lundi 16 janvier 2023

"Dora Bruder", Patrick Modiano

 Dans le cadre de l'Atelier Littérature, j'ai relu récemment le récit de Patrick Modiano, "Dora Bruder", publié chez Gallimard en 1997. Le narrateur mène une enquête sur une jeune fille juive, Dora Bruder, disparue à Paris un jour de 1941. En lisant le journal "Paris-Soir", il tombe sur une petite annonce formulée de cette façon : "Paris. On recherche une jeune fille, Dora Bruder, 15 ans, 1m55, visage ovale, yeux gris marron, manteau sport gris, pull-over bordeaux, jupe et chapeau bleu marine, chaussures sport marron. Adresser toutes indications à M. et Mme Bruder, 41 boulevard Ornano, Paris". L'écrivain évoque ses recherches administratives sur la jeune fille, des traces de sa vie parisienne et en même temps, il met en miroir sa propre jeunesse indécise et fuyante. Il définit sa démarche ainsi : "Il faut longtemps pour que ressurgisse à la lumière ce qui a été effacé". La jeune fille vivait avec ses parents dans un hôtel. Il réussit après quatre ans de recherche à trouver sa date de naissance, le 25 février 1926. Son père était autrichien et sa mère, hongroise. Quelques notations biographiques sur les parents de Dora montrent leur situation d'exilés dans une France des années 30. Il s'attache à décrire ces existences muettes : "Ce sont des personnes qui laissent peu de traces derrière elles. Presque des anonymes. (...) Ce que l'on sait d'elles se résume en une simple adresse. Et cette précision topographique contraste avec ce que l'on ignorera pour toujours de leur vie - ce blanc, ce bloc d'inconnu et de silence". Patrick Modiano est obsédé par les lieux qui, seuls, gardent une "légère empreinte des personnes qui les ont habités". Il recense ainsi une topographie des rues parisiennes qui donne un parfum nostalgique dans toutes les lignes de ce récit. En 1940, la petite Dora est inscrite dans un internat religieux pour calmer son état d'esprit rebelle. Car elle a déjà fugué à plusieurs reprises sans donner d'explication. Le narrateur traque les moindres indices de la vie courte et tragique de Dora : des élèves de ce pensionnat et des adultes qui l'ont côtoyée. Il imagine sa vie difficile dans les circonstances de la guerre et tente de retracer des bribes insaisissables de son passage dans ce pensionnat. Parallèlement, il relate ses mauvaises relations avec son père, un homme secret sur ses "affaires" illicites. La fugue de Dora fascine le narrateur car lui-même a vécu cette expérience de rupture, l'analysant comme un appel au secours. Ce récit dénonce les centaines de disparitions de jeunes adolescents raflés par les policiers français de Vichy. Dora et son père ont quitté Drancy le 18 septembre 1942 pour Auschwitz. Sa mère aussi a été déportée en 1943 pour la même tragique destination. La fugue inexpliquée de Dora restera son secret que "les bourreaux, les ordonnances, les autorités dites d'Occupation, le Dépôt, les casernes, les camps, l'Histoire, le temps, - tout ce qui vous souille et vous détruit - n'auront pas pu lui voler". Ce récit de mémoire, un classique à lire et à relire surtout pour combattre l'antisémitisme, un poison intolérable à éradiquer sans cesse.