vendredi 24 juillet 2020

"Papa"

Régis Jauffret écrit dès la première page : "19 septembre 2018, j'aperçois dans un documentaire sur la police de Vichy mon père sortant menotté entre deux gestapistes de l'immeuble marseillais où j'ai passé toute mon enfance". Son récit qu'il a nommé "Papa" évoque donc ce père à la façon d'un "conteur, d'un raconteur, d'un inventeur de destinées" et il a conçu son portrait en le traitant comme un personnage de roman. Il raconte sa mort en 1987 à l'âge de 72 ans, d'une rupture de l'aorte et pose la question à sa mère qui, à 102 ans, n'a aucun souvenir de ce film de propagande tourné en 1943. Comme ils se sont mariés en 1953, son père n'a jamais commenté cet événement. L'écrivain s'interroge sur ce mystère qui n'a laissé aucune trace dans la mémoire familiale. Pour tracer le portrait de cet "inconnu" familier, le narrateur décrit un homme dont l'handicap de sa surdité, provoquée par une méningite, et sa bipolarité ont dessiné un destin particulier, nimbé de solitude et d'esseulement.  Il est embauché par un cousin dans une entreprise comme comptable. Au fond, Régis Jauffret ne considère pas son géniteur comme un héros mais il éprouve une immense compassion envers cet homme effacé, souffrant, absent : "J'avais dû me contenter dans mon enfance d'un tout petit bout de papa comme un gosse à qui on jetterait le huitième d'un carré de chocolat pour accompagner le pain de son goûter. Autant manger son pain sec. Même pas un huitième de père, quelques miettes, une pincée de papa". Ce père maladroit, mutique, souvent  indifférent à l'éducation de son fils, vivait très mal sa surdité et il prenait un médicament qui calmait ses angoisses. Cette vidéo, surgie du passé, réhabilite la figure paternelle en héros de roman et le narrateur imagine son pauvre "papa" comme un résistant. Ce récit familial, sous la forme d'une enquête, se lit avec un intérêt très vif et l'humour dévastateur de l'écrivain calfeutre son chagrin d'orphelin en se souvenant avec nostalgie de son enfance malgré tout heureuse même si l'absence paternelle l'a marqué à tout jamais. Ce récit des origines s'offre comme une thérapie salvatrice et c'est aussi un hommage émouvant envers cet homme dont la vie ressemble à une épreuve permanente à cause de sa surdité. Un récit passionnant.