mardi 6 septembre 2016

"Mémoire de fille"

Le Monde des Livres du jeudi 31 mars n'hésite pas à qualifier le dernier livre d'Annie Ernaux, "Mémoire de fille", de "récit magnifique". J'ai lu tous ces récits autofictionnels et elle est devenue, au fil des ans, une écrivaine contemporaine classique car son œuvre littéraire atteint une universalité d'un point de vue féminin. Sa "Mémoire de fille" m'a particulièrement touchée par sa recherche presque désespérée de son "moi" de jeune fille en 1958 dans une France traditionnelle et éternelle... Elle observe et analyse  avec une lucidité absolue ces deux années 58-60 où elle se trouvait à l'heure des choix qui engagent une vie d'adulte. Elle écrit : "J'ai voulu l'oublier cette fille. L'oublier vraiment. (...) Ne plus penser que je dois écrire sur elle, son désir, sa folie, son idiotie et son orgueil, sa faim et son sang tari. Je n'y suis jamais parvenue." Cette Annie Duchesne quitte pour la première fois son foyer familial, le café-épicerie, pour rejoindre une colonie de vacances (un aérium). Cette liberté l'euphorise et sa passion amoureuse pour son moniteur-chef, avec lequel elle a sa première relation sexuelle, tourne au désastre. A cette époque, une fille aussi libérée avait une très mauvaise réputation au sein du groupe. Son moniteur la délaisse vite et elle cumule avec inconscience les conquêtes masculines. Annie Ernaux interroge cet été-là en évoquant la honte d'avoir agi ainsi et sa passivité face aux humiliations que les collègues lui infligent. Son séjour terminé, elle intègre l'Ecole normale pour devenir institutrice mais elle est renvoyée pour incompétence pédagogique. Elle part alors à Londres comme jeune fille au pair et intègre ensuite l'université de Rouen et deviendra professeur de lettres. Le projet d'Annie Ernaux ne peut que passionner son lecteur(trice) tellement sa "fable" sur la mémoire qu'elle sonde, décrypte, sculpte à la façon d'un psychanalyste, ressemble à une tentative "d'épuisement du réel" comme le suggérait Georges Perec. Entre cette jeune femme qu'elle avait perdue de vue (et de vie) et la femme d'aujourd'hui qui s'interroge sur ce passé reconstruit, plus de cinquante ans séparent ces deux êtres. Qu'ont-elles en commun ? Ce "Moi" fluctuant et changeant épouse les événements et les retient dans le filet mémoriel que l'écrivain se doit d'explorer. L'écriture dévoile et révèle : "J'ai commencé à faire de moi-même un être littéraire, quelqu'un qui vit les choses comme si elles devraient être écrites un jour". Ce récit autobiographique peut se résumer avec les mots d'Annie Ernaux : "un livre qui dit l'ébahissement d'avoir été cette personne-là et l'étrange irréalité que revêt, des années après, ce qui est arrivé". Lire "Fille de mémoire", c'est vivre au plus fort ce que peut offrir la littérature...