jeudi 30 septembre 2021

Déceptions

 Dans les romans de la rentrée automnale, j'ai lu "La définition du bonheur" de Catherine Cusset. Dès les premières pages, l'écrivaine annonce la mort d'une des deux protagonistes du roman à l'âge de soixante ans. La narratrice va ensuite dérouler le destin de ces deux demi-sœurs, Clarisse et Eve, sur quarante ans. A 16 ans, Clarisse a subi un viol collectif qu'elle ne dénonce pas et elle enfouit ce secret en elle. Après ce traumatisme, elle n'a plus peur de rien. Elle collectionne les hommes, en choisit un pour devenir mère de trois enfants, Elle quitte son mari, rencontre un amant russe avec lequel elle va vivre une passion dévastatrice. Eve, au contraire, mène sa vie sans la brûler. Elle préfère la stabilité du couple aux aventures sans lendemain, élève ses enfants dans une quiétude familiale équilibrée. Elle vit aux Etats-Unis et s'épanouit professionnellement dans l'art culinaire. Autant j'avais bien apprécié les romans précédents de Catherine Cusset ("La haine de la famille" et "Le problème avec Jane"), autant ce dernier m'a vraiment déçue. J'ai décelé les ficelles de la romancière dans les résonances de Meeto, avec la dénonciation du viol, des violences masculines, du harcèlement envers les femmes. En effet,  Clarisse subit les horreurs d'un patriarcat pesant mais trop, c'est trop. Clarisse, l'imprudente et la passionnée, finira par se faire assassiner par son amant "russe" ! Pour moi, la littérature que j'aime n'utilise pas tant de faits divers qui s'étalent sans cesse dans les médias. Catherine Cusset n'a pas un goût prononcé de la nuance. Quant à Eve, sa vie est aux antipodes de celle de sa sœur. Elle réussit à merveille sa cuisine française à New York, achète une maison en Bretagne, n'a aucun problème existentiel. L'écrivaine qui a passé 30 ans aux Etats-Unis se décrit-elle à travers Eve ? Le portrait de ces deux femmes contraires, unies par un père absent et désunies par leur style de vie, ne m'a pas enthousiasmée malgré des critiques très positives dans la presse. Ma deuxième déception concerne la discrète Leonor de Recondo. J'avais bien aimé ses romans précédents écrits avec subtilité sur des sujets de société délicats. Dans son dernier opus, "Revenir à toi", l'écrivaine raconte l'histoire de Magdalena, une comédienne connue. Elle apprend que sa mère, disparue trente ans avant, vit dans une maison éclusière dans le Sud-Ouest. Apollonia, cette mère dépressive, s'est murée dans un silence total. Sa fille essaie de l'apprivoiser en s'installant chez elle. Elle rencontre un jeune homme dans ce village avec lequel elle a une liaison. Sa mère semble ne pas la reconnaître. Au fil du temps, Magdalena découvrira le secret douloureux d'Apollonia. Ce roman pourtant bien écrit, bien construit, ne m'a pas vraiment touchée car, toujours ce constat du "trop". Même si elle évoque le mythe d'Antigone comme oiseau de malheur, ce texte mélopée peut plaire évidemment, mais ce rapport mère-fille dans le registre du tragique me semble trop factice. Ces écrivaines confirmées et talentueuses ont, à mes yeux, trop exploité le filon familial victimaire. Dommage.  

mercredi 29 septembre 2021

Atelier Lectures, 2

 Annette, lectrice motivée, a noté cet été les coups de cœur. J'ai retenu en particulier deux romans et un documentaire. Elle a beaucoup apprécié "Héritage" de Miguel Bonnefoy. Les Lonsonier habitent à Santiago du Chili depuis de nombreuses générations. Arrivé du Jura à la fin du XIXe, le patriarche a pris racine et son fils Lazare habitera cette maison avec Thérèse. Leur fille Margot, pionnière de l'aviation, s'unira à une étrange soldat surgi du passé pour donner naissance à Ilario, le révolutionnaire. Bien des années plus tard, un drame sanglant frappe la famille. Cette fresque se déploie des deux côtés de l'Atlantique et évoque le déracinement qui, parfois, peut provoquer des blessures indélébiles. Annette a évoqué un documentaire pointu mais très intéressant sur le cosmos, "Vertiges du cosmos" de Trinh Xuan Thuan, astrophysicien, professeur à l'Université de Virginie aux Etats-Unis. De l'archéoastronomie à l'astrophysique actuelle, l'auteur conte les prouesses de nos ancêtres, fascinés par la splendeur de la nuit. Ce document illustré ne se lit pas aussi facilement qu'un roman. Mais, parfois, il est recommandé pour nos neurones d'affronter des sentiers escarpés de montagne pour améliorer notre culture scientifique.  Dans ce monde si savant, l'essayiste vulgarise certaines questions : l'univers est-il fini ou infini ? Comment comprendre Einstein et l'espace-temps ? L'homme et le cosmos, une "alliance éternelle" à découvrir dans ce documentaire vertigineux. Danièle a choisi un ouvrage de Claire Oppert, "Le pansement Schubert", publié chez Denoël en 2020. Lorsque elle n'est pas en concert à travers le mode, la musicienne, Claire Oppert, joue pour les personnes en fin de vie, les malades, les autistes. Elle raconte ses rencontres avec délicatesse et poésie. Le chant du violoncelle semble apaiser les patients et le miracle Schubert suspend le temps, un temps parfois difficile à travers la maladie. Un hommage à la musique et à sa dimension thérapeutique avérée. Danièle a déniché chez un libraire d'occasions, le roman de Pascal Laîné, un écrivain bien oublié aujourd'hui. Pourtant, ce livre sur le silence d'une femme, nommée Pomme, avait marqué l'année littéraire en 1974 en obtenant le Prix Goncourt. J'ai trouvé cette belle phrase : "Elle est de ces arbustes qui trouvent toute leur terre dans la fissure d'un mur, dans l'interstice entre deux pavés et c'est de sa végétalité qu'elle tient une vigueur paradoxale". Grâce à Danièle, je relirai ce texte avec plaisir, quelques décennies plus tard... Voilà pour les coups de cœur de septembre. Nous nous retrouverons le jeudi 14 octobre autour des nouveautés de la rentrée littéraire. 

lundi 27 septembre 2021

Atelier Lectures, 1

 Enfin, l'atelier Lectures a démarré ce jeudi 23 septembre à la Maison de Quartier de Chambéry. Cette date ne convenait pas à toutes les participantes mais il faut bien enclencher le mouvement même si tout le monde n'est pas au rendez-vous. Après tant de mois d'interruption, depuis le mois d'octobre 2020, j'ai souhaité reprendre cette activité pour partager les traditionnels coups de cœur en début de séance et du thème proposé en deuxième partie. Comme j'aime les livres et la littérature, se retrouver autour de cette passion ne peut procurer que du "bien". J'espère que la crise sanitaire ne perturbera pas les séances prévues de septembre à juin. J'ai donc recueilli quelques coups de cœur des lectrices présentes. Mylène a commencé avec un roman d'Anne Roiphe, "Les eaux de la colère", publié chez Le Sonneur. Cette fresque historique et romanesque se situe à la fin du XIXe à Alexandrie en Egypte. Un navire venu de Calcutta transporte un dangereux passager clandestin : le microbe du choléra. A Paris, Louis Pasteur décide d'envoyer un groupe de jeunes scientifiques chargés de découvrir le microbe. Ils installent leur laboratoire dans un hôpital européen. Ils font connaissance de plusieurs notables alexandrins parmi lesquels le docteur Malina. Sa fille Este s'intéresse à Louis, un des scientifiques français et se met à envisager un avenir à ses côtés. L'équipe ne parvient pas à isoler ce microbe destructeur car l'épidémie s'amplifie au fil des jours. Mylène a apprécié ce mélange entre fiction et histoire et ce thème lui rappelait les dégâts de l'épidémie actuelle. Je ne connaissais pas cette écrivaine américaine, grande féministe dans les années 60, qui lui a été recommandée par une libraire... C'est devenu rare de nos jours. Agnès a découvert "Otages intimes" de Jeanne Benameur, publié chez Actes Sud en 2015. Etienne, photographe professionnel, a été pris en otage dans une zone en guerre. Quand il est libéré, il revient chez lui pour se reconstruire et ce retour ne se passe pas comme prévu. Ce beau récit d'une délicatesse propre à Jeanne Benameur se transforme en livre de sagesse pour le plus grand plaisir des lecteurs-trices.  Agnès, grande amatrice de romans policiers, nous a conseillé aussi "La vallée" de Bernard Minier. Dans une vallée coupée du monde, surgit une série de meurtres aux mises en scène particulièrement sophistiquées et macabres. Cette enquête haletante mérite de classer ce livre dans les très bons policiers de l'année. Véronique aime particulièrement Melissa da Costa et son roman, "Les lendemains". Réfugiée dans une maison en Auvergne, Amande vit un deuil impossible. En s'isolant, elle pense guérit plus vite. Elle va se réconcilier avec la vie grâce à la découverte de calendriers horticoles de l'ancienne propriétaire des lieux. Et le jardinage va la sauver de son naufrage. La suite, demain. 

"Le Guépard"

 Quand je m'évade dans une escapade, je pense à emporter un roman qui correspond au pays que je vais visiter. Au Portugal, je vais lire et relire Pessoa. Pour Berlin, je lirai des romans allemands, surtout le grand Thomas Mann. Pour l'Espagne, j'ai le choix entre Javier Marias et Cervantès. Et je peux continuer la liste. Je me souviens que je lisais Homère, Yourcenar, Jacqueline de Romilly quand je suis partie à plusieurs reprises en Grèce. Pour la Sicile, j'ai choisi de relire "Le Guépard" de l'écrivain et aristocrate italien, Giuseppe Tomasi di Lampedusa, paru en 1958 à titre posthume. J'ai relu ce classique avec un intérêt croissant au fil des pages. Je me souviens du magnifique film de Visconti avec Burt Lancaster, Alain Delon et Claudia Cardinale. Le film avait obtenu la palme d'or à Cannes en 1963. L'écrivain sicilien retrace la vie de Don Fabrizio Corbera, prince de Salina. Avant de lire ce classique, il vaut mieux se renseigner sur l'Histoire italienne en 1860, le débarquement des troupes de Garibaldi, le renversement d'un ordre séculaire. Au milieu des tourments révolutionnaires du Risorgimento, le prince sicilien assiste au changement entre l'ordre ancien et un nouvel ordre. L'écrivain s'est inspiré en la romançant de la vie de son arrière-grand-père, Giulio Fabrizio di Lampudesa. L'intrigue romanesque repose sur la rencontre de Tancredi, le neveu charismatique, avec la fille du maire parvenu, la belle Angélique. La fille du Prince est amoureuse de son cousin qui ne voit pas cet amour trop familier. Le Prince accepte ce mariage pour des raisons financières car Tancredi est ruiné et il a besoin de la fortune de sa future femme pour se lancer dans la politique. L'histoire se déroule par tranches d'années de 1860 à 1910. La vie des "Guépards" siciliens est décrite avec une profondeur proustienne et ce Prince puissant et influent, patriarche traditionnel, assiste à sa propre impuissance. Seul, son chien Bandito et sa passion de l'astronomie le rendent heureux. Quand il analyse sa vie au moment de mourir, "il voulait ramasser petit à petit, hors de l'immense tas de cendres du passif, les paillettes d'or des moments heureux". Lire ce roman somptueux près des paysages que le Prince de Salina a certainement vus me rapprochait de ce pays si attachant. Le Prince ne se fait aucune illusion sur le cours de l'Histoire : "Nous fûmes les Guépards, les Lions ; ceux qui nous remplaceront les petits chacals, les hyènes. Et tous ensemble, Guépards, chacals, moutons, nous continuerons à nous considérer comme le sel de la terre".  Des passages du roman appartiennent à la mémoire littéraire universelle comme la célèbre scène de bal au centre du récit. J'ai relu cette fresque avec un vrai bonheur de lecture en comprenant mieux cette île particulière volcanique dans tous les sens du terme. Je suis tombée sous le charme de l'Italie depuis longtemps et plus le temps passe, plus je m'attache à ce territoire béni des dieux, qui, des Romains aux Italiens d'aujourd'hui, ont forgé une identité exceptionnelle autour de la langue et de l'art. La littérature italienne est ce pays que je visite régulièrement en attendant d'y retourner le plus souvent possible. 

vendredi 24 septembre 2021

Escapade sicilienne, Catane

 Pour reprendre l'avion, j'ai terminé mon escapade à Catane. Cette cité n'est pas plaisante au premier abord quand on pénètre dans son port industriel où la mer n'est même plus visible. Le chaos urbain se vérifie à chaque avancée du taxi qui nous a conduit vers notre hôtel dans le centre ville, via Crociferi. L'Etna, volcan menaçant, domine le paysage de la ville et il est souvent noyé dans les nuages à son sommet. J'ai commencé ma visite par l'église baroque San Giliano, puis je me suis dirigée vers le Monastère des Benedettini, transformée en université. Je suis entrée pour voir l'intérieur et ce lieu, chargé d'histoire, m'a un peu échappé. Des étudiants en lettres vaquaient à leurs occupations mais voir cette jeunesse sicilienne dans un tel endroit me semblait réjouissant. Je préfère que ces lieux d'esprit servent à l'éducation et à l'étude que consacrés aux touristes... Le centre historique donne une image plus remarquable de la cité avec sa Piazza Duomo, devenue une zone piétonne, exposant son célèbre pachyderme en pierre de lave. Cet éléphant de l'époque romaine serait dotée de pouvoirs magiques contre les éruptions de l'Etna. La fontaine éléphantesque attire de nombreux passants, Siciliens en majorité. A côté de la Cathédrale, une deuxième fontaine, "Fontana dell'Amenano", montre une statue avec une corne d'abondance et surtout révèle la présence d'un fleuve souterrain qui a été enseveli par une coulée de lave. Le Duomo, reconstruit au XVIIIe, se présente fièrement avec sa belle façade en pierres dorées. Plus loin, je n'ai pas manqué le théâtre gréco-romain, pouvant contenir 7 000 spectateurs. Après un repas dans une brasserie sur la piazza Duomo, j'ai visité le musée civique dans le Castello Ursino. Ce château élevé, en 1239 par l'empereur Frédéric II, a accueilli le premier parlement sicilien en 1282 et a finalement été recyclé en prison. Il abrite aujourd'hui un beau musée avec des collections archéologiques et picturales de la ville. L'austérité du lieu s'efface un peu grâce aux œuvres d'art exposés. Je pouvais toucher un kouros antique, admirer quelques vases grecs, découvrir des peintres siciliens sans la présence de gardien et très très peu de touristes. J'ai fini ma soirée devant un spritz sur la Piazza Duomo où je voyais défiler les Catanais et les Catanaises dans une ambiance bon enfant et très décontractée. Le soir, les habitants pratiquent comme les Espagnols la tradition du "Paseo", la promenade familiale pour déguster une glace, une pâtisserie afin de se détendre sans la chaleur de la journée. Le lendemain, je prenais l'avion pour Lyon, un vol de deux heures, et je constatais dès mon arrivée en France un changement total d'atmosphère. La Sicile était toujours dans ma tête et j'éprouvais une certaine nostalgie d'avoir quitté cette terre si attachante. 

jeudi 23 septembre 2021

Escapade sicilienne, Raguse

 Dès que je suis arrivée à Raguse, la vue de la cité perchée sur la colline est à couper le souffle. La ville est partagée en deux zones : Ibla la médiévale et Ragusa-Nuova, la baroque. Le séisme de 1693 a frappé la ville et l'a détruite en grande partie. J'avais réservé une chambre dans un ancien monastère, l'Antico Convento dei Cappuccini, reconverti en hôtel et la décoration chic et sobre a transformé ce lieu austère en lui donnant une touche vraiment originale. Les cellules composant le monastère conservent leur aspect ancien et les nouveaux propriétaires ont eu la délicatesse de ne pas effacer les inscriptions religieuses sur les portes des chambres. J'appréciais le respect des traditions dans ce changement inéluctable où la modernité détruit souvent les traces anciennes des édifices. Bientôt les églises catholiques deviendront des hôtels à cinq étoiles... Et l'Italie, pourtant catholique pratiquante, cède au changement sociétal. Mon hébergement était située dans le jardin Hybléen (Giardino Ibleo) qui domine la vallée. La terrasse et les allées ombragées par des palmiers magnifiques apportent un aspect paradisiaque à ce lieu. Trois églises de style baroque cohabitent dans cet espace ravissant : San Vincenzi Ferreri, San Giacomo et celle du Convento dei Cappuccini. Près de ce jardin, j'ai observé le portail de San Giorgio Vecchio de style gothique et dernier témoin d'une église détruite par le séisme. Le Duomo San Giorgio, construit en 1775, domine la place centrale et en montant vers les escaliers majestueux de l'édifice, j'ai remarqué un ravissant petit pavillon du XIXe baptisé sur sa façade, "Circulo di conversazione"  ou cercle de la conversation. Ces cercles apparaissent en Sicile au XVIIIe et deviennent des lieux d'identification sociale. Ces associations professionnelles étaient des creusets d'idées nouvelles et certaines ont été interdites par les pouvoirs successifs. Raguse est aussi réputée par sa gastronomie et je n'ai pas résisté à cette opportunité le soir au restaurant du couvent où j'ai dégusté une soupe aux poissons délectable. Cette partie de la Sicile baroque demande une endurance physique soutenue et un entraînement sportif régulier. Avec une chaleur estivale permanente, la marche devient parfois un peu pénible. Mais il faut bien souffrir un peu pour apprécier ces cités perchées aux marches innombrables. Noto et Raguse m'ont vraiment séduite pour leur harmonie architecturale, leur minéralité ocre, leurs églises et leur authenticité. En ces temps de Covid où il faut montrer son passe sanitaire (sauf dans les terrasses de restaurant), il y avait très peu de touristes étrangers (très peu de Français). Une aubaine rare à déguster sans modération. 

mercredi 22 septembre 2021

Escapade sicilienne, la Sicile baroque

 Après la ville de Noto, les guides touristiques m'avaient influencée pour découvrir les fleurons de la Sicile baroque. Noto m'avait frappée par son harmonie architecturale mais, j'ai été assez déçue en parcourant Modica et Scicli, villes d'une architecture assez anarchique. J'avais vu une émission de télévision sur le chocolat fabuleux de Modica et évidemment, ma gourmandise fut comblée avec cette petites plaques d'un chocolat dont la fabrication conserve ses secrets depuis des décennies. Il est vrai que les fabricants conjuguent son goût aux agrumes, au café, à la vanille, aux noix, à la pistache et tant d'autres parfums. Ces deux villes visitées ne m'ont pas laissé des souvenirs impérissables d'autant plus que les églises baroques étaient toutes fermées. Quand j'ai repris la route vers Raguse pour rejoindre une ferme d'agritourisme, j'ai vécu un moment difficile avec un orage diluvien et je voyais l'eau dévaler sur la route qui se transformait en ruisseau. Heureusement, il a fallu se garer pour attendre la fin du déluge. La Sicile, terre de volcan, attire les excès en tous genres y compris dans la météo : soleil brûlant, pluies affolantes ! J'ai rejoint mon nouvel hébergement grâce à google à Santa Croce Camerina tellement l'endroit était caché et non signalé. Au bout d'un chemin caillouteux, une ferme s'est dévoilée dans sa solitude au milieu des champs d'oliviers. Le propriétaire nous a accueillis en nous racontant l'histoire de cette résidence d'été datée de 200 ans. Le soir, le seul restaurant ouvert dans cette région déserte se trouvait à cinq kilomètres et proposait un menu unique : la viande de buffle ! Un élevage de ces énormes bestioles mâles et femelles, vouées à la viande et à la mozzarella,  jouxtait le restaurant et l'odeur musquée de ces animaux impressionnants dominait l'air ambiant. J'avoue que c'est la seule fois et la dernière que je mangerais du buffle ! Les habitants du coin se pressaient dans ce restaurant avec ce menu unique et nous étions les seuls Français à déguster ce plat roboratif. Le silence régnait dans la ferme très peu fréquentée à ces dates et ce retour dans la nuit, sur ce chemin perdu au bout d'un monde inconnu, me plongeait deux cents avant au temps des calèches quand les propriétaires terriens rejoignaient leur résidence d'été comme dans le roman "Le Guépard" que je lisais pendant mon escapade sicilienne... Prochaine étape, Raguse, un rendez-vous incontournable. 

mardi 21 septembre 2021

Escapade sicilienne, Masseria sul Mare

 Quand j'ai quitté Syracuse pour rejoindre la Sicile baroque du Sud, j'ai pris la route d'Avola et en apercevant un cimetière isolée de la petite ville côtière, je me suis arrêtée pour le visiter. J'avais remarqué la coutume des affichettes sur les maisons ou sur des panneaux municipaux concernant les défunts. Ce rite collectif était l'apanage du garde champêtre mais l'imprimerie a remplacé la voix et cette forme d'avis se nomme "il manifesto di lutto". Tout le monde ne lit pas la nécrologie dans les journaux. L'annonce des décès concerne aussi les remerciements de la famille. Ce souci des disparus montre la cohésion d'une société souvent rurale car les villageois se connaissent et se rencontrent sur les places et entretiennent des relations de voisinage. L'image des morts se retrouvent aussi sur les tombeaux souvent somptueux que j'ai remarqué à Avola. Des temples accueillent les plus riches et même les familles modestes soignent avec amour leurs disparus. Des générations se retrouvent sur les médaillons installés sur les parois des tombes et ces familles entières avec des photos anciennes forment des généalogies très émouvantes. La religion catholique conserve encore en Italie une grande influence. Après cet arrêt non prévu, je suis arrivée à Masseria sul Mare. Intégrée dans un parc naturel protégé, la ferme ancienne appartient au phénomène de l'agriturismo, un hébergement plus authentique que les hôtels de bord de mer, souvent bruyants. J'avais réservé une maisonnette sans télévision, ni internet mais vue sur la mer et cet îlot de silence ressemblait à un petit paradis. La mer ionienne était située à 300 mètres et j'ai profité de cette pause avec une véritable délectation. Le matin, je me suis baladée sur la falaise face à la mer et j'avais la sensation de me retrouver sur une autre planète. Les mouettes se posaient sur un rocher et une aigrette solitaire a rejoint la petite colonie des volatiles siciliens. De Masseria où je suis restée deux jours, j'ai visité Noto, un bijou d'architecture baroque. En 1693, un terrible tremblement de terre a secoué la Sicile orientale, anéantissant des villes, reconstruites au XVIIIe. J'ai donc arpenté cette ville "nouvelle" avec sa Cathédrale San Nicolo, le Palazzo Ducezio, le Museo Civico, le théâtre municipal et des églises d'un baroque éclatant. Noto ressemble à un immense théâtre à ciel ouvert et  la lumière du jour diffusait des reflets dorés grâce à la pierre blonde. En retournant à Masseria sul Mare, j'ai retrouvé mon espace naturel avec bonheur, tellement j'aimais le silence de ce lieu. J'ai pris ma baignade de l'année sur la plage sauvage de la propriété... Un moment inoubliable ! 

lundi 20 septembre 2021

Escapade sicilienne, Syracuse, 2

 Après ma visite dans une bulle temporelle de plus de deux mille ans à Néapolis, je suis revenue sur terre en prenant possession de ma chambre d'hôte dans le port de Syracuse. Devant ma fenêtre, je voyais les bateaux de pêche et des voiliers rentrer et sortir du port. Des mouettes zébraient le ciel et cette ambiance portuaire m'enchante toujours quelque soit le lieu où je suis. J'ai consacré l'après-midi à redécouvrir l'île d'Ortygie d'un charme incomparable. Baptisé le "scolio", le rocher, cet espace géographique concentre des merveilles architecturales : églises, palais, musées, sites archéologiques. J'ai commencé par la Piazza Duomo, une place ensoleillée où églises, palais et musées se succèdent dans un espace architectural d'un esthétisme flamboyant. La Cathédrale expose fièrement ses colonnes encastrées dans sa façade baroque et des statues veillent sur les habitants de l'ile. Andrea Palma a dessiné le plan du Duomo au XVIIIe et a ainsi offert une perspective réjouissante où la couleur ocre doré domine le panorama. L'intérieur est aussi somptueux que l'extérieur avec des toiles religieuses de grande qualité. La Piazza Archimède, avec la fontaine Diana offre une ambiance apaisante, sans présence des voitures. Par hasard, j'ai vu une exposition sur un photographe local, un certain Maltese, véritable ethnologue des habitants et de leurs coutumes au début du XXe. J'ai découvert aussi un peintre contemporain, Andrea Chisesi, dans une galerie. Cet artiste combine la photographie avec la peinture pour créer des tableaux hybrides fusionnant la tradition et la modernité. Je ne pouvais pas manquer le musée Bellomo, "La Galleria regionale del Palazzo Bellomo", Via Capodieci où j'ai admiré la saisissante "Annonciation" du peintre sicilien, Antonello da Messina en attendant le retour de l'électricité dans les salles... Pour bien connaître Ortygie, il faut marcher à travers les ruelles moyenâgeuses et longer le bord de mer magique. Et pour mieux ressentir la beauté du lieu, rien ne vaut un tour en bateau pour voir la ville d'un point de vue différent. J'ai apprécié cette balade maritime avec un marin syracusien facétieux qui racontait les strates historiques de la cité antique. Dans la soirée, je suis allée dire bonsoir à la gloire locale de la cité, le dénommé Archimède, sculpté dans le bronze pour l'éternité. Le lendemain matin, cap sur une église qui conserve un Caravage magnifique et j'ai aussi visité le musée archéologique Paolo Orsi. Parmi les curiosités du musée, j'ai observé un kouros grec, une déesse nourrissant des enfants (kourotrophos), des vases grecs de toute beauté, un beau cavalier en terre cuite et tant d'autres objets antiques. Chaque fois que je pénètre dans un musée archéologique, je me sens dans un espace familier comme si je rejoignais la famille humaine depuis ses origines, un voyage dans le temps qui me séduit toujours autant. 

vendredi 17 septembre 2021

Escapade sicilienne, Syracuse 1

 Dès que je suis arrivée à Syracuse, j'ai voulu revoir en priorité le site archéologique, Néapolis, la nouvelle cité, comme son nom l'indique. J'ai démarré la matinée dans ce parc très bien aménagé en promenade dans une Antiquité toujours aussi fascinante. Le théâtre grec a subi de nombreuses transformations au fil du temps et les Espagnols l'ont démantelé pour construire les fortifications de l'île d'Ortygie. Mais, ce lieu conserve l'esprit des tragédies grecques d'Eschyle qui assistait aux représentations de ses pièces. La légende raconte que Platon s'est assis sur un gradin pour écouter avec attention les acteurs de son époque. Je l'imaginais dans cet espace exceptionnel. Je ressentais sa présence "immortelle"... Plus loin, un amphithéâtre romain du IIIe siècle après J.-C. pouvait contenir 16 000 spectateurs qui applaudissaient les gladiateurs et les reconstitutions de batailles. Une galerie couvre le pourtour de l'arène pour permettre la circulation des bêtes sauvages. Après celui de Rome et celui de Capoue, ce monument imposant impressionne par sa taille. Un autel sacrificiel gigantesque, l'autel de Hiéron II (265 av. J.-C.) déroule sa monumentalité sur 200 mètres de long et sur 23 mètres de large. Le tyran dans le cadre des guerres puniques, voulait remercier les dieux en sacrifiant 100 bœufs en seule fois ! Imaginons ces moments de folie collective, de foi irrationnelle en des dieux légendaires et fictifs ! Les sacrifices pouvaient amadouer ces dieux parfois bienveillants, parfois malveillants envers les pauvres humains. Puis, un gardien m'a tendu un casque pour pénétrer dans les latomies, des carrières de pierre que les esclaves creusaient pour construire la ville de Syracuse. Ces grottes peuvent atteindre une cinquantaine de mètres de hauteur. Une ouverture ressemble à une oreille d'un faune et le peintre Le Caravage l'a baptisée l'Oreille de Dionysos. Denys le Tyran venait espionner les 7 000 prisonniers athéniens qu'il avait fait enfermer après leur expédition. J'ai assisté à une scène où un groupe de touristes chantaient pour tester l'acoustique de la grotte. Ce lieu mystérieux, chargé de légendes, m'a plongée dans une Antiquité violente et j'ai pensé que la série Games of Thrones aurait pu tourner une scène mémorable dans ces carrières inquiétantes. Après cette visite, j'ai rejoint l'île d'Ortygie où j'avais loué une chambre d'hôte avec vue sur le port. Ma pause déjeuner au restaurant "Le Grand Canal", au pied de l'hôtel, m'a redonné de l'énergie pour arpenter ce berceau historique de la ville. Quand on voyage en Sicile, la cuisine appartient à la culture patrimoniale. Je n'ai pas écarté, évidemment, cette dimension culturelle gourmande. Bien au contraire ! 

jeudi 16 septembre 2021

Escapade sicilienne, Taormina

Il fait souvent trop chaud pour partir l'été dans un pays du Sud et je préfère attendre septembre pour entreprendre une escapade hors de France. J'ai donc pris ma valise pour retourner en Sicile où j'avais envie de revoir l'Est du pays après avoir découvert en 2018, Palerme et la Vallée des Temples. En 2007, j'avais visité Taormine, Syracuse et l'Etna. J'avais gardé un souvenir magnifique de ce voyage familial et je voulais revoir surtout Syracuse que j'avais traversée trop vite. Dès que je suis arrivée à Catane, j'ai ressenti une chaleur lourde et moite très différente des Alpes. Les Italiens prennent des précautions contre le Covid car les touristes doivent remplir des formulaires et subir les tests. Bonjour l'Italie après le résultat négatif de mon test ! J'avais réservé un véhicule pour effectuer une boucle entre Taormina et la Sicile baroque. A Taormina, mon hôtel se situait au dessus de la mer ionienne dans un parc arboré de pins parasols. Perchée à 200 mètres, face à l'Etna, la cité grecque et romaine possède un patrimoine culturel er historique, magnifié par sa situation géographique. Qualifiée de Saint-Tropez sicilien, elle a attiré des écrivains, des peintres et des artistes. Il est vraiment agréable de circuler dans le centre-ville piétonnier aux ruelles médiévales avec la place centrale dotée d'une jolie fontaine et de son Duomo incontournable. Régnait ce jour-là une drôle d'épidémie : les églises recevaient des mariages, ce qui ne permettait pas de les visiter. J'ai revu avec plaisir le théâtre antique gréco-romain, construit au IIIe siècle av. J.-C. sous Hiéron II. Le monument de 109 mètres de diamètre peut accueillir plus de 5400 spectateurs. La scène demeure encore remarquable avec un mur de fond à deux étages où cinq colonnes se dressent dans le ciel. Ce théâtre, creusé dans la roche, ressemble à une gigantesque coquille face à la mer. Le coucher de soleil sur la mer et l'Etna dans un théâtre antique reste un moment féerique.  En fin de soirée, une équipe de techniciens démontait la scène et les appareils de sonorisation car ce théâtre reste toujours un haut lieu culturel avec des concerts, des pièces de théâtre et des festivals. Ce déménagement bruyant et imprévisible n'a pas gâché ce moment "taorminien". Les Grecs savaient choisir, avec leur sens de la beauté, des lieux magiques pour célébrer les dieux de l'Olympe. Le soir, devant un plat succulent (un espadon grillé), un chanteur est venu animer la terrasse du restaurant mais à ma grande surprise, sa voix de ténor, l'air d'opéra et l'âge très avancé de l'interprète ont conquis le public présent. Le lendemain matin, j'ai assisté à une des plus belles aurores de mes escapades. De mon balcon, je voyais le soleil comme une orange dominant la mer toute dorée et je me croyais en Grèce, si proche de Taormina... 

mercredi 15 septembre 2021

"Marguerite Yourcenar, portrait intime"

 Quand j'ai terminé le troisième tome du "Labyrinthe du monde", j'ai repris une biographie illustrée sur Marguerite Yourcenar, "Marguerite Yourcenar, portrait intime", édité chez Flammarion en 2018. Achmy Halley a consacré plusieurs ouvrages à l'écrivaine et ce beau livre raconte le destin unique de cette petite fille si intelligente. Les illustrations inédites et précieuses présentées dans cet ouvrage retracent une longue carrière d'écrivain qui aboutit à son élection à l'Académie française en 1980. Le biographe avait déjà écrit une thèse de doctorat sur elle et a dirigé la Villa Marguerite Yourcenar près de Lille, devenue une résidence d'écrivains européens. Son projet consiste à dépouiller l'écrivaine d'images fausses comme sa froideur ou son air hautain. Il dresse un portrait d'une femme passionnée, chaleureuse, sensible et vulnérable. Son univers intime se décline en plusieurs périodes : son enfance avec son père, sa vocation d'écrivaine dès son adolescence, son premier recueil de poésies à 18 ans, sa passion déçue pour André Fraigneau, un éditeur parisien. Son premier roman, "Alexis ou le vain combat" est accepté chez un éditeur en 1929. En 1937, elle rencontre la femme de sa vie, Grace Frick et elle part vivre à New York avec elle, puis dans le Maine sur l'île des Monts-Déserts. Elle donnera des cours à l'université de Yale, fera des traductions, enseignera le français. Après la guerre, elle décide de rester aux Etats-Unis et obtient la nationalité américaine. Sa vie se déroulera dans cette maison en bois, isolée en pleine nature, entrecoupée de nombreux voyages. Il lui fallait le silence de cette Ithaque pour composer son œuvre entière. Ce documentaire se lit avec un grand plaisir et de nombreuses citations ponctuent le récit biographique. J'apprécie particulièrement celle-ci qui résonne vraiment dans ma passion de lire : "Le vrai lieu de naissance est celui sur lequel on porte un premier regard intelligent sur le monde. Ma première patrie fut une bibliothèque, tous mes ancêtres sont des livres, mes géniteurs, des écrivains". Ce "Portrait intime" décrit l'art de vivre d'une femme singulière, hors du commun mais qui, à travers tous les objets de la maison, se dévoile en toute simplicité. Elle aimait pétrir le pain, adorait les pâtisseries, se promenait tous les jours dans des paysages magnifiques, lisait, écrivait, recevait des amis. Le dernier chapitre regroupe quelques recettes fétiches de Grâce et de Marguerite : mousse au chocolat, muffins aux myrtilles, sabayon glacé, scones aux raisins. J'ai appris qu'elle craquait pour les gaufrettes Meert que j'ai goûtées quand je suis "montée" à Paris. Encore un point commun avec Madame Yourcenar en plus de sa passion pour l'Antiquité ("Mémoires d'Hadrien), pour la Renaissance ("L'Œuvre au noir"), pour la Grèce (La couronne et la lyre). Je termine par cette belle citation qui résume sa vie : "Le conformisme est une misérable maladie parce qu'elle vous empêche d'exister. Les gens qui sont véritablement conformistes n'ont pas vécu". Merveilleuse Marguerite Yourcenar... 

vendredi 3 septembre 2021

"Quoi ? L'Eternité", 2

 Dans ce troisième tome du "Labyrinthe du monde", Marguerite Yourcenar se peint elle-même à travers son père, Michel, qui échappe à sa caste de la noblesse. Homme sans préjugés, ce père offre un héritage immatériel a sa petite fille d'une intelligence hors norme : le goût du non-conformisme, le sens de la liberté, la passion de la lecture et des voyages. La devise "yourcernarienne" se dessine dans ses romans : il faut sculpter sa vie comme une œuvre d'art à la façon d'Hadrien, l'empereur amoureux d'Antinoüs, son éphèbe, mort noyé à l'âge de vingt ans. Parfois, l'écrivaine qui livrait très peu de sa vie, glisse quelques confidences intimes qu'il faut savoir lire entre les lignes. Dans le chapitre qu'elle a intitulé, "Les miettes de l'enfance", elle évoque ses souvenirs avec une émotion rare en décrivant l'atmosphère idyllique du château : "Par les beaux crépuscules, Michel allumait dans les bois d'innombrables veilleuses verdâtres semblables à des lucioles : l'enfant tenue par cette forte main aurait pu croire entrer au pays des fées". Elle décrit ses jouets, ses poupées, sa chambre, la présence rassurante de sa nounou Barbe. La narratrice s'émerveille de cette enfance protégée et s'interroge sur les photos où elle voit une  petite fille étrange "qui joignait ses mains pour prier au coin d'un autel". Elle raconte la conduite quelque peu inédite de sa nourrice qui arrondissait ses fins de mois dans un hôtel de passe. Michel a mis fin à ce stratagème en l'éloignant de la petite Marguerite. Aucun jugement moral de l'écrivaine sur cette mère de remplacement. La petite fille découvre la magie de la lecture : "Je voudrais consigner aussi ici celui d'un miracle banal, progressif dont on ne se rend compte qu'après qu'il a eu lieu : la découverte de la lecture". Elle rend hommage à cet acte créateur et même si elle ne comprenait pas tous les textes, leurs traces resteront "indélébiles" dans la mémoire. Quand elle vit à Paris, Marguerite fréquente assidument le Louvre : "De la neuvième à la onzième année, quelque chose d'à la fois abstrait et divinement charnel déteignit sur moi : le goût de la couleur et des formes, la nudité grecque, le plaisir et la gloire de vivre". Michel éduque sa fille dans les musées parisiens mais aussi dans les institutions de Londres où ils se réfugient lors de la Première Guerre Mondiale. La mémoire de Marguerite Yourcenar revivifie en modelant cette enfance particulière. Mais, elle remarque aussi l'extrême difficulté de cette expérience de remémoration : "La mémoire n'est pas une collection de documents déposés au fond de on ne sait pas quel nous-même ; elle vit et elle change ; elle rapproche les bouts de bois mort pour en faire de nouveau de la flamme". L'écrivaine ne terminera pas son récit auquel il manquerait une cinquantaine de pages. Elle n'a pas eu le temps d'évoquer la mort de son père et celle de Jeanne. Elle voulait raconter sa vie jusqu'en 1939 mais elle succombera après un accident vasculaire cérébral le 8 novembre 1987. Cette relecture m'a une fois de plus enchantée et Marguerite Yourcenar comme Virginia Woolf appartient à mon Panthéon personnel, mon temple de la littérature. Je ne passe pas une année sans la lire ou la relire. Promesse tenue, cet été. 

jeudi 2 septembre 2021

"Quoi ? L'Eternité", 1

 J'ai abandonné cet été les "nouveautés" de l'année et j'ai éprouvé l'envie de me retrouver dans mon nouveau chantier : celui des relectures ou des lectures toujours en attente. Après Simone de Beauvoir, Virginia Woolf, Pascal Quignard, j'ai ouvert le troisième volume du "Labyrinthe du monde" de Marguerite Yourcenar. Dans son premier tome, "Souvenirs pieux", elle évoque sa famille maternelle et sa mère, morte à sa naissance. Dans son deuxième tome, "Archives du Nord", elle raconte la famille paternelle et son père qui revient aussi dans ce troisième volume, "Quoi ? L'Eternité", paru en 1988 chez Gallimard. La première page commence par deux phrases courtes, simples, lapidaires : "Michel est seul. A vrai dire il l'a toujours été". Pourtant, cet homme, "Monsieur de C." (Crayencour"), dispose d'un manoir à Bailleul où il vit avec sa redoutable mère, Noémie, la châtelaine du Mont Noir. Il est entouré d'une nombreuse domesticité et après la mort de sa femme, il se lance dans la conquête de nombreuses maîtresses. Mais, le couple qu'il va surtout former, c'est avec Marguerite, sa petite fille qui deviendra la grande Yourcenar. Elle décrit cette vie de rentier entre mondanités et voyages. La petite Marguerite est exclusivement éduquée par son père qui l'initie très tôt au latin, au grec ancien, à la littérature sans oublier les mathématiques. Son père, homme très cultivé, lui transmet le patrimoine culturel à travers les livres, les musées, les sites historiques que la petite fille assimilera avec un bonheur total. Michel se découvre un nouvel amour avec Jeanne de Reval, la meilleure amie de sa femme disparue. L'écrivaine relate ce trio original composé du père de Marguerite, de Jeanne et de son jeune époux, Egon. La narratrice recrée cette relation triangulaire en mettant l'accent sur Egon, musicien tourmenté, homosexuel caché qui inspirera le personnage principal de son roman "Alexis ou le traité du vain combat"?. Dans ce texte d'une écriture somptueuse, Marguerite Yourcenar mène une enquête proustienne, à la recherche d'un monde disparu à tout jamais. Pourtant, son regard sur ce passé lointain n'est pas complaisant, ni béat d'admiration. L'écrivaine n'oublie jamais le choc du réel et la complexité des humains. Le malentendu perdure quant à la filiation  : "Il en sera d'eux comme de tous les fils et de toutes les filles qui s'efforceront de déchiffrer le tempérament des parents, quelque chose fuira entre leurs doigts, comme du sable, se perdra sans l'inexpliqué". Cette phrase emblématique résume la démarche de l'écrivaine : qui était vraiment son père ? L'écrivaine tente de répondre à la question tout en insufflant dans son texte un hommage émouvant à cet homme qui lui a donné une double naissance :  sa présence physique au monde et celle de sa vie intellectuelle d'une intensité rare. Quand Michel lui fait découvrir la Méditerranée, elle inscrira cette vision ainsi : "Une première couche bleue avait été déposée en moi ; enrichie du souvenir d'autres côtes méditerranéennes, elle allait un jour m'aider à retrouver la mer d'Hadrien, la mer de l'Ulysse de Cavafy". (La suite, demain). 

mercredi 1 septembre 2021

"Alphabet triestin"

Une ville italienne me fait toujours rêver depuis longtemps mais je n'ai toujours pas concrétisé un séjour là-bas, tant d'autres cités me semblaient prioritaires comme Rome, Venise, Naples, Florence, Pise, Sienne, Milan, Turin et tant d'autres en Toscane en particulier. Trieste s'installe à demeure dans ma tête rêveuse et parfois, je conserve quelques idées de balade pour l'avenir, bien que les années passent trop vite à mon goût. En attendant cette rencontre avec Trieste, j'ai lu l'ouvrage de Samuel Brussel, "Alphabet triestin", publié aux Editions de la Baconnière à Genève. L'écrivain tient un journal intime en menant une enquête sur la vie littéraire singulière et envoûtante de la ville avec des écrivains illustres comme Italo Svevo, James Joyce, Rilke, les "naufragés de la modernité". Mais, trois noms se détachent de cette galaxie exceptionnelle : Bobi Bazlen, Umberto Saba et Anita Pittoni. Le narrateur, infatigable voyageur, ne pouvait que se passionner pour Trieste où circulent ces fantômes littéraires. De rencontre en rencontre, il tisse un univers disparu qui, soudain, refait surface pour lutter contre l'oubli. Samuel Brussel connait parfaitement l'attraction irrésistible de la ville avec sa "bora", un vent terrible qui balaye tout sur son passage. Quand le narrateur découvre une correspondance entre Anita Pittoni et Balzen, il décide de retourner à Trieste pour raconter cette ville : "Trieste est le lieu de toutes les diasporas, où le choix entre l'exil et les racines, entre l'apaisement et la neurasthénie n'existe plus". Anita Pittoni a donné un "ancrage" à cette cité fantomatique en créant la maison d'édition, "Zibaldone". La ville regorge de librairies anciennes où l'écrivain poursuit son enquête sur la vie littéraire glorieuse de l'époque. Tous ces écrivains se réunissaient dans les cafés typiques : "Libraires, éditeurs, artistes, écrivains et poètes : tous ces artisans ne formaient qu'un seul monde, le monde de la beauté et de la connaissance qui révèle à chacun son identité". Archiviste de cette planète unique dédiée à la littérature, Samuel Brussel traque à sa manière les traces de ces créateurs qui ont donné une "aura" à la cité. Souvenirs, anecdotes, rendez-vous avec les libraires, lettres, extraits de poèmes, images, tous ces ingrédients disparates forment un formidable hommage à Trieste et surtout à la Littérature avec un grand L. Après la lecture de ce journal intime, mon rêve d'arpenter les quais, les cafés, les librairies, les bibliothèques se réalisera un jour prochain et cet ouvrage me servira de guide cultivé, extrêmement cultivé. En attendant ce moment, j'ai acheté par curiosité un livre d'Anita Pittoni, l'éditrice de Zibaldone, au titre alléchant, "Confession téméraire". Trieste, une ville de rêve comme beaucoup de ces cités de la péninsule, des écrins de beauté, peut-être trop saturées de références culturelles, mais sans passé, une ville peut-elle prétendre à se nommer ainsi ?