. Il vit l'absence de ses livres comme une perte d'identité. Il déménage à New York et apprend ensuite qu'il a été choisi pour diriger la Bibliothèque Nationale de Buenos Aires, succédant ainsi à son mentor, Jorge Luis Borges. Un honneur sans précédent pour Alberto Manguel, le chaman de la lecture. Pour conclure son essai, il définit l'acte de lire : "La découverte de l'art de lire est intime, obscure, secrète, presque impossible à expliquer, proche de la naissance d'un élan amoureux". Une belle définition à méditer… Ce livre est un bijou littéraire !

mercredi 1 mai 2019

"L'amie de la famille"

Le Premier novembre 1968, Annie est emportée par une vague monstrueuse alors qu'elle se promenait sur les rochers qui surplombent la Chambre d'amour à Anglet. Elle n'était seule dans cette promenade imprudente : ses deux frères et son fiancé l'accompagnaient. Les deux frères ont évité le pire. Son fiancé a aussi été saisi par la vague mais il a pu s'accrocher à un rocher alors qu'Annie, épuisée par son combat contre l'océan déchainé, est morte d'épuisement dans son transfert à l'hôpital. L'auteur écrit : "Elle avait vingt ans, moi quinze. Il aura fallu un demi-siècle pour que je parvienne à évoquer ce jour, et interroger le prodigieux silence qui a dès lors enseveli notre famille. Je suis parti à la recherche d'Annie. Je l'ai vue revenir intacte dans sa fougue, ses doutes, ses enthousiasmes, ses joies et ses colères : une jeune femme d'aujourd'hui".  Jean-Marie Laclavetine décide, cinquante ans après l'accident, de soulever la chape de silence qui a emmuré ses proches. Quand les parents recevaient des amis et qu'ils posaient la question  : "qui est cette jeune fille sur la photo ?", ils répondaient à l'unisson : une amie de la famille… Le moment est venu pour l'auteur de rendre un hommage vibrant à cette sœur en retraçant sa jeune existence. Il mène une enquête précise, cherche des témoignages, remonte le temps, le fouille avec patience et acharnement. Il veut enfin savoir qui était cette jeune femme amoureuse, cette jeune femme amicale, cette jeune femme fraternelle. Il part sur les traces de sa meilleure amie qui lui brosse un portrait attachant d'Annie à travers des lettres. Il retrouve son fiancé après des démarches administratives sans suite. Il s'est remarié alors que la famille n'avait jamais repris contact avec lui. Il découvre alors une sœur beaucoup plus complexe que son image au sein de la famille. Elle était dépressive, anorexique. Passionnée et exigeante, ses relations avec ses parents ne semblaient pas sereines. Elle avait enfin passé le cap dangereux de l'adolescence en devenant plus "raisonnable" et à vingt ans, la vague tueuse n'a pas eu pitié d'elle. L'écrivain s'interroge en profondeur sur l'irruption du malheur dans une vie : "L'événement a transformé mon existence. La mort m'a fait ce que je suis. Je suis né à quinze ans". Ce très beau récit autobiographique ressemble à une re-naissance et ce retour sur un passé douloureux lui permet de donner vie à sa sœur disparue. Jean-Marie Laclavetine écrit une élégie sur sa famille blessée et grâce à l'écriture, cet hommage sur la vérité d'un drame terrible, traumatisant, atténue peut-être son immense chagrin. Il écrit: "La littérature a peut-être du moins ce pouvoir réunir ce qui se disperse, d'assembler ce qui s'éparpille au vent des destinées singulières, de coudre ensemble les lambeaux épars que la mémoire accroche dans les recoins de notre conscience". Une définition de la littérature qui me convient parfaitement…