jeudi 1 avril 2021

"Suite en do mineur"

J'avais lu quelques ouvrages de Jean Mattern dont "Le bleu du lac" et "De la perte et d'autres bonheurs". Son univers feutré et intime m'avait bien convaincue de son talent d'écrivain. Il est publié chez Sabine Wespierser, une éditrice originale qui a fait connaître des voix singulières dans le panorama littéraire contemporain. Son dernier opus, et le mot convient parfaitement à ce texte musical, se nomme "Suite en do majeur", paru cette année. Le narrateur vient de fêter ses cinquante ans et son neveu lui a offert un voyage organisé à Jérusalem. Lui, le libraire, Robert Stobetzky, juif non pratiquant et l'homme le plus  solitaire de Bar-sur-Aube, semble bien agacé par ces touristes insouciants et envahissants. Il croit reconnaître dans la foule, une silhouette familière qui lui rappelle une jeune femme avec laquelle il a vécu une histoire amoureuse intense et brève dans sa chambre d'étudiant à Paris pendant l'été 1969. Vingt-six ans après, il mesure son désarroi et son chagrin d'avoir perdu de vue Madeleine, la fugitive : "L'image que j'ai gardée de Madeleine se confond avec le profil aperçu à quelques mètres d'ici. C'est elle, et le seul doute que je veux bien admettre est de savoir si au bout de trente ans on est encore la même personne". Le narrateur se met alors à raconter cette liaison de trois semaines qui l'a marqué à tout jamais. Il se souvient de la soirée où il a assisté avec cette jeune étudiante le spectacle de "Hair", qui avait fait scandale à l'époque. Madeleine, sa jeune amante, disparaît et ne donne aucun signe de vie. Cette rupture l'enferme dans un désespoir latent qu'il n'arrive pas à surmonter. Il quitte Paris et rejoint son frère, orphelin comme lui, en Champagne. Il ouvre une librairie et se consacre exclusivement aux livres. Il découvre la "suite en do mineur" de Jean-Sébastien Bach, entendue par hasard à la radio. Il prend un pari fou : apprendre le violoncelle auprès d'un jeune professeur un peu fantasque pour interpréter cette suite si nostalgique. La nostalgie imprègne le texte tel un fil d'Ariane. Comment vivre avec cette épine au cœur ? Comment se relever de cette perte ? Il connaît cette douleur souterraine : "Je ne me serai pas senti, ce soir-là en l'attendant, plus orphelin que jamais. Mais ces vagues de tristesse qui nous frappent dans les moments les moins appropriés, c'est peut-être cela, le deuil". Le narrateur analyse subtilement les traces déposées par des rencontres fugaces, des empreintes indéfectibles. Ce roman ressemble bien à cette suite de Bach, ou à une sonate de Schubert : nostalgique et d'une beauté poignante. Jean Mattern rend hommage à la musique et à son pouvoir consolateur : "La musique, quand elle sonne juste, déplore et console en même temps, elle chante la beauté du monde et se lamente de notre solitude irréductible". Un beau roman lancinant et élégant.