jeudi 27 février 2020

Rubrique Cinéma

Le réalisateur espagnol, Alejandro Amenabar, s'est penché sur un épisode douloureux de l'horrible guerre civile en Espagne en 1936 dans son film, "La Lettre à Franco". Dans les premiers mois de la guerre, le général Franco s'impose comme chef de guerre contre les Républicains. Pour évoquer l'irrésistible ascension du Caudillo, le cinéaste a choisi un lieu magnifique, Salamanque, l'université si importante dans la vie culturelle du pays. A la tête de cette belle université, le grand écrivain et philosophe, Miguel de Unamuno, adoube les franquistes qui, selon lui, vont protéger "l'héritage chrétien occidental". Pourtant, le philosophe est un républicain convaincu. Il redoute davantage l'avancée des communistes et ne perçoit pas la peste brune des partisans nationalistes. Il se rend quotidiennement dans un café pour retrouver ses amis. L'un dirige l'église protestante de la ville, l'autre est professeur à l'université. Ils se posent mille questions sur l'arrivée des franquistes mais, le philosophe reste persuadé que tout va s'arranger. En même temps, Franco, homme falot, insignifiant mais aussi hypocrite et trompeur, tisse sa toile d'araignée dans le pays. Il fonde son pouvoir sur la religion chrétienne. Un alter ego, le général bouffon Millan-Astray, cultive l'arrogance, la cruauté et l'idiotie. Ce militaire a inventé le terrible slogan, "Viva la muerte" et stimule les troupes franquistes. Le philosophe assiste à l'arrestation arbitraire du pasteur qu'il ne reverra plus. Et le jeune professeur disparaît aussi sans explication. Le doute commence à ébranler Miguel de Unamuno. Il est destitué de son poste pour un moment et Franco le rétablit plus tard. Alors qu'il doit faire un discours dans l'amphithéâtre de l'université, devant les chefs et les militaires franquistes, il rompt son silence en déclarant : "Vous vaincrez, mais vous ne convaincrez pas". Il est conspué, insulté, menacé et la femme de Franco le reconduit chez lui. Il meurt deux mois après d'une crise cardiaque. Le réalisateur se saisit de ce moment exceptionnel pour dénoncer la barbarie totalitaire, le fascisme, la terreur. Ce film n'évoque pas seulement l'Espagne mais tous les pays en proie à la tentation brune. L'aveuglement d'un intellectuel comme Unamuno s'arrête quand il prend conscience des arrestations de ses propres amis. Franco a malheureusement gagné la guerre et ce dictateur a régné pendant quarante ans… Ce film sobre et classique se regarde avec beaucoup d'intérêt surtout pour moi, petite fille d'un grand-père espagnol que je n'ai pas connu, un républicain ayant accueilli les réfugiés à Bayonne. Je me souviens d'un ouvrage de Unamuno que l'on ne lit plus aujourd'hui surtout en France et qui porte le titre lucide suivant : "Le sentiment tragique de la vie"... L'Espagne avec cette Guerre civile a vécu une des plus grandes tragédies de l'Europe. Un film à découvrir et un philosophe à lire. 

mardi 25 février 2020

Inquiétude virale

Tout le monde parle du "coronavirus", un mot difficile à prononcer et à comprendre. Je croise un voisin : il évoque le virus. Dans les familles, dans les réunions, dans les groupes, le virus vire au cauchemar. L'inquiétude se lit sur les visages et depuis que notre chère Italie est touchée, rien ne va plus. J'ai lu un grand article sur les épidémies et j'ai découvert l'effroyable peste de l'Antiquité au Moyen Age et surtout au XIVe siècle où la moitié de la population européenne a péri. La grippe espagnole a tué plus de cinquante millions de personnes en 1918. Devant cette pandémie mondiale, comment réagir ? Il faut choisir son état d'âme. Le pessimiste va commencer à paniquer, ne part plus en voyage de peur de rencontrer des touristes chinois très nombreux. Il a peur de ce virus comme de la peste en se disant que cet épée de Damoclès va lui tomber dessus, inévitablement. Il imagine des bactéries dangereuses, volantes et invisibles qui flottent dans l'air. Ces nuages toxiques "tchernobiliens" planent sur nos vies. J'ai entendu un médecin plutôt rassurant qui proclamait avec un sourire sardonique : "attraper ce drôle de virus est une loterie, certains s'en sortent très bien, d'autres périssent". Evidemment, le pessimiste va tout de suite penser qu'il y passera. Donc, il va se confiner chez lui, ne sort plus, ne va plus au stade, au cinéma, à la piscine, au supermarché. On peut aisément allonger la liste où tous les humains se regroupent. Une mort sociale annoncée et il a intérêt à faire des provisions de survie. Que dit l'optimiste ? Ce n'est rien, ce virus. La grippe tue des milliers de personne dans chaque pays et c'est ridicule de s'affoler. Les médias exagèrent, font preuve d'inconscience, veulent vendre leurs infos, nous intoxiquent avec ces alarmantes nouvelles, diffusent de la propagande, de la paranoïa pure et dure. Bref, l'optimiste n'y croit pas. Il ne renonce à rien et nie toute intrusion catastrophique dans son quotidien si bien huilé. Il part en Thaïlande, au Vietnam sans aucun problème. Il semblerait que cette saleté bactériologique proviendrait d'un pangolin, d'une chauve-souris ou d'un serpent, je déplore ce racisme animalier. Le monde du commerce s'alerte de l'arrêt des activités entre la Chine et le monde entier. Notre grande surface chinoise ferme un peu ses portes et on ne trouvera plus des baskets à dix euros… Le pessimiste prévoit une grave crise économique. Moins de touristes, moins d'activités industrielles, moins de sorties, de déplacements. Les arbres et la nature vont mieux respirer et les humains aussi. Et si ce virus avait aussi des conséquences positives ? Un peu moins de délocalisations, un peu de moins de consommation à outrance, un peu moins de smartphones, un peu moins d'objets inutiles, un peu moins d'avions dans le ciel : une respiration… On verra bien si le monde s'écroule dans les mois prochains, un effondrement prévisible. Maintenant, on se croirait dans une série américaine où 3% de la population mondiale survit à une contagion… En attendant, gardons la tête froide, conservons notre calme, choisissons l'optimisme. Le gouvernement nous protège. Il paraît que nos hôpitaux sont efficaces et compétents. En tout cas, si nous sommes obligés de rester chez soi, confinés, la lecture va faire un bond en avant et relisons avec un intérêt renouvelé le célèbre et prophétique roman de Camus, "la Peste"... 

lundi 24 février 2020

"Otages"

Nina Bouraoui vient d'écrire "Otages", son nouveau roman adapté d'une pièce de théâtre et publié chez JCLattès. Elle explique son envie de prolonger ce drame en roman ainsi : "Le destin de mon héroïne ne cessant de se raccorder au chaos du monde, j'ai écrit une nouvelle version, inspirée puis échappée du théâtre en hommage aux otages économiques et amoureux que nous sommes". Son personnage s'appelle Sylvie Meyer, cinquante trois ans, divorcée et mère de deux enfants. Elle travaille dans une entreprise de caoutchouc, la Cagex où elle dirige la section des ajustements. Le monologue de Sylvie Meyer se déroule en deux temps, l'avant de son geste et l'après. Elle raconte sa rupture avec son mari : "Il y a un an quand mon mari m'a quittée, je n'ai rien dit, je n'ai pas pleuré, rien n'est entré, rien n'est sorti, comme pour la violence, le calme plat". Sylvie Meyer ne réagit pas car elle avoue qu'un "mur" s'était dressé entre eux après vingt cinq ans de mariage. Dans son travail, Sylvie joue le rôle de "caisse de résonance" pour son patron angoissé. Il lui demande d'établir une liste d'employés, "un vivier", pour dégraisser l'entreprise. Sylvie obéit sans réagir et dresse cette liste sans état d'âme. Mais, un soir, elle se dirige vers l'entreprise pour parler à son patron. En fait, elle le prend en otage et lui reproche tout ce qu'elle est devenue malgré elle sous l'influence de ce directeur autoritaire et geignard : "J'ai voulu lui montrer que l'on ne pouvait pas toujours écraser les plus démunis, (…), qu'un patron ne peut pas tout se permettre, non, ce n'est pas vrai, le pouvoir n'est pas au-dessus des lois". Après ce geste fou de le "tenir en joue avec un petit couteau", elle se libère de son agressivité devant tant d'injustice. Le matin, elle est arrêtée par la police. Dans son monologue, elle admet qu'elle a commis un acte idiot mais, elle "vengeait toutes les autres, celles qui travaillaient sans répit et qui, chaque soir, retrouvaient la violence : un mari absent, des enfants bruyants, la solitude". La narratrice comprend alors sa propre violence quand elle se souvient d'une histoire lamentable avec un certain Gilles, âgé de trente cinq ans alors qu'elle en avait quinze… Nina Bouraoui éprouve une grande empathie envers toutes ces femmes humiliées, étouffées, vaincues. Mais, la rébellion surgit et l'héroïne s'accepte enfin en découvrant les racines de son mal-être. L'écrivaine a signé un opus sur la violence qui empêche de vivre. Avec son style efficace et subtil à la fois, la fausse douceur du texte révèle une société dure et impitoyable pour les sans grades. Mais, c'est aussi un ode à la liberté...

vendredi 21 février 2020

Rubrique Cinéma

Le film, "La fille au bracelet" du réalisateur, Stéphane Demoustier, pose une question que tous les parents d'adolescents affrontent avec un certain héroïsme : nos enfants si innocents dans leur petite enfance deviennent parfois des êtres mystérieux et inatteignables quand ils grandissent trop vite. Lise, 18 ans, est accusée d'avoir tué son amie, Flora de sept coups de couteau. Les gendarmes viennent l'arrêter sur une plage devant leur maison de vacances. L'image de la scène idyllique d'une famille unie vole en éclats quand Lise disparaît sans protester dans la voiture des gendarmes. Deux ans après, elle n'est pas en prison, mais elle porte un bracelet électronique et vit avec ses parents et son petit frère dans une belle maison. Elle s'apprête à comparaître devant une cour d'assises. Lise est entourée de parents aimants, proches d'elle et ils ne la jugent pas. L'unité familiale est maintenue mais très fragilisée par le procès. Ils sont même persuadés de son innocence. Quand on retrouve Lise au tribunal, le procès se déroule sous son regard vide. Elle reste mutique, inébranlable, presque indifférente à son sort. Les circonstances du drame sont exposées devant le public. La fête battait son plein quand Flora a été assassinée. Lise s'enferme dans son laconisme et raconte avec peu de mots la querelle qui avait éclaté entre elles. Flora avait posté dans un réseau une vidéo porno en filmant son amie avec son petit copain. La scène sexuelle est-elle un motif du crime ? Lise se défend et calmement sans s'énerver, proclame son innocence. Les parents de la jeune fille deviennent au fond des personnages importants au fil du récit judiciaire. Le père découvre la vie sexuelle un peu trop libertine de sa fille qui peut aussi bien faire l'amour avec son amie qu'avec des garçons. Il ne soupçonnait pas ces faits et il commence à douter de sa fille. La mère aussi traverse une crise de méfiance et se pose des questions sur son enfant si opaque qui se mure dans un silence hautain. Le procès, loin de confirmer l'innocence de la jeune fille, alimente le doute. Le procès révèle la personnalité clivante de Lise avec sa sexualité débridée, son manque d'empathie, sa froideur troublante. Je ne dévoilerai pas le verdict surprenant des jurés… Et le doute persiste toujours. Les interprètes sont tous excellents : Mélissa Guers, Chiara Mastroianni, Roschdy Zem. Ce film rigoureux, sobre et fort mérite un large public. 

jeudi 20 février 2020

Charlotte Delbo, 2

Dans les dernières pages de "Aucun de nous ne reviendra", Charlotte Delbo se souvient de sa vie d'avant et rêve de son retour dans un Paris fantasmé alors qu'elle observe son environnement, synonyme de mort. Le récit se termine dans un chant funèbre où l'espoir s'amenuise et le désespoir s'immisce en elle. Dans le second volume de la trilogie "Auschwitz et après", intitulé "Une connaissance inutile", l'écrivaine commence son récit en évoquant la présence des hommes à côté de leur camp de concentration et évoque son jeune mari, "Mon amoureux du mois de mai", fusillé peu après son arrestation. Son témoignage d'une intensité bouleversante décrit un enfer permanent où, seules, les relations de solidarité empêchent la déchéance et la mort. Parfois, un événement exceptionnel surgit dans ce monde concentrationnaire : une kapo leur donne la permission de se laver dans un ruisseau alors qu'elles ne peuvent jamais prendre soin d'elles. Elle relate aussi une soirée de Noël, organisée par les Polonaises. Et un jour, une prisonnière introduit dans leur existence misérable un rayon de soleil, symbolisé par la mise en scène du Malade imaginaire de Molière. Elles veulent épater les Polonaises et se lancent à corps perdu dans le théâtre, la passion de Charlotte Delbo. Ce moment s'avère "magnifique" pour toutes les détenues : "C'était magnifique parce que pendant deux heures, sans que les cheminées aient cessé de fumer leur fumée de chair humaine, pendant deux heures, nous y avons cru". Le théâtre se vit comme une thérapie libératrice et un jour, une détenue lui vend contre du pain, la pièce de Molière, "Le Misanthrope", un bonheur inouï. La mémoire reconstruit un présent supportable et la narratrice écrit : "Depuis Auschwitz, j'avais peur de perdre la mémoire. Perdre la mémoire, c'est se perdre soi-même, c'est n'être plus soi. (…) J'avais réussi, aux prix d'efforts infinis, à me rappeler cinquante sept poèmes". Un groupe de femmes dont la narratrice est déplacé à Ravensbrück. Et un jour d'avril 1945, le camp de concentration est enfin libéré. Charlotte Delbo part en Suède avec ses compagnes et elle écrit : "Je sais maintenant que le capitaine M. était beau ce matin du 23 avril 1945, au seuil de Ravensbrück. (…) Je sais pourquoi les fleurs étaient belles, beau le ciel, beau le soleil, troublantes et belles les voix humaines. La terre était belle d'être retrouvée. Belle et déshabitée". Le dernier poème du récit conjure le lecteur(trice) d'apprendre "à marcher et à rire parce que ce serait trop bête à la fin que tant soient morts et que vous viviez sans rien faire de votre vie". Charlotte Delbo déclarera : "aucun animal ne serait revenu mais elle a appris là quelque chose qui n'a pas de prix : le courage, la bonté, la générosité, la solidarité". Les témoignages bouleversants de cette femme extraordinaire devraient être lus dans tous les collèges et lycées de France. Survivre à cet enfer est déjà une leçon de vie et malgré l'horreur contenu dans ses pages, lire ses œuvres poignantes relève d'un devoir de mémoire. La littérature concentrationnaire atteint un sommet avec Charlotte Delbo. A lire absolument. 

mercredi 19 février 2020

Charlotte Delbo, 1

La littérature concentrationnaire est souvent représentée par des hommes comme Primo Lévi, Robert Antelme, Jorge Semprun dont les livres sont connus du grand public. Cela faisait longtemps que je voulais découvrir Charlotte Delbo dont une biographie était sortie récemment en 2016. Par négligence ou par manque de curiosité, je n'avais toujours pas lu la trilogie, "Auschwitz et après". Comme les médias ont rappelé la libération des camps il y a soixante quinze ans, je pensais que le moment était enfin venu de me replonger dans cette période historique plus que tragique. Un documentaire sur Arte concernant le camp d'Auschwitz m'avait aussi frappée. Charlotte Delbo (1913-1985) a commencé à s'engager auprès des communistes et elle travaille avant la guerre comme assistante de Louis Jouvet. En 1941, elle rejoint la Résistance avec son mari, Georges Dudach qui sera arrêté avec elle et sera fusillé en 1942. Déportée à Auschwitz dans "le convoi du 24 janvier 1943", (titre d'un de ses ouvrages), elle deviendra l'une des 49 rescapées de ce convoi sur 230 femmes, prisonnières politiques. Pendant sa déportation, elle décide de témoigner pendant ces deux années d'internement. Revenue des camps, elle écrira sa vie de déportée dès 1946. Elle restera une militante politique de gauche en s'engageant contre le guerre en Algérie. Elle travailla pour l'ONU et à partir des années 60, au CNRS en devenant la collaboratrice d'Henri Lefebvre. Le récit, "Aucun de nous ne reviendra", paru aux Editions de Minuit, en 1970 sera suivi par "Une connaissance inutile" et "Mesure de nos jours" en 1971. Dès les premières lignes de son récit autobiographique, Charlotte Delbo mêle la poésie à la prose en décrivant l'arrivée des déportés : "Ils voudraient savoir où ils sont. Ils ne savent pas que c'est ici le centre du monde. Ils cherchent la plaque de la gare. C'est une gare qui n'a pas de nom. Une gare qui pour eux n'aura jamais de nom". Dans le premier chapitre, tous les paragraphes s'ouvrent avec une formule lancinante comme une mélopée tragique : "Il y a". Elle intègre des poèmes, des dialogues, des aphorismes dans son récit pour montrer sa vérité, son ressenti, son émotion. Ces pauses servent de "respiration", de réflexion, tellement la réalité infernale reprend le dessus avec des récits descriptifs sur la non-vie des camps avec la faim chronique, les mauvais traitements des kapos, la maladie, le froid, la faim, la soif, la mort partout avec la proximité des chambres à gaz. Des passages de son récit sont parfois insoutenables, surtout quand elle perd ses compagnes de captivité. Dans toutes ces scènes hallucinantes, en particulier l'appel à l'aube, Charlotte Delbo évoque aussi la solidarité des femmes entre elles. Une solidarité de combat stoïque, une solidarité de dignité humaine pour survivre dans cet enfer. (La suite, demain)

mardi 18 février 2020

Rubrique Cinéma

Cela faisait assez longtemps que je ne fréquentais plus l'Astrée et, ce week-end, j'ai vu deux films en trois jours… Le film, "Deux", de Filippo Meneghetti, raconte l'histoire émouvante de deux femmes sexagénaires, Mado et Nina, qui vivent un amour secret et caché depuis vingt ans. Elles vivent dans le même immeuble, sur le même palier mais, elles ont gardé leur appartement respectif pour donner le change. La fille de Mado passe voir sa mère et ignore cette relation. Les deux amies ont décidé de vendre leur appartement pour s'installer à Rome, la ville où elles se sont rencontrées. Mais, Mado, se trouve dans l'impossibilité d'avouer à sa fille et à son fils qu'elle désire partir pour enfin vivre sa vie au grand jour. Nina se fâche et la menace de la quitter. Mado succombe alors à un AVC qui la prive de parole. Les enfants de Mado vont s'occuper d'elle et quand ils croisent Nina à l'hôpital, ils la reconnaissent comme voisine, seulement une simple et amicale voisine. Mado revient chez elle, accompagnée d'une aide-soignante. Mado s'infiltre la nuit pour retrouver son amante mutique car elle possède les clés de l'appartement. L'aide-soignante refuse son aide et même quand elle accepte de l'argent de Nina pour la laisser s'occuper de son amie, il est trop tard. La fille de Mado a décidé de placer sa mère dans une maison de retraite médicalisée. Les enfants rejettent violemment Nina, ne comprennent pas ce lien affectif entre elles. Nina ne parvient pas à les convaincre malgré son énergie de lionne pour sauver sa compagne. Mais, un jour, Mado réussit à prévenir son amie par téléphone sans lui parler, sa maladie l'ayant privée de la voix. Nina réussit à la retrouver et les deux femmes s'échappent de la maison de retraite. La fille de Mado a enfin compris que sa mère aime sa compagne. Elles reviennent dans leur appartement pour fuir à Rome. Mais, Nina comprend que leur rêve s'achève à cause de l'AVC. La fille de Mado comprend enfin que leur lien s'avère indéfectible. Martine Chevalier de la Comédie française et Barbara Sukowa incarnent à merveille ce couple de femmes qui n'osent pas vivre au grand jour leur amour. Ce film original, sensible et pudique montre les difficultés de ne pas vivre "comme tout le monde" dans une société hétéronormée. L'homophobie des enfants face à leur mère diffuse un malaise permanent qui éclatera à la fin du film. Un film sur la tolérance. Un beau film à voir… 

lundi 17 février 2020

Anna Enquist

Dans la deuxième partie de l'atelier,  nous avons partagé nos commentaires sur les romans de l'écrivaine néerlandaise, Anna Enquist. Née en 1945 à Amsterdam, elle vit deux passions complémentaires ; le piano et la psychanalyse. Concertiste, elle abandonne sa carrière musicale pour se consacrer à son métier de psychanalyste et à l'écriture. En 2001, sa fille meurt accidentellement et la perte de son enfant devient un des thèmes majeurs de ses romans postérieurs. Dans "Quatuor", un couple a perdu leurs deux fils dans un accident. Comment vivre après ce drame insupportable ? L'écrivaine tente de répondre en composant son œuvre sensible et profonde. Un autre thème traverse tous ses romans : la musique classique. "Le secret" raconte l'histoire de Dora, pianiste qui voit sa carrière s'arrêter brutalement en raison d'une maladie. Des années plus tard, elle se remet au piano et affronte de nouveau son destin de musicienne. Dans "Contrepoint", les Variations Goldberg de Bach servent de trame à de très courts chapitres sur sa vie de musicienne, d'épouse et de mère. Une performance littéraire, une composition musicale. Les superbes romans, "Quatuor", suivi de "Car la nuit approche", ont déjà été évoqués dans ce blog. Dans "Les porteurs de glace", Lou et Nico étouffent sous un secret de famille non-dit, non-partagé. Leur fille traverse une crise et a quitté le foyer familial sans donner de nouvelles. Le gel des émotions, des explications empêche le couple de se parler. Nico, psychiatre de métier, se noie à la tâche et veut tout changer dans son hôpital. Lou, professeur, se jette dans le jardinage. Ils veulent oublier leurs tourments en s'épuisant. Nico finira par déraper au propre comme au figuré. Seule, Lou entreprendra une renaissance. Les lectrices ont apprécié l'univers d'Anna Enquist tout en constatant la noirceur des destins individuels. Mais, un élément atténue le chagrin qui infiltre les textes de cette femme blessée par la vie : la consolation… Les personnages se conduisent toujours avec un courage stoïque, et cultivent, pour apaiser leur profonde mélancolie, la musique classique, l'art et l'écriture. Dans un article du Monde, elle explique que "l'écriture, la psychanalyse et le piano se nourrissent l'une de l'autre. Toutes ces activités reposent sur l'art de mettre du sens sur ce qu'on entend. (…) La grande question, dans tous mes livres, consiste à savoir comment on remonte la pente après un coup dur du destin, comment on repense sa vie après un deuil ou une enfance difficile". Anne Enquist ou la littérature réparatrice. 

jeudi 13 février 2020

"Jean le Bleu"

J'ai introduit dans l'atelier lectures une petite nouveauté à partir de janvier. J'ai proposé un "livre joker". La séance est rythmée depuis des années par la présentation des coups de cœur et ensuite, par un partage des impressions de lectures que je recommande. J'avais envie d'un livre éclairant sur l'actualité littéraire et sociétale (commémorations, grands événements historiques). En janvier, j'ai lancé le livre joker, que les amies lectrices peuvent saisir ou pas selon leur disponibilité. Comme j'ai toujours aimé le style panthéiste de Jean Giono, j'ai pensé à "Jean le Bleu", publié en 1932. Une écrivaine, Emmanuelle Lambert, a mis à l'honneur l'écrivain de Manosque dans une biographie très intéressante, "Giono, furioso" et lors d'une exposition à Marseille pour célébrer les cinquante ans de sa disparition. Je pense souvent à tous ces grands écrivains oubliés du XXe (et je ne parle pas de ceux et de celles des siècles passés) et le geste de les revisiter, de les réhabiliter, de les redécouvrir avec des yeux nouveaux m'a poussée à cette initiative de re-connaissance, de gratitude. Quand nous avons abordé "Jean le Bleu", deux lectures de cette œuvre se sont opposées. Janelou en particulier a lu ce récit avec enthousiasme. Elle a découvert un monde ancien mythifié et des personnages très attachants. D'autres lectrices n'ont pas succombé à la puissance évocatrice du monde gionesque où la nature est omniprésente. Un chef d'œuvre pour les unes ne provoque aucune admiration chez les autres… Chaque rencontre avec un livre ressemble à une aventure : ou c'est une réussite ou un fiasco ! Jean Giono raconte dans ce récit autobiographique son enfance sensuelle, son père cordonnier et sa mère lingère, son village et ses habitants, la vie quotidienne de tous ces gens simples et dignes. Il donne à ce texte une dimension mythique comme le fera Garcia Marquez dans "Cent ans de solitude". Jean Giono recrée un monde disparu, le réenchante grâce à son attention au monde, à son imagination, le ré-invente. Je citerai des centaines de phrases tellement son style semble unique dans l'univers littéraire français. J'ai retenu celle-ci : "Mon père avait envie d'un petit jardin. Son désir flambait au milieu de nous comme un feu. On s'y brûlait et on s'y réchauffait". Plus loin, il rend un hommage à ce père magnifique à l'esprit libertaire : "Avec une prescience d'insecte, il a donné à la petite larve que j'étais les remèdes : un jour ça, un autre jour ça ; il m'a chargé de plantes, d'arbres, de terre, d'hommes, de collines, de femmes, de douleur, de bonté, d'orgueil, tout ça en remèdes, tout ça en provisions, tout ça en prévision de ce qui aurait pu être une plaie". Il parle de son père comme "d'un immense soleil" et évoque le sentiment "allégresse cosmique". Giono a vraiment lu Homère et pour moi, sa œuvre entière nous réconcilie avec ce qu'un philosophe allemand, Hartmut Rosa, nomme "résonance". Giono ou la résonance, son œuvre résonne en moi… Et je vais revenir régulièrement vers lui, comme une potion magique !

mardi 11 février 2020

Atelier Lectures, 1

Ce mardi 11 février, nous nous sommes retrouvées pour la cinquième fois de la saison. Nous avons abordé en première partie les coups de cœur et en deuxième partie, le livre jocker, "Jean le Bleu" de Giono et l'écrivaine néerlandaise Anna Enquist. Geneviève a démarré la séance en évoquant le magnifique roman de Laurent Gaudé, "Le soleil des Scorta", Prix Goncourt en 2004. Cette saga d'une famille maudite dans l'Italie du Sud a conservé toute sa force et ce roman envoutant se relit avec un grand plaisir… Odile a présenté "Fragments de vie" de Germaine Tillion, couvrant la période de 1934 à 1957. Cette ethnologue au destin exceptionnel a commencé sa carrière dans les Aurès en Algérie. Puis, elle est entrée dans la Résistance en 1940. Arrêtée et déportée à Ravensbrück, elle est libérée en 1945. Au retour du camp, elle raconte avec un œil d'ethnologue tous les événements de sa vie intense. Pendant la Guerre d'Algérie, elle se battra pour empêcher l'horreur des attentats dans les deux camps. Germaine Tillion a disparu en 2008 à l'âge de cent ans. Tzvetan Todorov a reconstitué l'ensemble des textes composés par l'ethnologue. Un livre stimulant pour mieux connaître notre siècle dernier à travers les yeux d'une intellectuelle de terrain. Pascale a bien aimé le livre de Hiraide Takashi, un écrivain japonais. Un couple emménage un jour dans une vieille demeure. Dans le splendide jardin, un chat solitaire rôde et peu à peu, il va se rapprocher du couple, fasciné par cet animal. Pour les amateurs de nos chers félins domestiques. Janine a beaucoup été touchée par le témoignage de Ginette Kolinka, "Retour à Birkenau", publié chez Grasset. Arrêtée par la Gestapo en mars 1944 avec son père et son petit frère, elle se retrouve à Auschwitz-Birkenau et dans le convoi, se trouvait aussi Simone Veil dont elle deviendra amie. Elle raconte dans son récit ce qu'elle a vu et connu dans les camps : les coups, la faim, le froid mais aussi la haine, la honte, la cruauté. Parfois, la solidarité. A 94 ans, elle se demande encore comment elle a pu survivre à cette horreur. Un témoignage essentiel pour ne pas oublier le totalitarisme nazi et se souvenir de toutes les victimes de l'Holocauste. Annette a vraiment beaucoup apprécié le roman d'Hélène Gaudy, "Un monde sans rivage", publié chez Actes Sud. Ce récit exploite un fait réel : l'exploration du Pôle Nord par trois scientifiques à la fin du XIXe. L'originalité de leur expédition repose sur leur mode de transport : une montgolfière… Quand ils découvrent cet univers alors assez inconnu à cette époque, ils échouent et vont survivre trois mois dans ce monde de glace, de brumes, de froid. Hélène Gaudy s'inspire des photos retrouvées trente ans plus tard et ce texte magnifiquement écrit nous transporte sur une planète vierge, hallucinée, qui sera le tombeau de ces trois héros, ces trois pionniers de la science moderne. A lire sans tarder. Un des meilleurs romans de la rentrée littéraire qui aurait mérité le prix Goncourt ou le prix Médicis. Voilà pour les coups de cœur de février… 

lundi 10 février 2020

"Ordesa"

Le roman, "Ordesa", écrit par l'écrivain espagnol, Manuel Vilas, a obtenu le Prix Femina étranger à la rentrée littéraire. J'avais envie de le lire depuis longtemps et j'avoue que ce livre peut agacer ou enthousiasmer le lectorat. Mon intérêt pour cette autobiographie mémorielle repose sur quelques points communs que je  partage avec cet écrivain provoquant en moi une certaine résonance : un pays (l'Espagne) dont sont originaires mes grands-parents, une région (l'Aragon), un amour inconsolé (la perte de ses parents). Cet ouvrage est un cri d'amour : "Que leur parler me soit désormais impossible me semble l'événement le plus spectaculaire de l'univers, un fait incompréhensible aussi colossal que le mystère de l'origine de la vie intelligente. Qu'ils soient partis m'empêche de dormir. Tout est irréel, inexact, fuyant ou vaporeux depuis qu'ils m'ont quitté". Père quinquagénaire de deux adolescents un peu lointains, divorcé, le narrateur ne se remet pas de la mort de son père en 2005 et de sa mère, neuf ans plus tard. Comme une rupture insurmontable, incomparable, sa condition d'orphelin le met dans un état fortement dépressif. Il appelle les fantômes parentaux et les voit partout dans l'appartement. Il convoque dans ce récit quelque peu halluciné les souvenirs de son enfance des années 60-70 dans une Espagne franquiste qui s'ouvrait un peu à la modernité, à la société de consommation et des loisirs. Ses parents appartiennent à la classe "moyenne basse". Son père était représentant de tissus et parcourait le Nord du pays. Sa mère restait à la maison. Il se souvient de la beauté de ses parents, se promenant dans le village de Barbastro avec ce petit garçon, si fier de se montrer avec eux : "C'était le paradis. Mon paradis. Ils ont été mon paradis, mon père et ma mère que j'ai tant aimés. Comme nous avons été heureux et comme nous nous sommes écroulés". Sa mère prenait des bains de soleil et allait à la piscine municipale comme une pionnière. Son père fréquentait les bars, aimait les jeux d'argent, adorait sa voiture, une Seat. Mais malgré une vie de travail, le narrateur constate que ses parents n'ont jamais atteint un niveau de vie confortable : "L'Espagne n'a rien donné à mes parents, ni l'Espagne franquiste, ni l'Espagne monarchique". Des décennies plus tard, le narrateur constate qu'il vit dans la même précarité que celle de ses parents comme un déterminisme social. Il pose le problème de la transmission, de la fidélité, de la perte. Comment vivre sans la protection parentale, comment devenir un adulte ? Il évoque ses problèmes d'alcool, de solitude et de pauvreté. Peut-être que l'écriture de ce livre lui apporte l'apaisement nécessaire pour tenir debout… Ce récit intimiste résonne comme une sonate au piano de Schubert, teintée d'une mélancolie rageuse. Cet ouvrage a rencontré un large public en Espagne avec plus de cent mille exemplaires vendus. Il mérite le même succès en France. 

vendredi 7 février 2020

"Une machine comme moi"

Dès qu'un roman de Ian McEwan paraît chez Gallimard, je me précipite pour le lire. Ce grand écrivain anglais a marqué depuis des décennies la littérature mondiale avec "Samedi", "L'Intérêt de l'enfant", "Dans une coque de noix" et bien d'autres titres qui m'ont toujours intéressée et interrogée. Dans ce dernier opus, "Une machine comme moi", l'auteur pose le problème de la robotisation dans la société. Il est question d'un androïde, baptisé Adam, par son acquéreur, Charlie, un quadragénaire londonien rentier. Ce robot, copie conforme d'un humain, est doté de fonctionnalités prodigieuses grâce à des programmes informatiques sophistiqués. La publicité le présentait comme "un compagnon, un interlocuteur digne de ce nom dans les échanges intellectuels, un ami et un factotum qui pouvait faire à la fois la vaisselle, les lits et réfléchir". L'intelligence artificielle fait une entrée littéraire déterminante avec l'écrivain anglais. Adam sait tout faire, possède une culture vertigineuse, représente-t-il "le jouet ultime, un rêve séculaire, le triomphe de l'humanisme ou son ange exterminateur". Ces deux personnages se retrouvent dans un Londres en 1982 qui ressemble à celui d'aujourd'hui mais quelques détails intriguent : les Beatles sont toujours au complet, les Anglais ont perdu la guerre des Malouines, Alan Turing, le génial mathématicien, créateur de l'informatique, est toujours vivant. Adam dialogue avec Charlie, écrit des poèmes et tombe amoureux de sa compagne, Miranda. Le trio s'installe dans une relation amoureuse malgré la jalousie de Charlie. Adam est programmé pour dire la vérité et il avoue à Adam que Miranda a fait un faux témoignage lors d'un procès qui a envoyé un homme en prison. Charlie a aussi rencontré un jeune enfant, Mark, maltraité par ses parents qui n'hésitent pas à le "vendre" au couple. Miranda va alors tout faire pour l'adopter en sollicitant les services sociaux. Le pauvre Adam se sent déstabilisé face à un Adam sensuel et mélancolique, qui mime à merveille les émotions et les comportements humains. Miranda l'ébranle dans son rêve de famille. Leur vie commune va se compliquer avec l'attitude de plus en plus dérangeante du robot humain. Charlie ne peut plus supporter l'emprise grandissante de son jouet. Je ne dévoilerai pas la fin de cette intrigue originale… Ian McEwan manie l'humour noir, l'ironie, dans cette fiction érudite. Il pose des questions essentielles sur notre époque : les humains vont-ils disparaître à l'avantage des machines ? La société ultra connectée nous mène droit au mur, semble penser cet écrivain philosophe. Nos consciences légères et nos libertés individuelles commencent à fusionner dans la boucle Internet et l'intimité se dégrade inexorablement. Ce roman ambitieux donne un certain vertige tellement l'auteur soulève des questions épineuses mais passionnantes. A lire absolument. Un des grands romans de 2020. 

mercredi 5 février 2020

George Steiner, hommage

Critique littéraire, linguiste, écrivain et philosophe, George Steiner est mort le 3 février à Cambridge à l'âge de 90 ans. Il a écrit de nombreux essais sur la théorie du langage et de la traduction. La presse a peu parlé de sa disparition mais elle salue en lui l'archétype de l'intellectuel européen tellement cet homme était pétri de plusieurs cultures, en particulier, par son éducation trilingue en allemand, français et anglais. Et il ne faut pas oublier sa connaissance parfaite du grec ancien et du latin, cela va sans dire… Ses parents, des Juifs viennois, sentant monter l'antisémitisme, ont quitté l'Autriche pour Paris. En 1940, ils s'installent à New York avant l'arrivée des Nazis dans la capitale française. George Steiner s'est forgé une mémoire de survivant qui a influencé profondément son œuvre. Il disait : "Ma vie entière a été hantée par la mort, le souvenir et la Shoah". Il devient citoyen américain en 1944. Après des études de littérature, de mathématiques et de physique, il passe une thèse de doctorat à Cambridge. Sa carrière universitaire brillante se termine à Genève jusqu'en 1994 comme professeur de littérature comparée. Pierre Assouline dresse un portrait du philosophe dans son blog, "La République des Livres" : "Chaque matin, il traduisait un poème dans les quatre langues qu'il pratiquait naturellement et selon lui, ce rituel avait le don de faire entrer un rayon de soleil dans sa vie quotidienne". Pour ma part, j'avais acquis en décembre un ouvrage de George Steiner, "Les chemins de la culture". J'ai souvent écouté les messages de cet homme cultivé, érudit et ses livres ont touché ma fibre de bibliothécaire car c'était un ardent défenseur des livres, de la pensée, de la culture, de la littérature. Une des questions fondamentales qu'il se posait me taraude toujours l'esprit : "Je mourrais en ayant conscience de n'avoir pas eu assez de toute une vie pour résoudre un mystère insoluble : pourquoi, lorsque le commandant d'un camp d'extermination nazi, une fois rentré chez lui le soir pour jouer une sonate de Schubert au piano à ses enfants, puis lire des poèmes d'Hölderlin à sa femme avant le dîner, après avoir passé sa journée à superviser des tortures, des exécutions et des massacres de milliers d'êtres humains de tous les âges en raison de leur seul crime d'être nés, pourquoi la musique n'a pas dit non, pourquoi la poésie n'a pas dit non ?". Il pensait que la culture n'est pas un rempart contre la barbarie... Ce constat pessimiste ne l'a pas empêché d'écrire de grands livres comme "Les Antigone", "Passions impunies", "Le silence des livres" et d'autres essais parfois complexes à lire. Il faut découvrir ce penseur polyglotte exceptionnel parfois ardu et si l'on veut connaître des bribes autobiographiques, son ouvrage "Errata" peut combler le lecteur(trice) curieux(se)…  Heureusement, son œuvre prend le relais et son éternité est lovée dans ses milliers de pages. 

mardi 4 février 2020

Le droit de blasphémer, un droit fragile

Comme je suis l'actualité quotidiennement et avec un intérêt constant, j'ai été frappée par l'histoire de cette jeune adolescente, Mila. Je l'ai vue à la télévision chez Yann Barthès où elle a expliqué ce délirant épisode sur les réseaux sociaux. La jeune fille a refusé les avances d'un garçon car en plus d'être une jeune athée, elle se revendique homosexuelle. Un crime impardonnable... L'athéisme et la liberté sexuelle vont devenir des comportements insupportables aux yeux de certains pratiquants. Où se situe la liberté d'expression, la tolérance ? Chaque personne dans le monde occidental choisit la vie qu'il veut mener. Mila a donc subi des milliers d'insultes, de menaces de mort. Elle a quitté son lycée et doit être protégée. L'affaire est gravissime et il faut donc qu'elle soit d'un courage inouï pour se montrer. Les réactions à ses paroles même outrancières sont bien timides. Heureusement, Elizabeth Badinter a écrit une tribune dans l'Express pour dénoncer "l'esprit de soumission" d'un grand nombre de responsables politiques. "On le paiera cher", dit-elle. Je suis étonnée que le milieu des féministes se taise. Je suis étonnée que la gauche radicale se taise. Je suis étonnée du silence complice des intellectuels. Si on ne peut plus dire ce que l'on pense des religions, si on ne peut pas s'en moquer, la situation me semble ubuesque. Vit-on encore dans une République laïque ? Chacun peut vivre sa religion y compris l'athéisme. Je me réfère à Nietzsche et son "Dieu est mort". A son époque, il n'avait pas reçu heureusement des milliers de tweets qui le menaçaient, l'insultaient. Heureuse époque sans cette haine sur Internet… Je cite Clément Rosset : "Fabuler d'un autre monde que le nôtre n'a aucun sens à moins de supposer qu'un instinct de dénigrement, de dépréciation et de suspicion à l'encontre de la vie ne l'emporte en nous. Dans ce cas, nous nous vengeons de la vie en lui opposant la fantasmagorie d'une vie "autre" et "meilleure". En France, aujourd'hui, il semblerait que nous n'avons plus le droit de critiquer la religion, toutes les religions. On a définitivement le droit à l'athéisme et à la liberté. Mila a tout de même regretté la vulgarité de ses propos et a même présenté ses excuses aux "croyants pacifiques". Car, cette adolescente a osé dire ce qu'elle pensait. Elle a déclaré qu'elle quittait les réseaux sociaux. Bonne et sage décision. Pour ma part, je soutiens Mila, le blasphème, la liberté d'expression, les critiques sur les religions. Je suis Charlie, je suis Mila, je suis qui je veux, même combat…  

lundi 3 février 2020

"Love me tender"

Il semblerait que Constance Debré soit devenue la nouvelle coqueluche de la revue littéraire, "Transfuge". J'ai éprouvé la curiosité de découvrir cette nouvelle voix de la littérature française et j'ai donc lu "Love me tender", un récit autofictionnel, publié en janvier chez Flammarion. Les premières phrases se veulent déjà radicales, risquées, dérangeantes : "Je ne vois pas pourquoi l'amour entre une mère et un fils ne serait pas exactement comme les autres amours. Pourquoi on ne pourrait pas cesser de s'aimer. Pourquoi on ne pourrait pas rompre.". Le ton percutant de la jeune écrivaine heurte la culture familiale traditionnelle. Elle ose mettre en question une relation réputée indestructible, même si ce lien pose souvent des problèmes. Constance Debré évoque son malaise : "Je regarde les autres et je ne vois que des mensonges et je ne vois que des fous." La narratrice a vécu vingt ans avec son mari et elle le quitte pour vivre son homosexualité. Elle se décrit comme une femme libre aux cheveux courts, tatouée, sans entraves, minimaliste et marginale. Elle quitte une vie bourgeoise (sa famille concerne les Debré dont Michel, son grand-père) et se retrouve dans un petit studio sans meubles, sans vaisselle, sans livres, sans rien. Son métier d'avocate ne l'intéresse plus. Elle veut fuir toutes les attaches habituelles matérielles et familiales. S'alléger, se retrouver, retrouver son corps. Mais le seul lien qu'elle ne peut pas rompre concerne son fils de huit ans, Paul. Pour punir son ex-femme de l'avoir abandonné, son ex-mari la prive du droit de visite. Devant le juge, le mari délaissé dénonce les lectures "toxiques" de son ex-femme : Hervé Guibert, Bataille, etc. Il l'accuse d'inceste pour se venger d'elle. La juge lui accorde une heure tous les quinze jours lors de son divorce. Mais, elle fait appel et comme la justice est lente, elle ne voit plus son fils. Dans ce récit, elle raconte ses conquêtes féminines avec une crudité audacieuse, sans aucune pudeur, se conduisant comme un Don Juan au féminin. La narratrice nage beaucoup pour oublier son chagrin de mère mais, elle ne renonce en aucun cas à sa façon de vivre : "Je ne reviendrai pas en arrière. Je ne reprendrai pas ma peau d'avant". Elle résume elle-même sa nouvelle existence : "Nager, lire, écrire et voir des filles, comme une ascèse". Elle écrit une lettre à Paul en lui déclarant : "Je suis ta mère, c'est quelque chose qui ne cesse jamais". Deux ans sans voir Paul… Et un jour, elle peut enfin le revoir. Mais, ces retrouvailles ne se passent pas comme prévu. Il faut lire ce texte furieux, original, radical mais d'une sincérité totale. Constance Debré lance un brûlot contre la tradition, les clichés, le conformisme, la normalité… Femme libérée, libre de son ancienne vie, pour devenir ce qu'elle est vraiment : une écrivaine.