jeudi 6 octobre 2022

Annie Ernaux, Prix Nobel de Littérature

 J'attendais un écrivain peu connu (homme ou femme) comme les années précédentes et la nouvelle est tombée aujourd'hui, le Nobel de Littérature a choisi Annie Ernaux, huit ans après Patrick Modiano. Quelques critiques avaient mentionné l'écrivaine française, mais aussi Michel Houellebecq, Maryse Condé entre autres. L'Académie suédoise récompense l'écrivaine pour "le courage et l'acuité clinique avec lesquels elle révèle les racines, les éloignements et les contraintes collectives de la mémoire personnelle".  Annie Ernaux le mérite amplement pour sa démarche autobiographique car ses premiers écrits ont profondément marqué les lecteurs et lectrices depuis cinquante ans. Avec une écriture blanche, sans fioritures, quasi impersonnelle, le style d'Annie Ernaux se veut d'une efficacité redoutable et parfois dérangeante. "La Place" évoque sa jeunesse dans une épicerie familiale en Normandie. Le thème du transfuge de classe s'installe dans sa théorie littéraire : relater le décalage culturel entre ses parents modestes et sa situation de femme émancipée devenue professeur grâce à l'école républicaine. Puis, elle développe en priorité, dans ces récits autofictionnels, la condition féminine : critique du mariage dans "La femme gelée", sexualité et relations amoureuses dans "Passion simple" et "Se perdre", avortement clandestin dans "L'événement". La maladie d'Alzheimer de sa mère se retrouve dans  "Je ne suis pas sortie de ma nuit" et sa mort dans "Une femme". Son œuvre est qualifiée d'auto-socio-biographique. Son récit le plus réussi et le plus dense porte un titre évocateur : "Les Années" (un titre aussi de Virginia Woolf), paru en 2007. Elle s'attache à raconter d'une manière objective la France de l'après-guerre sur soixante ans. Histoire collective et histoire intime, regard féministe, visée sociologique, porte-parole critique d'une France populaire et aussi intellectuelle, tous ces aspects composent à la manière d'Annie Ernaux sa "madeleine" de Proust. Pour une écrivaine qui a déclaré qu'elle n'aimait pas cet écrivain en raison de son appartenance à une classe bourgeoise supérieure, c'est quand même faire preuve d'une orientation politique un peu hémiplégique. S'il ne faut lire que les écrivains exclusivement issus des classes populaires, il faut désencombrer les étagères de sa bibliothèque. Je préfère l'attitude d'un Milan Kundera, libre et distant, se méfiant comme de la peste de toute idéologie tellement il a été vacciné par le totalitarisme communiste. Evidemment, si j'avais participé au choix, j'aurais élu sans aucun doute l'écrivaine russe Ludmila Oulitskaia pour une femme et... Milan Kundera pour un homme. Quel dommage pour ces deux magnifiques écrivains à la portée universelle ! La littérature "féministe" française de qualité reçoit une belle médaille avec le Nobel et je pense à toutes ces écrivaines majeures non nobélisées comme Colette, Simone de Beauvoir, Marguerite Yourcenar et Marguerite Duras. Dans le discours d'Annie Ernaux à Stockholm, j'espère qu'elle rendra hommage à toutes ses grandes sœurs des Lettres françaises...