lundi 10 janvier 2022

"Mon père et ma mère"

 Aharon Appelfeld (1932-2018), écrivain israélien, a publié en 2013, un récit fictionnel "Mon père et ma mère", édité dans la collection Points en 2021. Deux parents juifs et leur fils de dix ans passent leurs vacances d'été en 1938, près du fleuve Pruth, en Bucovine, une région entre la Roumanie et l'Ukraine. Ce roman crépusculaire évoque le destin des Juifs d'Europe centrale broyés par la barbarie nazie. La communauté se réfugie dans ce lieu privilégié tout en soupçonnant que la fin de leur monde approche à grands pas. L'antisémitisme règne dans ce village et ces signaux inquiétants angoissent les protagonistes du roman dont Erwin, le petit garçon si lucide et si courageux. En 84 chapitres cours, l'écrivain tient une chronique quotidienne de cet été au bord de l'abîme, un dernier été avant la tragédie finale. Le père de l'enfant, entrepreneur, a perdu la foi alors que sa femme conserve les traditions religieuses. Une galerie de portraits illustre l'anxiété de cette communauté en danger, une communauté composée d'individus en proie à l'inquiétude. Un ancien officier autrichien à la jambe coupée joue le rôle du juge. Une femme coquette se plaint d'être délaissée par son amoureux. Le médecin Zeiger rend visite aux parents du narrateur pour évoquer ses patients. Une voyante, Rosa Klein, interprète le rôle d'une pythie. Tous ces personnages attachants tentent d'échapper à l'étau qui se resserre autour d'eux en jouant la comédie d'un bonheur insouciant et léger. Aharon Appefeld décrit la désillusion amère de ces Juifs assimilés d'Europe centrale qui assistent, dans une incrédulité naïve, à l'effondrement de leur culture. L'écrivain annonce la fin du judaïsme européen. Ce récit des "jours d'avant", mélancolique et bouleversant, est porté par un style limpide : "Certains mots déposent en vous de la lumière. Si vous êtes chanceux, les mots de lumière paveront votre route". Erwin, le narrateur ressemble trait pour trait à l'écrivain qui, enfant, a connu ce monde disparu et par la littérature, ressuscite ce passé gravé dans sa mémoire. Le regard ébloui de l'enfant rejoint le regard interrogateur de l'écrivain sur la tragédie de l'Holocauste. Ces instants de vie pendant l'été 1942 forment une parenthèse enchantée qui se termine tragiquement. Le narrateur éprouve : "Le sentiment grandissant que ce qui avait été ne serait plus m'enveloppait d'une étoffe mélancolique". Ce roman ressemble à une belle photographie ancienne sépia qui restitue cette communauté en danger. La mère du petit Erwin répond à son mari en parlant de leur petit garçon: "Laisse le rêver, intervient maman. Qui sait combien de temps il pourra encore le faire ?". Un récit émouvant, profond, traduit par Valérie Zenatti.