lundi 15 novembre 2021

"Chevreuse"

 Le dernier roman de Patrick Modiano, "Chevreuse", publié chez Gallimard, appartient à sa propre "recherche du temps perdu" où le passé prend une ampleur toute proustienne. Déjà en 1991, l'auteur racontait son enfance dans "Remise de peine", une enfance errante avec son jeune frère quand leurs parents avaient confié les deux garçons à des amies dans une maison de Jouy-en-Josas. Des gens peu recommandables entouraient ces enfants qui ne comprenaient rien à leur manège improbable. Dans son récit, "Un pedigre" en 2005, Patrick Modiano revenait sur son enfance et évoquait des personnages que l'on retrouve dans "Chevreuse". L'intrigue se situe en 1966 et le narrateur, Jean Bosmans, fait la connaissance d'un trio douteux, Michel de Gama, Guy Vincent et René-Marco Heriford dans ses jeunes années. Dans ce milieu glauque, le narrateur, quinze ans plus tard, mène son enquête pour retrouver le fil d'Ariane de sa mémoire nébuleuse. Il rencontre Camille, une jeune femme, qui a travaillé avec ces hommes opaques. Elle sait que Jean Bosmans est traqué par ce trio dont le secret ne sera dévoilé qu'à la fin du roman. L'art de Modiano réside dans ce flou du temps, dans l'impossibilité de retracer avec précision les souvenirs de l'enfance. Peine perdue pour le narrateur qui, pourtant, sème dans son récit des madeleines proustiennes comme la présence d'un briquet en or, une montre, une boussole, un agenda en cuir vert, des objets matériels qui déclenchent la mémoire involontaire du narrateur. Ce texte subtil et nostalgique se perd parfois dans une brume textuelle où le fil du récit s'égare dans un labyrinthe. Mais, lire Modiano, c'est accepter ce mélange entre le réel et la fiction, le présent et le passé en mettant en scène des personnages qu'il effleure sans les approfondir. Jean Bosmans se débat avec ses êtres fantomatiques qui auront, malgré eux, marqué à tout jamais la personnalité du narrateur. La matrice de ses rêveries n'a qu'un seul but : écrire un roman sur cette histoire d'enfance assombrie par des adultes menaçants. L'écrivain utilise en fait la géographie, la mémoire des lieux comme cette maison de son enfance, des appartements parisiens, des rues, des hôtels pour raviver sa mémoire enfouie : "La topographie vous aide aussi à réveiller les souvenirs les plus lointains". Ce roman relève d'un rêve intime sur un secret d'enfance et sur sa façon d'être : "A plusieurs reprises, on l'avait traité de "somnambule", et le mot lui avait semblé, dans une certaine mesure, un compliment. Jadis, on consultait des somnambules pour leur don de voyance. Il ne se sentait pas si différent d'eux. Le tout était de ne pas glisser de la ligne de crête et de savoir jusqu'à quelle limite on peut rêver sa vie". Cette "frontière étroite entre la réalité et le rêve", Patrick Modiano la franchit sans cesse dans son dernier roman tout imprégné de sa magie d'écriture.