vendredi 3 septembre 2021

"Quoi ? L'Eternité", 2

 Dans ce troisième tome du "Labyrinthe du monde", Marguerite Yourcenar se peint elle-même à travers son père, Michel, qui échappe à sa caste de la noblesse. Homme sans préjugés, ce père offre un héritage immatériel a sa petite fille d'une intelligence hors norme : le goût du non-conformisme, le sens de la liberté, la passion de la lecture et des voyages. La devise "yourcernarienne" se dessine dans ses romans : il faut sculpter sa vie comme une œuvre d'art à la façon d'Hadrien, l'empereur amoureux d'Antinoüs, son éphèbe, mort noyé à l'âge de vingt ans. Parfois, l'écrivaine qui livrait très peu de sa vie, glisse quelques confidences intimes qu'il faut savoir lire entre les lignes. Dans le chapitre qu'elle a intitulé, "Les miettes de l'enfance", elle évoque ses souvenirs avec une émotion rare en décrivant l'atmosphère idyllique du château : "Par les beaux crépuscules, Michel allumait dans les bois d'innombrables veilleuses verdâtres semblables à des lucioles : l'enfant tenue par cette forte main aurait pu croire entrer au pays des fées". Elle décrit ses jouets, ses poupées, sa chambre, la présence rassurante de sa nounou Barbe. La narratrice s'émerveille de cette enfance protégée et s'interroge sur les photos où elle voit une  petite fille étrange "qui joignait ses mains pour prier au coin d'un autel". Elle raconte la conduite quelque peu inédite de sa nourrice qui arrondissait ses fins de mois dans un hôtel de passe. Michel a mis fin à ce stratagème en l'éloignant de la petite Marguerite. Aucun jugement moral de l'écrivaine sur cette mère de remplacement. La petite fille découvre la magie de la lecture : "Je voudrais consigner aussi ici celui d'un miracle banal, progressif dont on ne se rend compte qu'après qu'il a eu lieu : la découverte de la lecture". Elle rend hommage à cet acte créateur et même si elle ne comprenait pas tous les textes, leurs traces resteront "indélébiles" dans la mémoire. Quand elle vit à Paris, Marguerite fréquente assidument le Louvre : "De la neuvième à la onzième année, quelque chose d'à la fois abstrait et divinement charnel déteignit sur moi : le goût de la couleur et des formes, la nudité grecque, le plaisir et la gloire de vivre". Michel éduque sa fille dans les musées parisiens mais aussi dans les institutions de Londres où ils se réfugient lors de la Première Guerre Mondiale. La mémoire de Marguerite Yourcenar revivifie en modelant cette enfance particulière. Mais, elle remarque aussi l'extrême difficulté de cette expérience de remémoration : "La mémoire n'est pas une collection de documents déposés au fond de on ne sait pas quel nous-même ; elle vit et elle change ; elle rapproche les bouts de bois mort pour en faire de nouveau de la flamme". L'écrivaine ne terminera pas son récit auquel il manquerait une cinquantaine de pages. Elle n'a pas eu le temps d'évoquer la mort de son père et celle de Jeanne. Elle voulait raconter sa vie jusqu'en 1939 mais elle succombera après un accident vasculaire cérébral le 8 novembre 1987. Cette relecture m'a une fois de plus enchantée et Marguerite Yourcenar comme Virginia Woolf appartient à mon Panthéon personnel, mon temple de la littérature. Je ne passe pas une année sans la lire ou la relire. Promesse tenue, cet été.