mercredi 27 janvier 2021

"Un promeneur solitaire dans la foule"

 Antonio Munoz Molina a reçu le Prix Médicis du Roman Etranger en novembre dernier pour "Un promeneur solitaire dans la foule", publié au Seuil. Cet écrivain espagnol, né en 1956, vient d'écrire un livre hybride, journal de son moi et journal du monde. Ce grand arpenteur raconte ses déambulations dans Madrid, New York et Paris. L'art littéraire qu'il choisit pour décrire ces villes fabuleuses puise son énergie dans la flânerie, dans la marche rêveuse : "La marche est une ivresse graduelle sans ivresse ni gueule de bois ; un voyage psychédélique plein d'oxygène et de sérotonine ; les sens s'aiguisent au lieu de s'engourdir". Cet ouvrage polyphonique correspondant à la vie parfois chaotique de ces cités tentaculaires ne se lit pas comme un roman. Il vaut mieux pratiquer la même déambulation de chapitre en chapitre, laisser reposer les 500 pages et reprendre la balade au fil du récit. D'autant plus que l'auteur propose au lecteur(trice) des collages de phrases, issues de la publicité, des mots saisis dans les conversations, dans les gros titres de journaux, des médias. Ce projet ressemble à la démarche de Georges Perec quand il composait son "Espèces d'espaces" ou "Tentative d'épuisement d'un lieu parisien". Dans ce magma d'informations contemporaines, des silhouettes apparaissent avec lesquelles l'auteur dialogue dans une intimité attachante. Ces fantômes égarés qui survivent dans la folie urbaine s'appellent Walter Benjamin, Charles Baudelaire, Edgar Allan Poe, Thomas de Quincey, James Joyce, Duke Ellington, Melville, Dickens, etc. Ces frères égarés comme le narrateur restent fidèles aux lieux qu'ils ont aimés. Lui-même se décrit comme un personnage avec son vieux cartable qui contient ses crayons, son calepin, ses ciseaux, sa colle sans oublier les outils incontournables, son téléphone et son ordinateur. Il exerce son sens de l'observation pour capter les changements irréversibles d'un monde devenu un peu fou, transformé par une modernité agressive. Quand il décrit par exemple, son passage dans un Starbucks qui remplace les bars cafés d'autrefois, il dénonce la conformité des décors, l'indifférence des employés tous déguisés, le manque de charme de ces lieux mondialisés et aseptisés. Ce livre-monde donne le tournis et réserve des rencontres, des réflexions, des notes de voyage, des paysages urbains. Antonio Munoz Molina écrit : "Je veux me sentir dans le temps comme dans un vaste paysage que je ne suis pas du tout pressé de traverser bien que je prenne plaisir à marcher vite". Ce vagabond littéraire des villes a entendu un client de bar dire : "Le grand poème de ce siècle ne pourra être écrit qu'avec des matériaux de rebut". Un critique a déclaré que l'écrivain espagnol a créé une nouvelle discipline : la "déambulologie", soit "l'observation des itinéraires suivis par des écrivains, des artistes, des scientifiques, des visionnaires, des indigents et des fous". Ce texte patchwork ressemble à un cabinet de curiosités, fascinant et poétiquement incorrect. Le monde change vite, trop vite. Heureusement, les écrivains veillent comme des vigies lucides et clairvoyantes. avec leur regard acéré,  vivifiant et percutant. J'aurais presque aimé qu'il compose ce livre l'année dernière pour décrypter le monde au temps du virus... Il donnera ce titre à son nouvel opus : "Un promeneur masqué loin de la foule", Covid oblige !