vendredi 1 février 2019

"Gaspard de la nuit"

Elisabeth de Fontenay enseigne la philosophie à la Sorbonne. Elle a publié des ouvrages sur Diderot et surtout sur la cause animale. Son dialogue amical avec Alain Finkielkraut, "En terrain miné" a suscité beaucoup d'intérêt. Dans ce récit autobiographique, "Gaspard de la nuit" , la philosophe révèle l'existence de son frère, handicapé mental, âgé aujourd'hui de 80 ans. Elle n'emploie pas ce terme pour qualifier ce frère, qui "persévère dans une irréversible absence".  Son prénom, Gaspard, est un pseudonyme, car elle ne veut pas révéler son vrai prénom qui lui rappelle Gaspard Hauser, ce jeune homme allemand inconnu,  hagard et mutique, recueilli à Nuremberg en 1828. Et elle cite aussi deux vers de Verlaine qui se terminent ainsi : "Ô vous tous, ma peine est profonde, priez pour le pauvre Gaspard". Elisabeth de Fontenay écrit : "La nuit de Gaspard évoque un soi qui n'a pas accédé à la condition de sujet, à la possibilité ordinaire et prodigieuse de dire "je". Elle est une énigme humaine supplémentaire, inattendue, impénétrable". Dans un souci de respect profond et de pudeur intime, la vie de son frère n'est pas du tout exposée, mais elle raconte sa colère contre les neuroleptiques qui ont assommé Gaspard dans son enfance. Sa famille a gardé ce secret longtemps et a même occulté la disparition de quelques uns de ses membres à Auschwitz. Cette culture du secret l'encourage à se libérer de ce poids familial en choisissant la philosophie. Dans cet ouvrage qui recèle de références sur le monde de la psychiatrie, elle évoque Michel Foucault et son histoire de la folie, Bruno Bettelheim et "la forteresse vide". Elle interroge les personnages torturés de Dostoïevski, en particulier, "L'Idiot". Son immense culture littéraire, philosophique et sociologique apporte au récit une distance nécessaire pour ne pas sombrer dans le désespoir. Son frère est placé dans une institution en Suisse en pleine nature où il s'occupe des animaux dans une ferme thérapeutique. Il ira plus tard à Toulouse dans une maison de retraite. La vie de ce frère absent l'a fortement influencée dans sa démarche philosophique et dans ses engagements politiques à gauche. Elle a écrit cet ouvrage si sensible pour rendre hommage à ce frère malade et pour "sauver notre minuscule fratrie qui disparaîtra sans descendance". La dernière phrase du livre révèle son projet initial : "Notre nom et nos prénoms, imprimés, sauvegardés, survivront un temps dans le clair-obscur des bibliothèques qui sont les seuls tombeaux d'où il arrive parfois qu'un lecteur vous fasse revenir". Cet essai-témoignage a obtenu le prix Femina des essais à la rentrée littéraire. Une lecture indispensable…