vendredi 26 avril 2024

"Il ne faut rien dire", Marielle Hubert

 J'ai lu, sur les conseils de Danièle, un récit autofictionnel de Marielle Hubert, "Il ne faut rien dire", publié chez P.O.L. en janvier 2024. Un texte poignant, coup de poing, coup de coeur. Mais, difficile à lire, inconfortable, troublant, dérangeant. Et pourtant, ce deuxième récit de Marielle Hubert, après "Ceux du noir", est l'acte de naissance d'une jeune écrivaine talentueuse qu'il faudra suivre dorénavant. La narratrice évoque sa mère très malade, en fin de vie, atteinte d'un cancer généralisé : "Je ne ressens rien. Je ne suis pas triste. J'ai dit : j'ai hâte qu'elle meure". Cette mère s'appelle Sylvette : "Sylvette est née le 10 juillet 1945. Elle est dans le ventre de sa mère à la Libération de la France. Dans son corps de foetus se trouve dèjà par millions l'ensemble de ses ovocytes. Avant même sa naissance, le stock est là, complet. Parmi ces cellules, il y a la moitié de moi. Voilà mon point de départ". La narratrice va explorer et exploiter la mémoire familiale pour enfin comprendre cette mère-enfant, Sylvette. L'enquête commence avec le personnage hautement repoussant qui se nomme banalement Armand, le grand-père, homme handicapé car il a contracté la polio dans son enfance. Un ogre, violent, colérique, tyrannique, alcoolique. Il changera le prénom de sa fille de Françoise en Sylvette, par provocation. Invivable. Sa femme, Simone, grand-mère de la narratrice, victime docile et soumise, supporte son malheur avec un déni sur l'état de son mari. La mére de la narratrice a toujours été envahie par "une cohorte de fantômes". L'enfant Sylvette a cessé de vivre à l'âge de cinq ans. Quel est ce choc qu'elle a subi ? La petite fille a malheureusement, atrocement rencontré sur son chemin, l'ogre Armand, son propre père : "En 1950, Armand viole Sylvette pour la première fois". Fait glaçant, d'une précision chirurgicale. A partir de ce secret révélé qui surgit à la fin du récit, tout s'éclaire enfin : la non-vie de sa mère, le poids du silence familial, la tragédie. Comment survivre après ce traumatisme ? La narratrice pose la question : "Je n'étais pas née quand les fantômes de Sylvette étaient jeunes et vivants. Je connais ce temps-là par les sempiternelles photos et par les récits qu'elle m'en a faits. Il y a un trou en moi : ce sont eux". Comment même mourir après avoir vécu cet acte sordide, inhumain ?  Marielle Hubert empoigne les mots, façonne les phrases à la hache pour offrir à cette mère malade, souffrante, un hommage fiévreux, douloureux, passionnel. Cette lecture parfois éprouvante mais aussi magnifique de courage dénonce le non-dit du malheur familial, de la honte, de la culpabilité. Marielle Hubert écrit : "Les survivants sont des monstres : la douleur chez eux est convertie en métal vivant". Le titre du livre résume l'attitude de sa mère, "Il ne faut rien dire",  alors que la narratrice a choisi de tout dire. Une lecture indispensable sur l'inceste.  

mercredi 24 avril 2024

"Humus", Gaspard Koenig

Le roman de Gaspard Koenig, "Humus", a obtenu le Prix Interallié et le Prix de Jean Giono en 2023. Les sujets "écologistes" ne m'attirent pas particulièrement dans la littérature, mais j'avoue que j'ai appris beaucoup sur les lombrics, nos modestes vers de terre, ces "intestins des sols, plus lourds qu'humains, éléphants et fourmis réunis". Arthur et Kevin, les deux protagonistes du roman, suivent des études d'agronomie dans une grande école. Ils veulent réintroduire des lombrics sur les terres du grand-père d'Arthur en Normandie afin de réparer les dégâts provoqués par les pesticides. Kevin, étudiant créatif et écologiste convaincu, met au point un traitement naturel des déchets, des "vermicomposteurs" pour les bobos urbains. Alors qu'Arthur s'échine à purifier les sols de la ferme familiale sans obtenir des résultats probants, Kevin réussit à promovoir son idée d'éliminer les déchets avec les vers de terre. Il est aidé par une étudiante bien introduite dans les milieux financiers avec laquelle il établit aussi une relation sexuelle dénuée de sentiment. Les deux amis finissent par se perdre de vue. L'un s'enfonce dans l'échec répété, l'autre se retrouve à la tête d'un empire industriel. Arthur se replie sur sa terre familiale et choisit les vers de terre comme compagnons de route. Il se laisse influencer par un groupe d'écologistes radicaux et violents qui le sépare de la communauté humaine. Sa paranoïa du retour à la terre l'emporte dans une folie mortifère. Kevin, lui aussi, sombre dans le doute de son action car il apprend que son associée a menti sur le projet global en utilisant des incinérateurs pollueurs pour se débarasser des déchets. Il quittera ce monde de la finance en éprouvant une certain dégoût. Ce roman ample et ultracontemporain possède des accents balzaciens et flaubertiens sur les grandes illusions utopiques et aussi des références qui rappellent Houellebecq. Dilemmes moraux, sexe, mensonges, argent, radicalisation écologiste, hypocrisie, trahisons, les destins de ces deux jeunes hommes d'aujourd'hui se heurtent à tous ces écueils et au choc du réel.  Gaspard Koenig utilise la satire mordante pour décrire les milieux des grandes écoles et de leurs élites déconnectées, la marchandisation de l'écologie, la mondialisation, le système productiviste agricole. Dans ce roman dense, aucun personnage n'attire vraiment une empathie des lecteurs-trices, en particulier les femmes autour des deux garçons fantasques. Seuls, les lombrics semblent détenir l'innocence de la nature et surtout une utilité salvatrice pour l'avenir de notre planète ! En lisant ce roman original, Gaspard Koenig m'a fait découvrir un monde incroyable, celui des lombrics, la "première biomasse terreste entre un à trois tonnes à l'hectare". Un roman ultracontemporain sur le malaise d'une génération éco-anxieuse à découvrir. 

lundi 22 avril 2024

"Baumgartner", Paul Auster

 Dès les premières lignes du nouveau roman de Paul Auster, "Baumgartner", publié chez son éditeur Actes Sud, j'ai été séduite par le ton intimiste du récit, l'effet miroir, l'empathie de l'auteur. Le personnage principal s'appelle donc Baumgartner, un septuagénaire, qui rédige un essai sur Kierkegaard, dans "la pièce du premier étage qu'il désigne parfois, comme son bureau, son cogitorium ou son trou". Il vit seul depuis le décès tragique de sa femme dans une noyade, dix ans avant. Pour rompre sa solitude, il commande des livres sur Internet pour rencontrer même brièvement la livreuse. Son humour décapant se manifeste dans son quotidien parfois complexe quand il oublie une casserole sur le feu. Il se brûle la main et tombe sur le sol : "Au moins, je ne suis pas mort. J'imagine que ce n'est pas négligeable". En fait, le narrateur vit dans le chagrin de la perte. Sa femme adorée, Anna Blume, était aussi écrivain comme lui et il éprouve "le syndrome du membre fantôme" en l'ayant perdu dans un accident improbable. Il lui avait dit de ne pas se baigner une dernière fois car la mer était forte. Mais, elle ne l'a pas écouté. Le texte se déroule dans l'évocation du passé : "Vers le passé, le passé distant que l'on distingue à peine, vacillant à l'extrémité la plus lointaine de la mémoire, et par fragments lilliputiens, tout lui revient". Dans le "palais de sa mémoire", il se souvient de sa jeunesse à Newark, de son père d'origine polonaise, de sa rencontre amoureuse avec Anna à 21 ans et de cette union si parfaite avec elle. Quand il ouvre enfin la boîte des archives personnelles de sa femme, il les intègre dans son récit. Il traverse sa fin de vie en philosophe quand il se confie sur sa solitude : "Vivre, c'est éprouver de la douleur". Cette douleur ressemble à l'impossibilité de faire son deuil. Le personnage austérien, Baumgarner, vit trop dans son passé, mais, un jour, une étudiante, le sollicite pour écrire une thèse sur Anna Blum. Comme il possède des recueils de poèmes inédits de sa femme, il accepte de recevoir cette jeune étudiante en lui proposant un studio attenant à son appartement. Cet événement imprévu lui redonne un peu d'énergie et d'espoir pour rompre sa terrible solitude. La fin du récit ouvre des perspectives pour l'écrivain vieillissant. Ce dernier roman de Paul Auster évoque la perte, le deuil, la solitude, le chagrin. La grâce de l'écriture, la force de sa pensée, la magie austérienne dans la construction du texte embarque le lecteur-lectrice dans la trame de tout destin humain. Un très beau roman ! Du grand Paul Auster. 

vendredi 19 avril 2024

"Les Papiers de Jeffrey Aspern", Henry James

 Quand je préparais mon séjour à Venise, j'éprouvais le besoin de lire des romans qui se déroulent dans cette ville. J'ai donc découvert "Les Papiers de Jeffrey Aspern" de l'écrivain américain, Henry James. Paru en 1888, ce roman a été composé au cours d'un séjour de l'écrivain au Palais Barbaro-Curtis de Venise. Le narrateur du récit est chargé de mettre la main sur les papiers personnels de Jeffrey Aspern, un grand poète américain décédé. Ce poète aurait légué ses archives à une ancienne amante, Juliana Bordereau. Cette femme très âgée vit dans un vieux palais de Venise. Très méfiante, elle vit isolée avec sa nièce, Miss Tina. Il se présente à elles comme un simple voyageur et leur demande une chambre à louer. Comme elles vivent dans une certaine pauvreté, elles acceptent d'héberger cet homme en lui demandant un loyer exorbitant. Le narrateur accepte ce loyer et s'installe dans ce palais. Avec prudence, il essaie de communiquer avec ces étranges hôtesses, murées dans le silence et dans la solitude. Les papiers du poète existent-ils toujours ? Sont-ils cachés dans la chambre de Miss Bordereau ? Les a-t-elle brûlés ? Le jeune homme avoue à Miss Tina qu'il veut récupérer ces précieux documents. La vieille dame finit par négocier mais au lieu de lui vendre ses souvenirs, elle propose un portrait miniature de Jeffrey Aspern pour une somme extravagante. Mais, ce portrait ne lui suffit pas. Une nuit, alors que la vieille dame est malade, le narrateur s'introduit dans sa chambre et il est surpris dans son geste de voleur. Miss Bordereau le maudit et s'évanouit. Absent pendant plusieurs jours, il apprend que l'amante du poète est morte. Miss Tina avoue qu'elle détient les papiers du poète mais elle propose une drôle de solution pour qu'il obtienne ces papiers : il doit se marier avec elle ! Bouleversé par cet échange, il refuse et s'enfuit. Mais l'idée de ce mariage fait son chemin et quand il revient voir Miss Tina, elle lui révèle qu'elle a brûlé, par dépit, une à une les lettres du poète. Finesse de l'écriture, cadre enchanteur de Venise, portraits psychologiques profonds. Une ambiance proustienne à la recherche d'un amour perdu. Du grand Henry James. Un classique original et à découvrir. 

mardi 16 avril 2024

Atelier Littérature, 3

 Dans la deuxième partie de l'atelier, nous avons évoqué les coups de coeur, peu nombreux en ce jeudi 11 avril. Mylène a évoqué le dernier récit de Colum McCann, écrivain irlandais, "American mother", publié en 2023 chez Belfond. L'auteur a rencontré Diane Foley, la mère du journaliste américain, James Foley, décapité par Daech. Comment vivre après cet acte barbare ? Comment comprendre cette atrocité commise au nom d'un Islam dévoyé ? En accompagnant la mère du journaliste lors du procès des bourreaux, l'écrivain se veut un témoin de son temps, un temps face à la violence et à l'horreur. La mère d'un courage surhumain veut affronter les assassins de son fils. L'humanisme et la civilisation face à la barbarie... Ce récit poignant ne constitue pas une lecture facile et accessible. Pourtant, il faut bien voir le réel comme il est dans cette tragédie. Odile a lu un roman historique de Maryse Condé, disparue récemment, "Moi, Tituba, sorcière", publié en 1986. Fille de l'esclave Abena, violée par un marin anglais, Tituba, née à la Barbade, est initiée aux pouvoirs surnaturels d'une guérisseuse. Elle se marie avec John et part au village de Salem. En 1692, a lieu le procès des sorcières de Salem et Tituba est arrêtée, oubliée dans sa prison jusqu'à l'amnestie générale qui survient deux ans après. Maryse Condé la réhabilite, l'arrache à l'oubli, et la ramène dans son pays natal, la Barbade. Un beau roman à redécouvrir. Odile a beaucoup apprécié un grand succès de librairie, "Les yeux de Mona" de Thomas Schelsser, paru en janvier 2024. Un grand-père fantasque et érudit initie sa petite fille chaque mercredi à une oeuvre d'art. Ils vont sillonner le Louvre, Orsay et Beaubourg. La petite fille va découvrir la beauté à travers les regards de Botticelli, Vermeer, Goya, Courbet, Kahlo, Basquiat pour citer quelques artistes. Un livre à conserver dans sa bibliothèque pour comprendre le monde de l'art. Danièle a présenté un récit autofictif de Marielle Hubert, "Il ne faut rien dire", publié chez P.O.L. en janvier 2024. Ce livre traite de la délicate question de l'inceste. Comme je l'ai lu aussi, je consacrerai un billet entier dans ce blog. 

lundi 15 avril 2024

Atelier Littérature, 2

 Je poursuis l'évocation des lectures concernant les relations "frères et soeurs" dans les romans. Annette, Geneviève M. et Odile ont bien apprécié le roman de Karine Tuil, "Tout sur mon frère", publié en 2005. Deux frères, Amo et Vincent, issus de la petite bourgeoisie, se heurtent tant ils sont différents. Vincent, le trader, adore la réussite, le luxe et les amours tarifiées. Amo, l'aîné, choisit la littérature et raconte la vie familiale. Mais, un jour, leur père tombe malade et leur demande de renouer un impossible dialogue. Cette épreuve familiale va transformer leur relation fraternelle. Les fantômes du passé resurgissent et ce retour aux sources de leur enfance va changer la donne. Karine Tuil excelle dans les huis-clos familiaux, traversés par des passions parfois destructrices comme le goût de l'argent, du sexe et du pouvoir. J'ai constaté que ce roman n'a pas du tout ennuyé les trois lectrices de l'Atelier. Un des meilleurs romans de Karine Tuil. Danièle a choisi un roman hors liste sur le conseil d'une libraire, "Le Moulin sur la Floss" de George Eliot, paru en 1860. Virginia Woolf écrivait : "Relire les romans de George Eliot nous procure toujours la même énergie et la même chaleur à tel point qu'on ne veut plus la quitter". La toute jeune et idéaliste Maggie Tulliver forme avec son frère Tom un couple lié par un amour indestructible. Leur père a fait faillite et il a été obligé de vendre le moulin. Il en meurt de chagrin et Maggie s'ennuie dans sa nouvelle vie. Elle se rapproche d'un jeune homme sensible et cultivé au grand dam de Tom. Ce roman que Danièle n'a pas encore fini de lire l'enchante. J'avais hésité à intégrer George Eliot dans ma liste des romancières anglaises de mars. Danièle nous a donné envie de la lire ! Odile a choisi le seul essai de la liste, "Faire famille. Une philosophie des liens", de Sophie Galabru, paru chez Allary. Ce livre a beaucoup intéressé Odile car le thème de la famille ne laisse personne indifférent. Il est question des répartitions des tâches et des biens, des rapports hiérarchiques, de protection, de violence, des nouvelles formes de famille. L'autrice parle aussi d'elle et de sa famille. Son grand-père est le grand comédien Michel Galabru. Son essai permet de mieux comprendre les liens familiaux et de mieux les vivre. (La suite, demain)

vendredi 12 avril 2024

Atelier Littérature, 1

 Nous étions une dizaine de lectrices dans l'Atelier Littérature de ce jeudi 11 avril. J'ai présenté le thème de l'Atelier du jeudi 16 mai et j'ai choisi Gaëlle Josse, une écrivaine discrète, intimiste, qui vient d'écrire un recueil de textes, "A quoi songent-ils, ceux que le sommeil fuit ?". Je l'ai vue récemment dans la Grande Librairie et j'ai remarqué son élégance d'être. Ces romans courts et profonds vont plaire, je l'espère, aux lectrices de l'atelier. Mylène a démarré la séance avec un titre de la liste, "Frères et soeurs en littérature". Elle a présenté le récit autobiographique d'Elizabeth de Fontenay, "Gaspard de la nuit. Autobiographie de mon frère", paru en 2018. Mylène a bien apprécié ce texte émouvant sur l'handicap mental de cet homme autiste, absent à lui-même : "Il ne se regarde pas dans la glace. Il sourit rarement, ne rit pas, ne pleure pas. Il n'affirme jamais : ceci est à moi, mais seulement parfois demande : est-ce que c'est pour moi ? Il dit rarement je et ignore le tu". Ce beau livre d'une tendresse pudique envers un frère malade mérite amplement une lecture attentive. Odile et Geneviève ont lu le roman de Maggie O'Farrell, "En cas de forte chaleur". L'ambiance est lourde dans la famille Riordan. Le père de famille a disparu en allant acheter son journal. A Londres, Gretta, sa femme, prévient ses enfants qui reviennent dans la maison familiale pour éclaicir le départ de leur père. Entre rancoeurs et disputes, le drame se charge de mettre du désordre dans cette famille. Geneviève a bien aimé ce roman sur ces querelles familiales pour des raisons futiles alors qu'Odile l'a trouvé un peu trop facile à lire. Geneviève H. et Danièle ont lu "Inséparables" d'Alessandro Piperno. Les frères Pontecorvo, Filippo et Samuel, les inséparables, sont pourtant différents. L'aîné collectionne les aventures. Le cadet n'a aucun succès. Mais, un jour, les destins s'inversent. Les Pontecorvo vont devoir faire face aux pressions médiatiques. Les deux lectrices ont trouvé ce roman un peu trop brouillon, trop foisonnant et n'a pas laissé un grand souvenir de lecture. Odile a choisi "Mon frère" de Daniel Pennac. Encore une déception pour la lectrice car plus d'un tiers du récit évoque le personnage de Bartleby de Melville, celui qui dit non, "I would prefer not to". L'écrivain relate la mort de son frère : "J'ai perdu le bonheur de sa compagnie, la gratuité de son affection, la sérénité de ses jugements, la complicité de son humour, la paix. Mais, qui ai-je perdu ?". Odile a trouvé ce récit autobiographie un peu court et assez superficiel. (La suite, lundi)

jeudi 11 avril 2024

"En vérité, Alice", Tiffany Tavernier

 Le dernier roman de Tiffany Tavernier, "En vérité, Alice", publié chez Sabine Wespieser, pose le problème de l'emprise amoureuse. Alice Fogère est tombée dans les griffes d'un prédateur invivable, son conjoint qu'elle aime malgré tout. Lui, le préféré des étudiantes, le beau gosse, a jeté son dévolu sur la jeune fille, Alice, timide et effacée. Elle n'en revient pas, Alice, que cet homme s'intéresse autant à elle. Ils forment un couple fusionnel depuis cinq ans. Tout son entourage familial se pose des questions sur son compagnon imprévisible au comportement violent. Cet amour immense est une prison consentie. Elle reste persuadée qu'elle va le sauver de sa rage de vivre provoquée par une enfance difficile. Un jour, il perd son travail et Alice trouve par hasard un poste de secrétaire administrative dans une association diocésaine de Paris. Elle va s'intéresser au phénomène des candidatures à la canonisation, première étape d'une procédure que le Vatican doit valider. Aidée par des collègues d'une gentillesse inhabituelle, elle découvre ce monde inconnu des "serviteurs de Dieu", des "Vénérables ou Bienheureux" qu'il faut évaluer. Son compagnon, Geoffrey, ne cesse de la harceler au téléphone, ne supportant pas qu'elle ne soit pas à ses ordres. Il l'humilie devant des relations qu'il reçoit chez lui. Mythomane, odieux, caractériel, cet homme toxique la terrorise et la brutalise. Plus Alice avance dans son nouvelle mission, plus elle vit dans le déni de son couple. Comment rompre cette emprise infernale ? Le roman oscille entre sa vie professionnelle empathique et sa vie privée brutale. N'est-elle pas elle aussi une sorte de sainte à force d'instruire les dossiers du diocèse ? Pourtant, sa famille l'alerte, ses nouvelles collègues aussi. Tiffany Tavernier intercale dans son récit des portraits de saints mais cela ne dérange pas le fil de l'intrigue. Les scènes conjugales ressemblent à un enfer insupportable. Sortira-t-elle de cet enfer ? La lectrice que je suis avait envie de secouer cette femme vaincue, effrayée, timorée pour qu'elle réagisse et quitte ce mufle total. Il faut lire ce roman original et même si l'emprise amoureuse est largement traitée dans les romans contemporains, Tiffany Tavenier apporte une note surprenante avec l'intégration de ce sujet sur les dossiers de la canonisation des futurs saints. 

mercredi 10 avril 2024

Escapade à Venise, dernier jour nostalgique

 J'ai vu Venise sous une pluie battante pendant deux jours mais j'ai bénéficié de six jours de soleil printanier. Venise sous la pluie conserve son charme éternel et nimbe le paysage vénitien d'une nostalgie douce. Quand la pluie est de la partie, visiter un grand musée devient une nécéssité. J'avais donc gardé dans mon programme le Musée Correr, le plus important et le plus grand de la cité. Situé sur la Piazza San Marco face à la Basilique, il occupe une partie de l'aile Napoléon du palais royal de Venise. Pourquoi ce nom de Correr ? Teodoro Correr (1750-1830), un descendant d'une des plus anciennes familles vénitiennes a légué sa collection d'oeuvres d'art à la ville. Je suis arrivée vers 10h du matin et après un léger embouteillage provoqué par la fouille des sacs, j'ai commencé ma visite par les appartements de Sissi, l'impératrice ! Une vingtaine de salles est consacrée à l'histoire de Venise : magnifiques mappemondes, bibliothèque somptueuse, maquettes de bateaux, collection de monnaies, lustres de Murano, armes et armures, etc. Quelques salles montrent les objets archéologiques : bas-reliefs, sarcophages, vases étrusques et grecs, bronzes, marbres, bijoux. Juste après ce musée, se trouve la magnifique Bibliothèque Marciana Nationale, dessinée par Sansovino au XVIe siècle et décorée par Veronèse et le Tintoret. Au deuxième étage, j'ai revu avec plaisir la Pinacoteca rassemblant les oeuvres majeures de la peinture vénitienne du XIIIe au XVIe siècle : Cosme Tura, Bellini, Antonello da Massina sans oublier un Carpaccio célèbre, "Les deux dames vénitiennes". L'après-midi, je voulais revoir le Musée Peggy Guggenheim mais quand j'ai vu la file d'attente sous la pluie, j'ai rebroussé chemin. Je connais bien ce musée d'art moderne et comme les salles sont très petites, la fréquentation massive de ce lieu empêche la contemplation devant les tableaux. Il faut savoir aussi renoncer parfois à des visites prévues. Malgré une pluie fine, je me suis baladée dans le Dorsudoro et je suis restée dans l'Eglise des Gesuiti pour admirer le plafond de Tiepolo et un tableau du Tintoret. Le lendemain, j'ai repris le bateau Alilaguna avec une mini-tempète pour rejoindre l'aéroport. J'étais bien secouée pendant une heure trente et je tangais en remettant les pieds sur la terre ferme. Tanguer, un verbe que j'ai conjugué pendant huit jours ! Je tangais en sortant du vaporetto, je tangais devant la beauté des canaux et des palais, je tangais devant les Bellini, les Veronèse, les Tintoret, je tangais devant le Palais des Doges ! Venise, ma destination préférée en Europe et évidemment, j'y retournerai. 

mardi 9 avril 2024

Escapade à Venise, le Cannaregio et le Castello

 Le lundi, j'ai pris le vaporetto avec toujours un plaisir renouvelé pour me rendre dans le Cannaregio, un quartier calme et peu fréquenté aux multiples visages qui abrite l'ancien Ghetto juif, le premier au monde identifié par des habitations de six à neuf étages. Les canaux plus larges qu'au centre de la ville sont bordés par des quais, ponctués par des trattoria populaires. J'ai visité de belles églises dans la matinée sous un soleil printanier très agréable. Dans la Chiesa di Sant'Alvise, j'ai déniché des Tiepolo et les fresques étonnantes du plafond, réalisées par Bastiani au XVIIe siècle. J'ai visité ensuite la Chiesa della Madonna dell'Orto, édifiée au XIVe, de style gothique. La façade porte une frise de statues et d'ornements et à l'intérieur, l'église se transforme en véritable musée : Cima de Conegliano, Palma le Jeune, le Titien et surtout le Tintoret. Il est enterré dans cette église car il a vécu trente ans dans son atelier, situé à quelques mètres. Je connaissais assez mal ce peintre et j'ai appris à l'apprécier en observant ses immenses toiles, saisissantes dans l'expression des émotions humaines. Une des plus belles églises de Venise. L'après-midi, j'ai redécouvert le Castello, un quartier peu fréquenté de Venise. Les Vénitiens le nomment la "queue de Venise", car la Sérenissime ressemble à un poisson. Le musée de la marine (Museo Storico Navale) était fermé temporairement et dans ce quartier de l'Arsenal où travaillaient des milliers d'ouvriers, quelques églises remarquables méritent le détour en particulier la Chiesa Di San Francisco della Vigna. Des vignes poussaient dans le campo où se situe cette église du XVIe siècle, dessinée par Palladio, sur un modèle classique, harmonieux et équilibré. Et les trésors artistiques dans cet édifice religieux ? Un rétable du Véronèse et une coupole de Tiepolo. Le cloître du couvent adjacent de toute beauté donne un sentiment de paix et de sérénité et dans une chapelle, j'ai découvert un Giovanni Bellini, caché au dessus d'un autel ! Je n'avais pas de pièce de monnaie pour éclairer ce chef d'oeuvre mais, un gardien est venu gentiment avec un euro et une lumière a jailli pour admirer cette Vierge Marie avec l'enfant Jésus, entourée de personnages. Je garderai un très beau souvenir de ce moment de gentillesse qui peut se manifester envers des visiteurs anonymes. J'ai terminé ma journée devant un Rétable de Giovanni Bellini (encore lui !), une "Vierge à l'Enfant entourée de saints", une oeuvre extraordinaire dans la Chiesa San Zaccaria. L'ange musicien au pied de la Vierge m'enchante toujours autant. Ah, les églises de Venise, des lieux enchanteurs et silencieux, loin de la foule bruyante de San Marco et du Rialto. 

lundi 8 avril 2024

Escapade à Venise, la ville des musées

 Depuis que je voyage, je choisis souvent les villes européennes pour la qualité de leurs musées. Certains et certaines ont le goût de l'exostisme, des paysages, des lieux naturels à couper le souffle. Je comprends cette démarche mais cela ne me suffit pas. J'ai besoin de la présence artistique dans les villes et Venise m'offre cette double perspective : des paysages fantastiques et des musées magnifiques. Quelle aubaine ! Le dimanche matin, j'ai revisité un des musées les plus originaux de la ville : le musée Fortuny, fermé depuis deux ans et qui a réouvert ses portes cette année. Mariano Fortuny (1871-1940), espagnol d'origine, créateur de tissus a été aussi sculpteur, peintre, photographe, couturier, décorateur. Sa polyvalence convenait parfaitement à l'identité vénitienne. Installé dans son palais Pesaro, un palais gothique du XVe, Fortuny a crée sa propre oeuvre d'art dans ce musée loufoque, baroque, original au décor somptueux : sculptures, tableaux, jardin d'hiver, fresques sur les murs, objets divers. Ce musée dégage un charme particulièrement envoûtant. Avant de visiter le deuxième musée de la journée, j'ai voulu voir le Lido, ses plages et ses hôtels mythiques, la mer Adriatique. Pas de vagues océaniques mais des vaguelettes comme la Mer Méditerranée. J'ai ramassé des coquillages sur la plage pour les exposer plus tard dans ma bibliothèque. Je les conserverai tels des reliques vénitiennes ! Comme ce n'était pas la saison estivale, beaucoup d'établissements balnéaires étaient fermés. Revenue sur les Zattere d'un coup de vaparetto, j'ai déjeuné dans un restaurant que je conseille vraiment, chez Gianni, et la cuisine vénitienne comble tous les gourmets de la terre. En fin d'après-midi, j'ai revu un des musées que j'aime le plus : la Galerie de l'Academia. Installé dans plusieurs batiments historiques (église, couvent, scuela), la galerie est composée de 37 salles réparties autour de deux cours.  Devant mes yeux, des collections du XIVe au XVIIIe ; Bellini (une salle entière pour lui), Carpaccio, Bosch, Veronèse, Tintoret, les primitifs siennois, Tiepolo et surtout le tableau le plus saisissant, le plus mystérieux qui soit : "La Tempète" de Giorgione. Le musée était peu fréquenté à cette heure tardive et quel plaisir de le parcourir en toute quiétude ! Le soir, j'ai profité d'un beau coucher de soleil comme tous les soirs, un spectacle à quotidien à savourer. Venise marie à merveille l'art, l'architecture, la peinture, la musique avec la mer, les îles, la lagune, les canaux. Une ville de rêve et un rêve de ville.  

jeudi 4 avril 2024

Escapade à Venise, Isola Di San Giorgio Maggiore

 L'île de San Giorgio Maggiore, située face au Palais des Doges, a connu son heure de gloire pendant la République de Venise car elle contrôlait les navires qui rentraient et sortaient de la ville. Dès 790, une église s'est construite, suivie d'un couvent mais un tremblement de terre a détruit ces édifices. A la fin du XVIe, les habitants de l'île ont reconstruit une église et un couvent. La ténacité, l'obstination des Vénitiens pour se maintenir sans cesse sur ces terres parfois hostiles tient du miracle. Au XIXe siècle, le vieux couvent est transformé en caserne qui survivra jusqu'à 1945. Un entrepreneur mécène, Giorgio Cini, achète le terrain et la caserne pour transformer ces ruines en centre d'art. Je me suis inscrite pour une visite guidée le samedi en fin d'après-midi. Avant de pénétrer dans ce lieu magique, j'ai visité l'église San Giorgio Maggiore, entièrement dessinée par Palladio en 1565. Il a fallu une quarantaine d'années pour la construire. Façade en pierre d'Istrie, colonnes de style corinthien, deux statues des doges, tout rappelle l'Antiquité grecque puis à l'intérieur, deux oeuvres remarquables du Tintoret : La Cène et une Récolte de la Manne. Ensuite, une guide nous a reçus (nous étions une petite dizaine) pour visiter la Fondation Cini. Cet ancien couvent bénédictin de Palladio est un havre de paix absolu. J'étais frappée par le silence de ce lieu, un silence sacré. Nous avons traversé le labyrinthe des haies, baptisé Borgès en hommage au célèbre écrivain argentin, puis les deux cloîtres magnifiques avec des cyprès au milieu. L'escalier monumental donnait sur le réfectoire des moines et ensuite, j'ai vu les deux bibliothèques de la Fondation. La première, la Longhena, se compose de meubles d'époque, surmontés de statues en bois sculpté. L'autre, une bibliothèque historique, la Manica Lunga, possède plus de 15 000 livres d'art, d'histoire et de culture sur la civilisation vénitienne. En tant qu'ancienne bibliothécaire, je ne peux qu'admirer ces temples du savoir, si beaux, si sereins dans un décor de rêve. Je m'imaginais travaillant dans cet espace préservé des dégâts de la modernité sans âme. Venise recèle des trésors cachés et cette Fondation Cini avec ces cloîtres et ses bibliothèques patrimoniales mérite vraiment le détour mais chut, il ne faut pas trop le clamer fort. Laissons ce lieu sacré loin de la foule des touristes... 

mercredi 3 avril 2024

Escapade à Venise, de San Marco à Santa Croce

 Deux manières efficaces pour visiter la cité lacustre : la marche et le vaporetto ! Un plaisir sans fin de marcher dans tous les quartiers de Venise en prenant le vaporetto à l'arrêt Académia ou Zaterre. Près du Campo San Tomàs, je suis allée saluer un de mes musiciens préférés, le sublime Monteverdi (1567-1643), enterré dans l'église de Santa Maria Gloriosa dei Frari. La tombe en marbre est toujours fleurie ! Dans une chapelle, un Tryptique des Frari de Giovanni Bellini (1430-1516) montre une niche aux mosaïques dorées avec une perspective de grande profondeur. Un peu plus loin, j'ai traversé cette sacré Piazza San Marco envahie de touristes attendant en file indienne leur visite de la basilique. Le Palais des Doges attire aussi la foule, un lieu incontournable comme la vénérable mais moins belle que cet édifice gothique, la métallique Tour Eiffel ! Sur la place, des travaux en cours confisquaient la perspective de ce lieu mythique, admiré du monde entier. J'ai lu dans la presse locale qu'il fallait remplacer les pavés et sous ces pavés, les ouvriers avaient découvert des ruines datant du Moyen Age. En passant devant le café célèbre, le Florian, j'ai remarqué l'orchestre traditionnel qui donne à la piazza un air vraiment baroquissime. Cette traversée amusante de la foule euphorique entre la Basilique et le Café Florian demeure toujours une tradition inévitable. Le lendemain, mon programme concernait des églises dans le quartier du Rialto : San Giovanni Elemosinario, San Giacomo di Rialto pour les plus intéressantes. Mais le "must" du quartier Santa Croce se nomme la Ca'Pesaro, un musée passionnant dans un palais du baroque vénitien. J'ai revu avec un grand plaisir des peintres que j'apprécie tout particulièrement comme Morandi, Casoratti, Bonnard, Klimt, Rodin, De Chirico. Peu de visiteurs dans ce musée si important pour l'art moderne. Dans ce même quartier, j'ai terminé mon exploration dans l'église San Giacomo Dall'Orio dont le plafond a la forme d'une carêne de bateau. J'ai déniché des tableaux de Véronèse, de Lotto et de Palma le Jeune. Dans un vaporetto, alors que j'observais des jeunes lycéennes françaises s'autophotographier pour leurs réseaux, je discutais avec l'une d'entre elles, assise à côté de moi. Cette jeune fille bien sage riait avec moi du comportement de ses copines de classe. Elle m'a raconté qu'elle passait son bac et voulait réussir le concours de l'Ecole des Chartes pour devenir conservateur de bibliothéque. Elle adorait le latin et j'étais heureuse d'apprendre que le monde des bibliothèques l'attirait ! A Venise, les vaporettos sont des lieux de rencontre ! 

mardi 2 avril 2024

Escapade à Venise, le Dorsoduro

Le quartier Dorsoduro est toujours mon lieu de prédilection. L'appartement sur les Zattere donnait sur le canal de la Guidecca, large de 400 mètres. Le matin, j'ouvrais les volets et devant mes yeux, commençaient le ballet des mouettes rasantes et la noria des ferries, des vaporetti, des péniches. L'église des Gesuati (appelé aussi Santa Maria del Rosario) se situait à dix mètres de l'appartement et j'entendais les cloches de cette église baroque du XVIII avec le plafond peint par le minutieux Tiepolo. J'ai visité évidemment ce lieu si cher à Philippe Sollers. En plus de Tiepolo, une remarquable toile du Tintoret sur la Cruxifiction du Christ se distingue des autres dans les chapelles. Le vendredi, le soleil inondait la ville. Le canal de la Guidecca se transformait en large ruban ondoyant avec des reflets argentés. Comment explorer Venise pour la quatrième fois ? En découvrant des lieux nouveaux, quartier par quartier en évitant les plus fréquentés. De la Punta de la Dogana à la Station maritime, j'ai exploré le Dorsoduro en présence des mouettes qui m'accompagnaient sans cesse. En s'éloignant du quai, j'ai découvert plusieurs églises fabuleuses : la Chiesa di San Sebastiano où est enterré Véronèse, la Chiesa dell'Angelo Raffaele, la Chiesa di Carmini sans oublier celle de San Nicolo dei Mendicoli. Dans chaque édifice religieux, un trésor m'attendait : un rétable de Lorenzo Lotto, un cycle de Véronèse, un Guardi, pour les plus connus.  Dans le Squaro di San Traverso, j'ai observé un atelier de réparation des gondoles en activité depuis le XVIIe siècle ! J'ai vu quelques employés calfater ces embarcartions symboles de Venise. Les "fondamenta", ces espaces pavés le long des canaux, ressemblent à des labyrinthes mineraux où le regard se pose sur un vieux palais, une église, des terrasses en bois sur les toits et soudain, un campo (Philippe Sollers évoquait celui de San Agnese) avec un arbre, un étal de fruits et légumes, un kiosque à journaux et des trattoria succulentes. Sur le campo San Agnese, des enfants jouaient au ballon. Et chaque fois, un certain silence, la présence de l'eau canalisée, le ciel bleu, des mouettes dansantes, une vie tranquille hors d'une modernité agressive et fatigante (entre Paris et Venise, quelles différences !). Le Dorsoduro abrite aussi le musée de l'Académie et la Salute, une église baroque magnifique qui porte sur ses flancs plus de 125 statues et quand on entre dans son sein, le Titien, Palma le Jeune, le Tintoret nous tendent les bras ! Les anciens locaux de la Punta de la Dogana abrite le musée d'art contemporain de François Pinault. Quand je prenais le vaporetto pour me rendre à la Guidecca, je contemplais la rive du Dorsudoro composée de palais certains modestes, d'autres plus sophistiqués, et les églises toujours présentes, et ces deux entités architecturales symbolisaient la grande Histoire de la ville marine formant un décor de théâtre, un théâtre mouvant, vibrant, illuminé par le soleil vénitien et patiné par les siècles. 

lundi 1 avril 2024

Escapade à Venise, le Grand Canal

 Je suis partie à Venise en cette fin du mois de mars pour retrouver la sérénité de la Cité des Doges. Alors que des milliers de touristes se massent sur la Piazza San Marco et dans le quartier du Rialto, il suffit de faire quelques pas d'écart pour que la foule s'estompe et disparaisse subitement. Venise recèle de lieux déserts et silencieux dans le Dorsoduro, le Cannaregio, le Castello. Je recherchais ces havres de paix lors de mon séjour et miracle, avec l'aide de mes guides culturels, j'ai visité en particulier une vingtaine d'églises qui recélent des trésors artistiques. L'arrivée en bateau de la société Alilaguna permet déjà une approche picturale. Quand apparaît le Campanile, le Palais des Doges, la Salute et la Punta della Dogana, mon coeur s'est emballé face à cette beauté plus que millénaire. La magie de voir Venise en arrivant en bateau reste un moment de grâce. Cette route maritime plantée de piquets en bois avec des mouettes et des cormorans perchés sur ces balises ressemble à un chemin d'eau unique dans son genre. Une fois arrivée sur les Zattere, dans le Dorsudoro, l'appartement loué se situait à deux pas de l'embarcadère. Les valises posées, la première chose à faire en cette fin d'après-midi : prendre le vaporetto à l'arrêt Academia et remonter le Canal Grande pour admirer pendant quatre kilomètres les palais gothiques et Renaissance qui défilaient devant mon regard : le Palazzo Dario, le Ca Rezonnico, le Ca Foscari, le Grimani, le Ca d'Oro : la "Plus belle avenue du monde". Je ne peux pas tous les énumérer car ces 170 édifices datant du XIIIe au XVIII siècle sont transformés en musées, en institutions administratives, en hôtels particuliers. Ils symbolisent la richesse et la puissance de la vieille cité. Cette balade provoque le syndrôme de Stendhal, un choc esthétique. Gondoles, bateaux taxis, bateaux de livraison, ambulances, police, toutes ces embarcations se partagent en toute bonne entente ce canal d'à peine 70 mètres de large et de cinq à dix mètres de profondeur ! Pour visiter Venise, il faut évidemment connaître les lignes des vaporettos, le métro vénitien à ciel ouvert et à la bonne odeur marine. Ici, pas de routes, pas de pistes cyclables, pas de troittoirs, pas de feux rouges, de camions, de voitures, de motos mais des voies d'eau, des canaux, des campos, des ponts, des rios, des ruelles et des impasses. Cette présence permanente de l'eau m'enchante car j'ai vécu jusqu'à mes trente ans près de l'Adour et près de l'Océan atlantique et ces souvenirs aquatiques de jeunesse réactivent ma mémoire profonde. A Venise, je rajeunis de quelques décennies ! 

mercredi 20 mars 2024

Lire Venise

 Avant de partir à Venise jeudi prochain pour une semaine, j'ai rêvé de cette ville de rêve avec les livres. J'ai relu les guides touristiques, les livres d'art sur la peinture vénitienne, des essais, des revues. Une escapade livresque absolument nécessaire pour préparer mon séjour. Pourtant, je connais bien cette destination mais je ne me lasserai jamais de cette ville à la forme d'un poisson dans l'Adriatique. Dans le récit de Tiziano Scarpa, "Venise est un poisson", l'écrivain vénitien raconte "l'intimité viscérale, minérale, aquatique, de la plus mirifique des cités lagunaires". Un formidable guide poétique et documentaire pour dévoiler l'identité fascinante de la ville secrète. Quand je suis là-bas, j'ai l'impression de vivre à la fois dans le présent et aussi dans le passé, magnifié par les canaux, par les palais, par les monuments. Un autre outil pour vivre à la vénitienne : "Le dictionnaire amoureux de Venise" de Philippe Sollers, un régal de culture, d'anecdotes, de sensations. Un guide indispensable pour capter l'âme de la ville marine par cet amoureux fou de Venise où il a passé des dizaines d'années au printemps et à l'automne dans l'hôtel de la Calcina, tout proche de ma location d'appartement sur les Zattere. Il écrivait ses romans et il déambulait souvent dans ce quartier, le Dorsoduro. Un des meilleurs guides (et j'en ai lu beaucoup) a été écrit par un spécialiste, Jean-Michel Brèque, publié aux Presses Universitaires de France en 2011. La préface de Dominique Fernandez apporte une caution à ce guide historique, artistique et littéraire de la Sérénissime. Une référence passionnante pour comprendre ce passé si glorieux de Venise. Mon programme de la semaine : retrouver mes chers peintres, de Carpaccio à Véronèse, de Bellini à Giorgione, de Tiepolo au Titien, de Tintoret à Guardi. Il y a tant de génies de la peinture au mètre carré dans Venise ! Et les églises ne sont souvent que des musées. Ne pas rater ce Bellini à l'église San Salvador, un Tiepolo aux Gesuiti. Revoir une vingtaine d'entre elles, retrouver les musées dont celui de l'Académie, le Peggy Guggenheim, le Ca Pesaro, le Fortuny, et d'autres. Prendre le vaporetto pour revoir la centaine de palais, aller à Torcello, au Lido, à la Guidecca. Et puis marcher dans les ruelles, arpenter les campos, humer l'air marin, regarder les mouettes virevolter. Observer les bateaux, les gondoles, les vedettes, les barques, tout ce flot vivant de transports de toutes sortes allant des ambulances à la police, des marchandises aux travaux, etc. Venise est un spectacle, un théâtre, une utopie, un mirage. Et l'eau, la mer, l'Adriatique, l'horizon, son ciel changeant à la Tiepolo. Voyage géographique dans la lagune, voyage historique dans la pierre, voyage dans un réel fanstamagorique. Pause dans ce blog jusqu'au 1er avril ! 

lundi 18 mars 2024

Rubrique Cinéma, "Boléro", Anne Fontaine

 La semaine dernière, je suis allée voir le film d'Anne Fontaine, "Bolero". La réalisatrice explique son choix sur la musique si connue de Ravel : "C'est la rythmique infernale des machines, symbole de l'ère industrielle qui va l'inspirer. Il puise dans la mécanisation, le jazz, le fracas de la Guerre de 14 pour créer le tempo infernal et obsédant de ce Boléro au processus de création duquel le spectateur est associé". Le thème du Boléro répété dix-sept fois en crescendo culmine en un final de catastrophe. Il semblerait que cette pièce de Ravel soit l'oeuvre classique la plus jouée au monde. Le film raconte cette aventure musicale si chargée d'histoire culturelle. Ravel, interprété par l'excellent Raphaël Personnaz, vit avec sa chère mère d'origine basque (il est né à Ciboure en 1875) dans sa maison de Montfort-L'Amaury dans les Yvelines. Sa personnalité reste assez mystérieuse car cet homme semble bien pudique et discret. Autour de lui, des femmes amies et complices comme Misia Sert, la muse du Tout Paris,  Ida Rubinstein, danseuse et mécène russe et Marguerite Long, pianiste. Le musicien cherche son inspiration dans les bruits de la vie, d'une usine, du jazz et d'autres formes musicales. Sa vie amoureuse est quelque peu limitée car il fréquente des bordels sans relations intimes avec les "courtisanes". Les trois femmes de sa vie le stimulent dans sa création musicale et non dans sa vie personnelle. Anne Fontaine relate aussi sa maladie neuro-dégénérative et sa mort en 1937 à l'âge de 62 ans. Alexandre Tharaud, le grand pianiste a servi de doublure au personnage de Ravel. La dernière scène avec le danseur étoile, François Alu, sur la musique du Bolero est vraiment magnifique. Mais, quand je suis sortie de la salle, j'ai regretté la presence dans ce film de Jeanne Balibar, actrice d'un maniérisme crispant, qui joue avec une outrance ridicule le rôle d'Ida Rubinstein.  Après avoir vu ce film musical, j'avais envie malgré tout d'écouter du Ravel surtout ses pièces au piano et ses concertos. Et, j'ai retrouvé dans ma bibliothèque une biographie originale sur Ravel, écrite par mon philosophe préféré, Vladimir Jankélévitch que je vais relire avec plaisir ! Ravel, il vaut mieux écouter sa musique colorée, originale, surprenante et tellement contemporaine ! 

"Le Quatuor et autres nouvelles", Virginia Woolf

Je reviens sur Virginia Woolf car j'avais intégré dans ma liste un recueil de nouvelles, "Le quatuor à cordes et autres nouvelles", paru dans la collection Folio. Pour aimer et comprendre cette voix unique, singulière, exceptionnelle de la littérature anglaise, il est préférable de commencer par des textes courts, brefs pour appréhender le génie woolfien que l'on pourrait définir comme une écriture impressionniste, intimiste, rêveuse, poétique. Dans la première nouvelle, ce quatuor à cordes n'est qu'un prétexte pour entendre des monologues anonymes qui ricochent sans ordre précis suivant le "flux de conscience". La musique inspire des vaguelettes de mots qui décrivent des paysages bucoliques, aquatiques. Dans la deuxième nouvelle, "Kew Gardens", un couple s'interroge sur leur passé respectif avec des souvenirs nébuleux et le texte bascule sur la présence d'un escargot qui écoute ces conversations de promeneurs divers. Virginia Woolf décrit tout ce qui l'entoure, des fleurs aux arbres, d'un modeste escargot à des hommes et à des femmes, toutes ces impressions glissent sur la page comme dans un tableau peint par petites touches colorées : "La cité grondait pareil à un immense assemblage de boîtes gigognes en acier tournant les unes dans les autres en un mouvement perpétuel ; et sur ce fond, la clameur des voix et des éclats de couleur jaillis de myriades de corolles montaient dans les airs". La nouvelle suivante, "La marque sur le mur" montre une tâche noire sur un mur et la narratrice se demande d'où vient cette marque. Son esprit divague dans des songes sur ce mystère et la chute de la nouvelle révèle la trace d'un escargot (encore un !). La nouvelle, "La dame dans un miroir", raconte les reflets d'un miroir dans une pièce inoccupée et quand Isabella, la maîtresse de maison, surgit devant le miroir, son regard croise celui du miroir et elle voit la nudité de sa vie, sa vieillesse alors que tout dans son salon, ses objets personnels, son courrier dense, ses meubles, ses tissus montraient l'abondance et la richesse. En coupant une branche dans son jardin, elle pense à ce geste brutal et ressent la perte : "La chute de cette branche évoquait sa propre mort ainsi que la futilité et la fugacité de toutes choses". La fin de la nouvelle révèle la vérité sur cette femme au miroir : "Elle était nue dans cette lumière impitoyable". Dans ces courtes nouvelles, Virginia Woolf montre tout son art d'écrire : sensations, impressions, divagations, déambulations. La lecture de ses textes ne ressemble pas à un chemin facile, balisé, plat et droit. Le chemin de l'écrivaine dessine des méandres, des courbes, des décrochages. Ce recueil pourrait déclencher (ou pas) chez son lecteur-lectrice l'envie d'aller vers ses romans et ses essais sans oublier son journal. Une écrivaine d'une importance capitale pour la littérature du XXe et quand je pense qu'elle n'a pas obtenu le prix Nobel de littérature ! 

samedi 16 mars 2024

Atelier Littérature, 3

 Pascale a choisi "La salle de bal" d'Anna Hope. Elle a beaucoup apprécié ce roman, publié en Folio. En 1911, Ella, jeune ouvrière de la filature, est internée à l'asile de Sharston pour avoir brisé une vitre de l'usine. Révoltée puis résignée, elle participe au bal des pensionnaires, le seul moment où femmes et hommes peuvent se rencontrer. A cette occasion, elle fait la connaissance de John, un Irlandais mélancolique. Ils dansent toujours ensemble. Le docteur Fuller remarque ce couple et comme il est séduit par l'eugénisme, il a de grands projets pour eux. Il faut lire ce beau roman sur l'amour contrarié et sur le traitement de la folie au début du XXe siècle. L'arrière-grand-père de l'écrivaine a vécu cet internement et Anna Hope s'est emparée de ce sujet délicat pour lui rendre hommage. Tous les romans de cette écrivaine anglaise sont passionnants : "Le chagrin des vivants", "Nos espérances" et son dernier, "Le rocher blanc". Une jeune écrivaine au grand talent romanesque, née en 1974, la plus jeune de la liste bibliographique à suivre dorénavant. Odile a lu Anita Brookner (1928-2016), "Loin de soi", publié en 2006. Emma Roberts quitte le foyer familial pour échapper à une mère étouffante. Elle décide de partir en France pour étudier l'art des jardins. Dans ces années 70, elle découvre les coutumes françaises avec un certain ravissement et se lie d'amitié avec Françoise, une jeune femme vive et délurée, tout son contraire. Mais cette amitié ne sera que fugace car Emma doit retourner en Angleterre à cause du décés de sa mère. Emma cherche un lieu où elle se sentirait chez elle mais quand on est "loin de soi", ce lieu existe-t-il vraiment ? Anita Brookner a publié 24 romans, tous traduits en français. Professeur d'histoire de l'art, elle écrit son premier roman à l'âge de 53 ans, ce qui est assez rare dans le monde littéraire. Elle aborde dans son oeuvre la difficulté d'être, la solitude, les déceptions amoureuses. En 1984, elle remporte le Booker Prize pour "Hôtel du lac", un de ses meilleurs romans. J'avais mis Doris Lessing sur ma liste et j'ai consacré trois billets dans le blog concernant "Le Carnet d'or". J'ai proposé aux lectrices de l'atelier de la mettre à l'honneur pour la rencontre de mai. Cette écrivaine mérite amplement que nous nous penchions sur son oeuvre globale qui a obtenu le prix Nobel de littérature en 2007. En fin de séance, nous avons échangé nos impressions de lecture sur le roman de Philip Roth, "Némésis". Une première expérience de lecture partagée sur un seul titre, très intéressante mais difficile pour moi d'en faire un compte-rendu. Les romancières anglaises possèdent un art d'écrire l'intimité des femmes, des couples, des familles et se dégage de ces textes un charme incommensurable. Jane Austen, Emily Brontë, Virginia Woolf, Doris Lessing, Anita Brookner, Penelope Lively, Tracy Chevalier, Angela Huth, Anna Hope, des écrivaines à lire et à relire ! 

vendredi 15 mars 2024

Atelier Littérature, 2

 Geneviève H. a évoqué le roman de Tracy Chevalier, "La brodeuse de Winchester", publié chez Folio. Née en 1962 aux Etats-Unis, elle est aussi devenue anglaise. L'histoire se déroule en 1932 en Angleterre et Violet Speedwell, 38 ans, appartient à la catégorie des femmes restées célibataires (femmes excédentaires !) depuis la pénurie d'hommes d'après-guerre. Elle décide de prendre son envol pour échapper à une mère acariâtre. Elle rejoint le cercle des brodeuses de la cathédrale et ette trouvera le soutien nécessaire pour affronter les préjugés de son temps. Il est question aussi d'un sonneur de cloches, Arthur, avec lequel elle va vivre une histoire amoureuse. Geneviève, après avoir résumé l'intrigue romanesque, a exprimé sa déception et surtout son ennui en lisant ce roman "poussiéreux". Elle aurait dû abandonner au bout de trente pages pour s'éviter un pensum pareil, mais en lectrice motivée, elle a poursuivi son chemin de croix ! La lecture ne doit jamais être une punition ! Mylène a défendu ce livre qu'elle apprécie tout particulièrement. Pour se réconcilier avec Tracy Chevalier, je lui ai conseillé "Prodigieuses créatures" que j'avais bien aimé. Son roman le plus connu, "La jeune fille à la perle" se lit aussi avec un grand plaisir. L'histoire de Griet, la servante du génial Vermeer, se mêle à l'histoire du tableau célèbrissime. Mylène a choisi un titre hors liste, "Dans un jardin anglais" d'Ann Fine, paru chez L'Olivier en 1995. Lilith Collett, le chef de famille, autoritaire, prend une décision : détruire son jardin à chaque contrariété. Et ses enfants ne l'empêcheront pas de commettre un tel acte. Dans la fratrie, quatre enfants adultes, les liens familiaux s'avèrent complexes comme le sont en génèral les familles. Cette mère tyrannique a-t-elle envie de se venger de ses servitudes anciennes quand elle s'occupait de ses enfants ? Mylène nous a donné envie de lire ce roman à l'humour piquant et percutant. Ann Fine est surtout connue pour ses romans jeunesse. (La suite, demain)

jeudi 14 mars 2024

Atelier Littérature, 1

Cet après-midi, nous étions réunies à la maison de quartier pour évoquer quelques romancières anglaises en l'honneur du 8 mars, Journée internationale des droits des femmes. Janelou a commencé la séance avec Angela Huth, née en 1938 à Londres. Cette écrivaine a présenté des programmes de la BBC et elle est très appréciée dans son pays. Journaliste indépendante, critique et reporter à la télévision, elle est membre de la Société royale de littérature. Janelou a dévoré plusieurs romans d'Angela Huth dont "Le fils exemplaire", paru en 2006. Belle s'est réfugiée dans l'amour de son fils après la fuite de son mari vers une autre femme. Son fils Tim est alors sa plus belle réussite. Mais il tombe amoureux et doit quitter sa mère pour vivre sa vie d'homme. Cette mère souffre de cet abandon et Angela Huth décrit avec une grande finesse les sentiments de cette femme déçue. Lire un roman de cette écrivaine intimiste, c'est découvrir des vérités universelles sur les sentiments dont celui d'une mère trop aimante, trop généreuse qui se retrouve démunie quand son fils adoré quitte le nid. Un roman à découvrir. Janelou a aussi évoqué un roman de Vita Sackville-West, l'amie de coeur de Virginia Woolf. Ce texte délicieux et un peu suranné conte l'histoire de Lady Slane, la veuve de l'ancien vice-roi des Indes. Elle quitte la demeure familiale à 88 ans et s'installe dans un quartier excentré de Londres. Elle regarde son passé, sans amertume et recommence une nouvelle vie, plus simple et plus conviviale. Merci à Janelou d'avoir cité cette écrivaine anglaise originale et libre. Virginia Woolf s'est inspirée d'elle dans son roman, "Orlando". Odile et Danièle ont lu "Les Hauts du Hurle-vent" d'Emily Brontë (1818-1848). Tout le monde connaît ce drame tragique entre Heathcliff et Catherine, leur amour fou, invivable et destructeur. Nos deux lectrices ont beaucoup aimé ce roman gothique à l'ancienne avec des destins contrariés. Heathcliff, jeune orphelin, peut-être enfant d'esclave, est adopté par Mr. Earnshaw. Sur ces terres arides et balayées par les vents du Nord, l'arrivée de ce garçon va bouleverser cette famille d'accueil. Il va aimer follement Catherine qui va préferer se marier avec un homme plus calme et plus riche. Il va ensuite se venger de cette humiliation et autour de lui, la mort va faucher Catherine, et d'autres membres de la famille. Pour ma part, j'ai trouvé ce roman trop noir, trop violent, trop romantique. La haine viscérale de cet homme qui voue sa vie au Mal m'a laissée songeuse. Heathcliff, rebelle et violent, peut attirer une certaine fascination surtout sur des lecteurs et lectrices jeunes. Emily Brontë s'est inspirée de son frère, opiomane et coléreux, qui a fait le malheur de la famille. Dans ma 2e lecture (à presque 6o ans de distance), le charme maléfique du roman n'a pas fonctionné alors que Danièle et Odile l'ont ressenti... Ce classique anglais a marqué à tout jamais la littérature et les arts. La fratrie Brontë qui a inspiré des films dont celui d'André Téchiné reste exceptionnelle avec Anne et Charlotte. Quelle sacrée famille littéraire ! (La suite, demain)

mercredi 13 mars 2024

"Uranus", Marcel Aymé

 J'ai trouvé récemment dans une cabane à livres, un roman d'un écrivain oublié et pourtant pléiadisé, "Uranus", je veux parler de Marcel Aymé (1902-1967). Auteur prolixe avec 17 romans, des dizaines de nouvelles, des contes et des pièces de théâtre, ce Franc-comtois de naissance a vécu à Paris mais s'est inspiré de sa région dans plusieurs de ses romans dont "La Vouivre". Peu apprécié des critiques parisiens, le jugeant trop populaire, il a malgré tout connu un grand succès à son époque. Cet anarchiste de droite a eu quelques ennuis après la Libération car il avait publié des articles dans la presse collaborationniste. Mais, il n'était pas du tout antisémite comme Céline dans ses pamphlets odieux. J'ai donc relu "Uranus" en me disant que j'allais le feuilleter mais j'ai poursuivi ma lecture avec plaisir tellement j'ai retrouvé une France des années 45 en proie à la vengeance et aux clivages politiques bien plus tranchés qu'aujourd'hui. Un bombardement a décimé tout un quartier dans une petite ville de province, obligeant les habitants à se regrouper dans des colocations obligatoires. Ainsi, la famille Archambault partage leur appartement avec un professeur et avec des communistes. De nombreuses scènes racontent avec ironie les différences de classe sociale et des idées politiques. C'est l'heure de gloire pour le Parti communiste et les rares collaborateurs ont été chassés par les FFI. Un seul a échappé à la purge, un certain Maxime qui va se réfugier chez l'ingénieur Archambault. Des figures se détachent dans ce tableau ubuesque comme le cafetier Léopold qui, en écoutant la classe qu'il reçoit chez lui, découvre la beauté du théâtre classique en la personne de Racine et se prend pour un poète. Le professeur Watrin en bon rousseaussite aveugle croit à la bonté humaine alors que tout se déglingue autour de lui. Le vieux Monglat a collaboré avec tout le monde et s'est enrichi en collectionnant des oeuvres d'art. Ce roman loufoque et ironique raconte les lâchetés de l'Après-guerre et dénonce avec humour la bêtise humaine qui se manifeste souvent dans les idéologies sectaires. J'ai retenu cette jolie citation : "Seule les femmes voient vraiment les choses. Les hommes n'ont jamais qu'une idée". Un de ses personnages professeur note bien ses élèves malgré leurs faiblesses et remarque : "Il voulait les encourager et souhaitait que l'école, autant que possible, leur offrit les sourires que leur refusait trop souvent une existence troublée". Entre les règlements de compte et les petits arrangements de ces citoyens de tous bords, Marcel Aymé décrit une période noire pendant la Libération, mais il l'a décrit avec son talent de conteur et de ferrailleur des mots. Un roman trop oublié de notre histoire littéraire à découvrir pour une sensation de retrouver la France des années 40. 

mardi 12 mars 2024

"Bref", Régis Debray

 Régis Debray, ex-révolutionnaire marxiste, ami de Che Guevarra, ex-tiermondiste, grand intellectuel de gauche, ex-conseiller privé de François Mitterrand, écrivain, médiologue, philosophe des religions, toutes ces étiquettes ont collé à sa peau et définissent la personnalité d'un homme engagé à la recherche d'un idéal politique quelque peu ébranlé de nos jours. Ces textes autobiographiques constituent aujourd'hui un témoignage vivant d'une France des années 80. Comme il est né en 1940, les années commencent à modérer fortement les convictions tranchées de sa jeunesse. Le révolutionnaire a disparu, laissant la place à un républicain gaullien et il prône aujourd'hui un "allègement" idéologique". Dans son nouvel opus, "Bref", paru chez Gallimard, il revendique le "bref" dans ses aphorismes : "Il se trouve qu'avec l'âge, on se tasse et on s'allège. Le corps se tasse, mais l'esprit se désencombre : on voit ce qui compte, et on vire ce qui encombre". Victime d'un AVC, il doit ralentir son rythme de vie intellectuelle trépidante mais il n'a surtout pas perdu son humour, son esprit de dérision. Cet humour du désespoir se love dans nombre d'aphorisme et pour le plaisir de la citation, j'en ai retenu certaines dont celle de son exergue : "Quand s'en vont la fresque, l'épopée, l'entrelacs - bonjour le décousu, le dépareillé, le débraillé. On baisse d'un ton. On recueille ce qui subsiste. Pardon pour le sans-gêne". Il raille aussi la "Déséducation" nationale, l'ignorance généralisée : "Moins on se compare, mieux on se porte". Sa vision de la modernité se focalise sur la perte des repères avec des mots d'ordre impératifs ("Il faut s'acclimater"), sinon c'est la mort sociale qui attend les réfractaires de tous bords. Il n'est pas tendre pour le monde politique d'aujourd'hui : "Le ton monte parce que le niveau baisse. Au Palais-Bourbon, on débattra bientôt à mains nues". Régis Debray a vraiment perdu ses illusions politiques comme Milan Kundera en son temps. Il revient sur ce passé de militant avec une ironie salvatrice : "Tout cela m'indignait ; tout cela m'indiffère. L'insouciant gagne au change, avec les ans". Il voit la vieillesse comme une nouvelle liberté : "Le travail des ans est celui du deuil. Et comme l'humour arrive pour dégonfler enflures et boursuflures, on s'en sort pas trop mal. De l'avantage d'être diminué". Régis Debray a déclaré sur France Culture : "C'est peut-être même en vieillissant qu'on devient jeune. La vieillesse est un sauvetage parce qu'on va à l'essentiel, et quand on va à l'essentiel on fait court". Lire ce petit fascicule se lit avec un plaisir certain et malgré les ans qui s'accumulent, pour lui comme pour moi, il faut savoir garder son humour ironique ! 

lundi 11 mars 2024

"Rubrique cinéma, "Anatomie d'une chute"

 Récemment, j'ai enfin vu le film de Justine Trier, "Anatomie d'une chute", palme d'or de Cannes et d'autres prix prestigieux. Dès les premières images, j'ai vite été captée par l'ambiance angoissante qui émanait des personnages : Sandra, l'écrivaine à succès, Samuel, son mari lui-aussi écrivain raté et Daniel, onze ans, handicapé par sa vue. Ils vivent à la montagne dans un beau chalet familial non loin de Grenoble. Alors que Sandra est interrogée par une étudiante, son mari écoute très fort de la musique dans son grenier et les deux femmes ne peuvent pas échanger leurs paroles. L'étudiante quitte le chalet. Entretemps, le jeune garçon revient d'une longue promenade avec son chien Snoop et découvre son père étalé dans la neige, mort en dessous de la fenêtre du grenier. A partir de ce drame, Sandra est soupçonnée d'avoir commis ce meurtre. Elle appelle un ancien ami, un avocat, qui va l'aider dans sa défense. Sandra assure que son mari est tombé de sa fenêtre en se suicidant. Son ami Vincent va tout de suite annoncer à Sandra qu'elle sera soupçonnée de son meurtre. Le film s'articule sur le doute : la chute de son mari est-elle due à un accident ou à un homicide ? Elle est mise en examen et peu à peu le procès en cours révèle les problèmes du couple. Samuel avait fait une tentative de suicide en absorbant des médicaments. La blessure à la tête lors de sa chute semble suspecte. Un enregistrement audio retrouvé révèle une dispute violente dans le couple. Pendant le procès, l'équipe de la défense explicite toutes les accusations du procureur. Peu à peu, la vérité affleure par touches successives. Samuel était jaloux du succès littéraire de sa femme et il l'accusait de plagiat. L'infidélité de Sandra, bisexuelle, exaspérait son mari. Daniel découvre avec stupéfaction les relations tendues entre ses parents. Il insiste auprès de la présidente du tribunal pour témoigner avant les plaidoiries finales. Son père lui a avoué qu'il pouvait se passer quelque chose de terrible, comme une prémonition suicidaire. La défense du garçon sera déterminante pour sa mère qui sera acquittée. Ce film efficace ne tombe jamais dans le pathos et les personnages dont le jeune garçon jouent "juste" en respectant une certaine discrétion dans une tension permanente. La vie familiale conservera toujours un théâtre mystérieux pour des yeux étrangers et Justine Trier a bien montré avec son grand talent les complexités d'une réalité vécue par un couple. Il méritait tout à fait la Palme d'or de Cannes. 

vendredi 8 mars 2024

"Les eaux du Danube", Jean Mattern

 L'éditrice Sabine Wespieser propose dans sa ligne éditoriale des textes souvent intimistes, délicats et d'une écriture souvent élégante. Je pense à Michèle Lesbre, Claire Keegan, Tiffany Tavernier, Robert Seethaler. Jean Mattern appartient à cette catégorie d'écrivains discrets et secrets. Son dernier roman, "Les eaux du Danube", paru en février 2024, ressemble à une sonate de Schubert dont il fait un éloge dans son roman. Clément Bontemps, le narrateur, se présente avec une modestie déprimante : "J'ai passé ma vie à éviter les sensations fortes. Question d'éducation. Pas d'alcool, pas de sauts en parachute, pas de voitures de course. Pas d'aventures non plus. Même le sexe m'ennuie parfois. Tout m'ennuie parfois. Tout m'ennuie d'ailleurs, je crois. J'attends que ça passe". Pharmacien à Sète, il est marié à Madeleine depuis vingt ans. Routinier dans sa vie professionnelle, il aime par dessus-tout la tranquillité. Mais, un jour, cet équilibre fragile se craquèle. Le professeur de philosophie de son fils veut le rencontrer pour lui parler de son élève, Matias. Seul pendant un mois alors que sa femme et son fils partent en vacances, il s'attache à une cliente de sa pharmacie qui lui raconte son "exil" à Sète depuis la perte de son mari en Ecosse dans une noyade. Il revoit le professeur de philosophie qui lui révèle que son fils souffre d'une attitude paternelle assez distante. Mais, le nom de ce professeur, Georges Almassy, lui rappelle le nom de sa propre mère. Il se souvient alors du léger accent qu'elle avait dans son élocution. Il va apprendre un secret de famille concernant ses origines hongroises. Les pièces du puzzle familial finiront par ébranler le narrateur qui remet sa vie en question. Il se rapproche de son fils et de sa femme pour mieux comprendre leur complicité surtout autour de la musique dont celle de Schubert. Sa filiation est remise en cause : "Votre mère se s'appelait pas Hélène (...) Elle s'appelait Iliona Ferenczi". En fait, il est le fils d'un jeune homme mort dans une cellule quelque part dans le sud-ouest de la Hongrie. Jean Mattern évoque à travers ce personnage central la révélation des vérités enfouies sur l'exil. Délicatesse des sentiments, finesse du style, personnages empathiques, Jean Mattern offre un beau roman à la musique schubertienne. 

jeudi 7 mars 2024

"Une autre vie", Marie-Hélène Lafon

Un ouvrage de Marie-Hélène Lafon m'a attiré l'oeil à la Médiathèque de Chambéry, "Une autre vie", publié dans une maison d'édition aveyronnaise, Lamaidonne. Intégré dans la collection, "Poursuites et Ricochets', le livre en question correspond bien à la citation de Denis Roche : "Ne rêvons pas... Laissons aux photos d'être des ricochets et aux phrases d'être des poursuites". Quelle belle idée d'exploiter des vieilles photos de famille qui dorment trop souvent dans des boîtes, cachées dans des placards ! Ce joli fascicule, bien conçu, présente huit photos du père de l'écrivaine quand il était au Maroc pendant son service militaire entre 1956 et 1959. Ces photos en noir et blanc montrent son père sur la plage, en maillot de bain, en uniforme de militaire dans une chambre, déguisé en femme dans le jardin du colonel, torse nu dans une rue. Dans la présentation de ce portrait, Marie-Hélène Lafon écrit : "Un autre père, un autre corps, une autre vie". Ce père soldat, jeune et joyeux semble mener une vie insouciante, légère et cette image ne reflète en aucun cas l'homme qui est revenu de son service militaire, s'est marié et s'est figé dans une ferme du Cantal en donnant naissance à sa fille Marie-Hélène. Il meurt en 2021 et ce retour aux sources de la jeunesse paternelle ne cesse de la questionner sur cet homme qu'elle ne connaissait pas. Jeune, il était souriant alors qu'elle l'a toujours vu sérieux et distant. Cette parenthèse enchantée de Casablanca demeure un mystère pour la narratrice : "Le sourire de mon père me saute à la gueule. Toujours les traces des corps, des gestes, des voix, des intonations des ascendants dans les corps, les gestes, les voix, les intonations des descendants émeuvent, bouleversent, retournent, me retournent. Ce sont des résurgences, elles me traversent, me travaillent, travaillent les textes que j'écris depuis plus d'un quart de siècle ; elles strient les textes, les scarifient, les secouent, les caressent, frémissent dans leurs silences". En lisant ce récit, j'ai pensé à Roland Barthes et à sa "Chambre claire" où il évoque une photo de sa mère. Quand il observe cette photo, il retrouve la bonté essentielle de sa mère. Marie-Hélène Lafon introduit dans son texte l'effet "punctum", un terme barthésien, qui signifie en latin, la piqûre, le petit trou, la petite tache. Ce détail provoque une forte émotion chez le "regardeur". L'écrivaine s'est sentie happée par ces photos révélant un côté solaire de son père, qu'il n'a jamais montré à sa famille. Cet ouvrage s'inscrit dans la démarche de Marie-Hélène Lafon qui creuse comme une archéologue les figures familiales d'une modestie émouvante en leur redonnant une seconde vie (ou une vie éternelle) grâce à la littérature...

mercredi 6 mars 2024

"Le carnet d'or", Doris Lessing, 2

 Dans un article du Monde des Livres, le critique évoque "Le carnet d'or" comme la "nef centrale" de son oeuvre globale, une "cathédrale". Dans ma jeunesse, j'ai dévoré le cycle "Martha Quest" dans "Les enfants de la violence". Plus tard, j'ai découvert "Vaincue par la brousse", "Nouvelles africaines", "Le cinquième enfant", "Alfred et Emily" et tant d'autres titres passionnants. Une oeuvre foisonnante, tentaculaire et singulière avec sa créativité polymorphe dans la 2e moitié du XXe siècle. Anna Wulf, le personnage central du "Carnet d'or" se raconte et raconte le monde autour d'elle. Son insatiable curiosité se met au service d'une "lutte, contre le chaos, contre la fuite, l'éparpillement". La narratrice se bat contre sa propre détresse, contre tous ses instants dépressifs qui la rapprochent de Virginia Woolf. Anna et Doris forment la même femme dans ce roman incroyablement moderne. Ayant grandi en Rhodésie, elle a vu le racisme ambiant d'un continent colonisé. L'effondrement de sa "foi" communiste lui fait quitter le parti après 1956. Mariée deux fois, ses relations amoureuses avec les hommes ne se vivent pas dans une sérénité désirable. Sa maternité ne semble guère la combler. Un seul domaine l'a vraiment rendue peut-être heureuse : l'écriture. Virginia Woolf disait :" Ecrire. La plus grande consolation. Le fléau". Pour Doris Lessing, il vaut mieux effacer le mot "fléau". Anna Wulf parle de tout dans ce roman : du communisme, des folies de sa jeunesse, de la sexualité, de la solitude, des liaisons ratées, de sa fille Janet, son unique amour, de son amie Molly, sa confidente solidaire, de Tommy, le garçon compliqué, du suicide, du quotidien, des ennuis d'argent, etc. Tous ces thèmes se mélangent dans le fameux "stream of consciousness" (le flux de la conscience), cher à Mrs Dalloway. Lire ce roman symphonique, c'est se lire aussi dans une démarche d'introspection. La narratrice, Anna, nous prend par la main pour nous conduire dans son labyrinthe mental. Elle recherche la vérité : "J'essaie sans cesse d'écrire la vérité et je vois sans cesse que ce n'est pas vrai". Une autre citation de Doris Lessing, frappante pour son pessimisme : "Je crois que les gens ne sont pas bons, ce sont des cannibales, et si l'on observe les choses, on voit que personne ne se soucie de personne". La dernière citation évoque une des qualités les plus précieuses pour affronter les épreuves de la vie, le courage : "En l'absence de gens courageux, une société libre meurt, ou ne naît pas".  Ce voyage intérieur réserve des grands moments de lecture et même si parfois, l'on peut parfois se perdre dans ces carnets de couleurs, une lecture concentrée et attentive évite un éventuel égarement. Ce roman total, unique, un chef d'oeuvre du XXe siècle !

mardi 5 mars 2024

"Le carnet d'or", Doris Lessing, 1

 Pour l'atelier Littérature du jeudi 15 mars, j'ai choisi quelques romancières anglaises indémodables : Jane Austen, Virginia Woolf, Doris Lessing, Anita Brookner, Tracy Chevalier, Anna Hope, Jessie Burton, Penelope Lively. Evidemment, j'ai aussi pensé à George Eliot, Margaret Drabble, Zadie Smith mais il fallait trancher. J'ai donc relu "Le Carnet d'or" de Doris Lessing, prix Nobel de Littérature en 2007. Cette écrivaine puissante et originale a influencé de nombreuses générations de femmes et même si elle ne se revendiquait pas comme une féministe militante, elle est devenue une icône de la libération des femmes. Paru en 1962, et traduit en français en 1976 aux éditions Albin Michel, ce roman polyphonique a reçu le pris Médicis étranger. Ce grand texte expérimental explore des thèmes politiques majeurs au XXe siècle : le communisme des années 30 à 50 en Angleterre, lres prémices de la révolution sexuelle et des mouvements de libération des femmes. Pour entrer plus facilement dans ces 1 000 pages, il faut décrypter sa structure, composée de quatre carnets de couleurs (jaune, bleu, rouge et noir). La narratrice, Anna Wulf (hommage à Woolf), écrivaine, se cherche à travers ses carnets car elle a peur de sombrer dans la folie comme sa consoeur, Virginia. Cette écriture fragmentaire lui permet une lucidité clairvoyante pour se comprendre et tenter d'appréhender la complexité du monde. Ces differents strates de textes concernent sa vie intime avec sa fille unique, Janet qu'elle élève seule, ses relations tumultueuses avec les hommes, son amitié précieuse avec Molly. Elle relate avec sincérité ses expériences politiques et professionnelles. Un cinquième carnet va fusionner les parties précédentes en un seul, le fameux "carnet d'or" qui donne son titre à l'oeuvre. Le récit se veut réaliste avec la vie d'Anna et de son amie, Molly Jacobs, car elle intègre dans le roman, leurs péripéties familiales, intitulées "Femmes libres", "Free women". Le roman démarre avec l'expérience d'Anna en Rhodésie du Sud, avant et pendant la Seconde Guerre mondiale qui a inspiré son propre roman à succès. Les carnets s'enchâssent les uns dans les autres sans que l'on perde le fil de ce savant montage. Dans le carnet rouge, elle explicite son engagement en tant que membre du parti communiste. Dans le jaune, elle évoque un roman en cours d'écriture de la propre histoire d'amour de la narratrice. Dans le bleu, elle écrit un journal intime où elle évoque ses souvenirs, ses rêves et ses émotions. Ce jeu littéraire post-moderne pourrait effrayer les lecteurs-lectrices mais bien au contraire, il faut se laisser porter par ces vagues divergentes de mots qui se chevauchent sans cesse en donnant un rythme vibrant au roman. Découvrir "Le carnet d'or", demeure encore aujourd'hui une expérience passionnante et il n'a pas pris une seule ride, soixante après sa publication ! Un classique du XXe. (La suite, demain)

lundi 4 mars 2024

Rubrique cinéma, "Madame de Sévigné"

 Dès qu'un film s'inspire d'une figure hautement littéraire, je m'empresse de le voir. Ainsi, dès sa sortie, mercredi dernier, j'ai assisté à la séance de "Madame de Sévigné" de la réalisatrcie, Isabelle Brocard avec Karin Viard et Ana Girardot dans les deux rôles principaux. Elle met en scène l'amour débordant de la marquise pour sa fille, Françoise, à travers ses lettres célèbres sur fond d'histoire de France au XVIIe siècle. Madame de Sévigné souhaite qu'elle soit libre comme elle : "Tu seras maîtresse de ta destinée, indépendante et heureuse". Pourtant, à cette époque, il fallait absolument trouver un beau parti pour exister dans ce milieu. Dans une fête somptueuse du Roi Soleil, la fille de la Marquise est distinguée et alors que le Roi voulait "l'honorer", sa mère intervient pour qu'elle échappe à ce destin de maîtresse subalterne. Elle lui procure un mari, venu de province, le marquis de Grignan, qui tombe amoureux de Françoise. Mais, il a le double de son âge et il est ruiné. Une rivalité va naître entre la marquise et son gendre qui veut protéger sa femme de l'influence maternelle. Sa fille vient accoucher d'une petite fille chez sa mère et comme elle veut rejoindre son mari en Provence, elle lui confie l'enfant. Entre Grignan et Paris, les voyages de la marquise de Sévigné rythment le film et les lettres qu'elle envoie à sa fille ponctuent la relation passionnelle mère-fille : "J'ai le coeur et l'imagination tout remplis de vous. Je n'y puis penser sans pleurer, et j'y pense toujours, de sorte que l'état où je suis n'est pas une chose tenable". Sa fille s'attache à son mari et préfère sa vie à Grignan qu'à Paris. Les liens se distendent entre elles et cette guerre d'influence ne cesse de tourmenter Madame de Sévigné. La réalisatrice montre aussi les salons littéraires de ce Grand Siècle flamboyant où se rencontrent Madame de Lafayette, Bussy-Rabutin, Larochefoucault. Ce film ne raconte qu'une dizaine d'années de la relation mère-fille. La marquise de Sévigné rejoindra la Provence quand elle tombera malade et elle mourra près de sa chère Françoise. Cet amour maternel exclusif se manifeste dans les milliers de lettres qu'elle envoie à Grignan sans savoir qu'elles seront publiées après sa mort. Peut-on parler d'emprise pour qualifier la relation affective mère-fille ? Etouffante, certainement mais pourquoi utiliser la grille d'aujourd'hui pour comprendre les sentiments au XVIIe siècle ? Je me suis laissée bercer par le langage de l'épistolière géniale, par la musique, les décors, les costumes, l'ambiance historique. Un film charmant, classique, élégant. A voir pour entendre notre belle langue française et pour notre littérature, un monument en péril de nos jours... 

vendredi 1 mars 2024

"Avec les fées", Sylvain Tesson

 Le dernier récit de Sylvain Tesson, "Avec les fées", paru aux Equateurs, pourrait présenter un bandeau sur sa couverture, portant ces mots : "Prenez l'air !'. Ce livre de voyage sent les embruns, résonne au son des vagues. Le baladin Tesson et ses deux compagnons embarquent ses lecteurs-lectrices dans une randonnée celtique, en utilisant un voilier pour longer les côtes françaises et anglaises. Le voilier s'approche des terres et notre aventurier grimpe sur les promontoires, arpente la lande, s'abrite derrière un dolmen, affronte souvent la pluie et la tempète. Un texte aéré et aérien à contre-courant de l'actualité crispée, entre la colère des agriculteurs trahis et les menaces de guerre (intérieure et extérieure).  Pour lire ce guide poétique, il faut aimer par dessus-tout la géographie : de la Galice à la Bretagne, des Cornouailles au Pays de Galles, de l'ïle de Man à l'Irlande, l'Ecosse comme point ultime de la balade celtique. Heureusement, le texte est émaillé de cartes pour suivre notre Homère national. Pourquoi ce périple ? L'écrivain traque à sa façon les fées, une métaphore de la beauté terrestre : "Je donne le nom de fée à ce jaillissement" et "Qu'est-ce qu'un lieu féerique ? Un endroit d'où l'on rêve ne plus jamais partir". Ces fées se nichent au gré du voyage dans les paysages sauvages, dans les caps, dans la lumière du jour ou dans la nuit marine. Le regard de Sylvain Tesson se porte sur un monde naturel, non saturé d'hommes, avides de richesse, de bâtiments hideux, de traces industrielles, d'éoliennes invasives et autres laideurs contemporaines. Parfois, il intègre dans ses descriptions géopoétiques, des réflexions sur l'Histoire, sur les religions et sur les mythes. Il apprécie les vieilles chapelles, les calvaires en Bretagne. Les Celtes le font rêver comme la légende arturienne de Chrétien de Troyes. Les menhirs l'enchantent et le fascinent. Le but suprême de sa quête se nomme le Graal, une sorte de paradis perdu qu'il cherche à retrouver dans cette nature intacte, sauvage, mystique. Comme dans ses récits précédents, il mêle à sa poésie du grand large, des remarques très concrètes sur la vie à bord du voilier avec une météo capricieuse. Il cite Victor Hugo, Aragon, Julien Gracq.  Les promontoires physiques qu'il arpente ressemblent aussi à son promontoire intérieur car, il préfère la fuite à l'adhésion, un "pas de côté" : "Il s'agirait de s'engager à pas feutrés dans la douceur des choses". Quand il arrive à Saint-Malo, il est enfin apaisé et ses fées l'accompagnent : "Elles existaient puisque le soleil se lève chaque matin sur la mer. Elles existaient quand on cheminait vers elles. Elles existaient quand on travaillait à les faire apparaître". Les amateurs-amatrices de Sylvain Tesson aimeront ce récit de voyage d'une poésie certaine. Ceux et celles qui le détestent continueront à lui tourner le dos. J'ai randonné en sa compagnie tout en restant dans mon canapé à l'abri du vent et de la pluie ! 

lundi 26 février 2024

"Démolition", Ann Enquist

 Ann Enquist vient d'écrire "Démolition", paru chez Actes Sud en début d'année. Cette écrivaine néerlandaise, possède deux qualités excellentes que j'apprécie beaucoup : elle adore la musique classique (elle est pianiste aussi) et elle pratique le métier de psychanalyste. J'ai lu tous ses romans : de "Contrepoint" à "Quatuor", "Des porteurs de glace" au "Secret", etc. Son oeuvre profonde et subtile évoque les méandres tortueux de l'âme humaine dans ses petitesses comme dans ses grandeurs. Un thème les lie tous avec la célébration de la musique. Elle parle aussi du deuil, de la perte irréparable, de l'évolution de la société occidentale. Sa prose, même traduite en français, conserve une élégance stylistique. L'héroïne du roman s'appelle Alice Augustus, compositrice et fan absolu de Haydn. Elle nous raconte son enfance, sa passion pour la musique et pour les percussions, en particulier. Quand elle parle d'elle, elle adopte un ton ironique et distanciée et ce parti pris donne au texte une tonalité musicale. Dans sa quarantaine, elle désire un enfant mais, ce projet n'aboutit pas et malgré l'aide de la médecine, elle n'arrive pas à être enceinte. Son mari l'aide au mieux dans ses tentatives de maternité mais, il n'est pas aussi motivé qu'elle et lui suggère même d'abandonner son projet. La narratrice se pose des questions sur ce manque et en remontant dans son passé, elle se confie sur une relation amoureuse avec son professeur de musique beaucoup plus âgé qu'elle. Ils vont s'aimer dans la clandestinité et elle tombera enceinte sans le vouloir. Son amant comprend que la différence d'âge posera problème. Il quitte son ancienne étudiante et la jeune femme fera une fausse couche. Cette histoire traumatisante l'empêche de devenir mère. L'art romanesque d'Ann Enquist déroule un drame intime autour d'Alice. La mère "empêchée" se refugie dans la composition musicale, sa passion première.  A l'occasion du centenaire de son conservatoire, le directeur lui commande une oeuvre symphonique et elle lui donne ce titre, "Démolition", la démolition de son passé, un passé enfoui et douloureux ? Cette brillante compositrice a choisi les sons comme consolation... Il lui arrive pourtant une heureuse surprise et je n'en dis pas plus. La magie romanesque d'Ann Enquist opère dans ce dernier opus musical. Un régal de lecture.  

vendredi 23 février 2024

"Pêcheur de perles", Alain Finkielkraut

 Ce philosophe français, académicien, Alain Finkielkraut, attire souvent l'antipathie de tous ceux et celles qui ne l'ont jamais lu. Il s'est fâché avec une gauche radicale qui a trahi la laïcité et la classe ouvrière. Cet ancien gauchiste des années 70 comme tant d'autres de sa génération a aussi écouté les sirènes des dogmatismes marxiste, maoïste, stalinien. Aujourd'hui, il ne reste plus grand chose de ces temps hémiplégiques où il n'était pas question de critiquer Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir. Ce philosophe s'est tourné vers la littérature en mettant à l'honneur Charles Peguy, Albert Camus, Milan Kundera et Philip Roth, ses vigies essentielles. Et ses prestations audiovisuelles, parfois maladroites, ont peaufiné sa caricature de "ronchon philosophe". Il est qualifié injustement de pessimiste, de réactionnaire et d'élitiste, trois qualificatifs disqualifiants pour les médias institutionnels. En particulier, sur l'école et sur la culture, il a toujours refusé la non-hiérarchie des objets culturels. Tout ne se vaut pas. Malgré ses prises de position parfois urticantes pour certains,  il vaut mieux le lire pour s'en faire une idée juste. Il vient de publier "Pêcheur de perles", chez Gallimard, un ouvrage hybride, 'un herbier littéraire" qui lui permet d'aborder des questions fondamentales comme l'amour, la mort, la vie. Chaque chapitre est introduit par une citation : "Je me suis plongé dans les carnets de citations que j'accumule pieusement depuis plusieurs décennies. J'ai tiré de de ce vagabondage les phrases qui me font signe, qui m'ouvrent la voie, qui désentravent mon intelligence de la vie et du monde". Son côté "ruminant" se retrouve dans ces textes quasi testamentaires. Un aphorisme de Paul Valéry, "Le coeur consiste à dépendre", lui donne l'occasion d'offrir une confidence sur sa relation amoureuse avec sa compagne qui l'a quitté au début leur relation. Cet art de la citation ressemble à une "conversation avec les grands auteurs qui nous ont précédés". Il confesse aussi sa peur panique d'une maladie effrayante, la maladie d'Alzheimer et souhaite pour lui une "mort disponible". Ses aveux sincères et émouvants sur sa nostalgie du passé, sa tristesse de voir un monde enlaidi, le manque de civilité définissent bien sa personnalité intranquille. Son âge et sa fragilité physique l'influencent certainement dans une vision pessimiste de l'avenir. Mais, il conserve un certain humour, une lucidité clairvoyante sur le "désordre" mondial et un amour total de la vie.  Un essai lucide et nostalgique d'un homme des Lumières, d'un philosophe inquiet à juste titre. Il est toujours intéressant de se forger une opinion personnelle en lisant son livre sans céder aux critiques cruelles des médias intolérants sur un homme courageux et qui ne va pas à lui tout seul mettre en danger la "démocratie". 

jeudi 22 février 2024

Les cabanes à livres, la nostalgie littéraire

Quand je me balade vers le lac du Bourget, je me dirige vers les cabanes à livres et souvent, je pêche, comme les pêcheurs à la ligne de l'esplanade d'Aix-les-Bains, des poissons de papier. Il m'arrive de connaître d'agréables surprises. En janvier, je lisais un essai de Patrice Jean sur la littérature engagée et il citait un philosophe-écrivain oublié, Michel Henry. Dans la semaine, je farfouille dans la cabane du Jardin Vagabond d'Aix et je trouve un roman de cet auteur, "L'amour les yeux fermés". Une coïncidence heureuse. Je recherche souvent des textes du XXe siècle et j'ai parfois de la chance. Je suis tombée sur "Génétrix" de François Mauriac que je voulais relire. Ma nostalgie littéraire se manisfeste à l'évocation de certains titres abandonnés dans ces niches pour se donner l'espoir qu'un promeneur se saisisse de cet ouvrage. Au Bourget du Lac, j'ai déposé mardi dernier un Balzac, "Eugénie Grandet". Une heure plus tard, en revenant de Bourdeau, j'ai remarqué un homme qui tenait à la main mon livre de poche et il lisait le roman. J'étais heureuse de voir cette belle scène sur la lecture ! Balzac vit donc encore dans les mains de ce charmant lecteur ! Il ne faut pas désespérer de l'humanité... Cette nostalgie littéraire, je la ressens quand je note les noms des auteurs délaissés dans les cabanes : Jean Hougron, Henri Troyat, Philippe Hériat, Françoise Sagan, Christine Arnothy, André Maurois sans parler de Claude Michelet, et de tant d'autres complètement oubliés. A leur époque, ils avaient tous et toutes énormément de succès dit populaire. Qui n'a pas lu un Mazo de la Roche, un Troyat, un Duhamel ? Ils nous ont ouvert la porte magique de la littérature avant qu'ils ne sombrent dans l'oubli. Après cette étape de boulimie livresque tous azimuts dans ma jeunesse, j'ai eu la chance de rencontrer les grands écrivains de l'époque : de Colette à Giono, de Martin du Gard à Malraux, de Sartre à Yourcenar sans oublier Simone de Beauvoir. Les classiques du XXe me sont toujours aussi indispensables pour comprendre notre monde. Ma nostalgie littéraire se porte souvent sur des figures originales comme Marcel Aymé, Georges Perros, Paul Gadenne, Violette Leduc, et je pourrais en citer encore des dizaines. Fouiller les cabanes à livres, c'est dénicher des pépites littéraires et même si mes cueillettes s'avèrent infructueuses, j'aime bien sentir le parfum des romans, lus dans tous les foyers familiaux quand la présence des médias n'existaient pas autant ! Les cabanes à livres, des bibliothèques gratuites et sans complexe. Des sociologues devraient se pencher sur ce phénomène et dans mon quartier de Chantemerle à Chambéry,  la ville vient d'installer une jolie cabane près de la boîte à lettres ! Une bonne surprise que j'utilise souvent. 

mercredi 21 février 2024

Atelier Littérature, les coups de coeur, 4

 Janelou et Geneviève H. ont choisi le même coup de coeur : le dernier roman de Robert Seethaler, "Le café sans nom", publié chez Sabine Wiespeser. En 1966, Robert Simon, un trentenaire, décide de changer de vie. Il quitte son métier de journalier dans un marché de Vienne pour acquérir un café laissé à l'abandon. Son rêve vient de prendre forme avec ce vieux café, lieu de rencontres de toutes les destins modestes de la ville. Ce roman raconte une époque révolue mais ô combien attachante. A lire absolument. Annette a bien aimé le dernier roman de Bernard Werber, "La diagonale des reines", paru dans Le Livre de Poche. Deux femmes, deux destins, deux façons de voir le monde. L'une ne pense qu'au "collectif", l'autre préfère l'individualisme. Des années 1970 à 2050, Nicole et Monica vont s'affronter sans répit entre guerres, attaques terroristes et espionnage. Un thriller dystopique, haletant et surprenant. Un choix étonnant à découvrir. Régine a présenté deux coups de coeur : "Les ravissements" de Jan Carson, publié chez Sabine Wiespeser. L'histoire se déroule en Irlande du Nord en 1993. Dans sa classe de onze enfants, Hannah se sent exclue. Ses parents, fondamentalistes, lui refusent une vie d'enfant ordinaire : aucune sortie, aucun cinéma, aucune liberté. Ross, un condisciple d'Hannah, meurt d'un mal inconnu. Une autre élève meurt aussi peu après. Puis, les uns après les autres disparaissent aussi. La panique s'installe dans la communauté du village. Des scientifiques sont chargés de découvrir l'origine de l'épidémie. Hannah est la seule survivante de ce mal mystérieux. Un à un, les fantômes de ses amis viennent la hanter. Roman troublant, roman puissant, à découvrir sur les conseils avisés de Régine. Le deuxième coup de coeur concerne le roman de Dominique Barbéris, "Une façon d'aimer", prix de l'Académie française en 2023. Madeleine quitte sa Bretagne natale pour suivre son mari au Cameroun. Elle découvre une Afrique étrange et violente. Dans un bal à Douala, elle rencontre Yves Prigent, mi-administrateur, mi-aventurier. Discrète et belle, cette femme mélancolique s'éprend de cet homme dans un pays en voie de décolonisation. Ce roman élégant et délicat, très bien écrit, évoque "la force de nos désirs secrets et la grâce de certaines rencontres". Voilà pour les coups de coeur de ce jeudi 14 février, des idées de lecture, des très bonnes, évidemment ! 

mardi 20 février 2024

Atelier Littérature, les coups de coeur, 3

 En deuxième partie, nous avions le projet de débattre sur un seul livre, celui de Philip Roth, "Némésis". Comme Mylène était absente, j'ai préféré reporté notre discussion dans l'atelier du jeudi 14 mars. J'ai donc demandé aux amies lectrices leurs coups de coeur. Danièle a évoqué un livre d'une écrivaine qu'elle apprécie beaucoup, Laurine Roux. Dans ce roman, "Une immense sensation de calme", paru en Folio en 2020, une jeune fille rencontre Igor et elle est subjuguée par cet homme étrange : "Cela dure un instant ou de longues minutes, je ne saurais le dire. Le regard d'Igor abolit mon être. Partout dans mon corps, mille particules soulèvent mes membres, et c'est à la fois de la peur et de la glace, du miel et de la lavande". Dans ce Grand Nord qu'ils arpentent en chassant, ils entendent des voix de femmes qui leur murmurent des secrets enfouis. Une tempête les précipitera dans la tourmente, révèlant les légendes du lieu. Récit mythologique, conte merveilleux, roman initiatique, Danièle s'est laissée emporter par l'ambiance poétique de ce texte original. Odile a bien aimé le dernier ouvrage de Nina Bouraoui, "Grand seigneur". Ce récit autobiographique de l'écrivaine raconte la mort de son père, ce "grand seigneur". Elle remonte dans son passé et décrit son père de Paris à Alger, un père qui reste mystérieux à ses yeux d'enfant. Il effectuait des "missions", occupait un poste de haut-fonctionnaire en Algérie. Ce témoignage d'admiration pour un homme hautement romanesque évoque aussi le chagrin du deuil et de la perte. Nina Bouraoui, dans son écriture élégante, avoue sa détresse : "Je ne sais pas ce que déclenche la mort d'un père, je ne sais pas si je vais me briser, me tordre ou grandir, m'élever. Je sais que je vais devenir une autre personne".  Pascale a présenté une bande dessinée, "L'Arabe du futur" de Riad Sattouf. Cette série en 6 tomes vendue à plus de 3 millions d'exemplaires et traduite en 23 langues raconte l'enfance et l'adolescence de l'auteur, fils aîné d'une mère française et d'un père syrien. Pascale a mis à l'honneur une saga graphique pleine d'humour caustique et de vérité sociologique. Nous parlons très rarement des bandes dessinées dans l'Atelier. Une question d'âge ? Sans doute. (La suite, demain)

lundi 19 février 2024

Atelier Littérature, Stefan Zweig, 2

 Véronique a découvert dans sa bibliothèque, "Wondrak", un texte étrange et rare, un des moins connus de Stefan Zweig. A la fin du XIXe siècle, dans un village de Bohëme, la jeune Ruzena vient de donner naissance à un enfant. Cette femme, surnommée "Tête de mort", avait un défaut physique majeur car elle n'avait pas de nez. Les hommes la fuyaient et pourtant, ce fils existe et apporte à la jeune mère une joie qu'elle n'avait jamais connue. Vivant à l'écart, elle est tout de même obligée de le scolariser. En 1917, son fils doit partir à la guerre. Mais, elle organise un plan pour le soustraire aux gendarmes.  Cette nouvelle révèlait le caractère pacifiste de Stefan Zweig. A découvrir par curiosité. Geneviève H. et Odile ont beaucoup aimé l'autobiographie de Stefan Zweig, "Le monde d'hier. Souvenirs d'un Européen", écrit lors de son exil au Brésil avant son suicide en 1942. Ce livre essentiel de l'oeuvre globale se lit avec une admiration unanime. Il raconte sa vie familiale libérale d'origine juive à la fin du XIXe siècle, les changements sociaux et techniques, ses amis comme Freud, Verhaeren, Rilke. Cette époque surtout intellectuelle était faite de liberté et de sécurité qui s'éffondrera dans les années 30 avec l'arrivée d'Hitler au pouvoir. Cet ouvrage testamentaire d'une richesse inouïe reste le chef d'oeuvre de l'écrivain et résonne toujours autant de nos jours. Il intègre dans ses mémoires beaucoup de thèmes comme l'éducation, les femmes, la fin des monarchies, Paris, Londres, l'art, les guerres mondiales, etc. A lire absolument cette autobiographie extraordinaire ! J'ai retenu cette belle maxime : "Et seul celui qui a appris de bonne heure à épanouir largement son âme est plus tard à même de saisir en lui le monde entier". Annette a lu la nouvelle, "Etait-ce lui ?", un récit "policier" où il est question de voisins avec leur jeune enfant et leur chien. Betsy, la narratrice, revient sur le drame de cette famille qui a perdu leur enfant assassiné. Qui est l'assassin ? Ponto, le chien ? Si vous voulez connaître la vérité, il faut lire cette nouvelle originale. Odile a bien apprécié "Amok", une nouvelle très célèbre, publiée en 1922. Un médecin se confie au narrateur lors d'une traversée à bord d'un bateau pour l'Europe. Il raconte qu'une Anglaise voulait se faire avorter discrètement et elle était prête à payer une somme considérable. Il refuse et veut discuter avec elle pour rejeter cette solution. Mais, comme elle maintient sa décision, le médecin rentre dans une transe furieuse (l'amok) et la poursuit jusque chez elle. Il faut découvrir cette étrange nouvelle d'une densité troublante.  Régine, qui considère Stefan Zweig comme son écrivain préféré, a relu "Brûlant secret" qu'elle a évidemment beaucoup apprécié. Je n'en reparlerai pas car j'ai déjà consacré un billet sur ce texte "brûlant" d'intensité. Danièle a terminé la séance en présentant la biographie de Stefan Zweig, écrite par Catherine Sauvat. Cet ouvrage bien écrit, apporte un éclairage précieux sur la vie de l'écrivain. Pour mieux comprendre l'oeuvre polymorphe de Zweig (nouvelles, biographies, essais, mémoires, théâtre et poésie), il est essentiel de connaître cet homme aux multiples facettes. Pour ma part, j'ai consacré un nombre important d'heures de lecture pour relire et lire ma Pléiade de Zweig et jamais, je ne me suis ennuyée, un gage de son génie romanesque ! 

vendredi 16 février 2024

Atelier Littérature, Stefan Zweig, 1

J'ai démarré l'atelier Littérature du jeudi 15 février avec Stefan Zweig, l'immense écrivain autrichien et cosmopolite par excellence. Geneviève M. a évoqué avec son talent de conteuse, "La pitié dangeureuse", publié en 1939. Anton Hofmiller, jeune officier de cavalerie, est invité dans un château et commet une erreur fatale en s'adressant à une jeune femme esseulée pour une danse. Or, Edith est paralytique et elle éclate en sanglots. Comme il veut réparer sa bévue, il envoie des fleurs à la jeune femme. S'ensuit un engrenage infernal : sa pitié d'origine se transforme en piège qui se referme sur lui. Le comte Kekesfalva le traite comme un fils. Il envisage un mariage car Edith est follement amoureuse du jeune officier. Mais, quand l'officier renonce à se marier, la jeune fille se suicidera. Cet unique roman de l'auteur évoque le sentiment de la pitié d'une façon magistrale. Odile a choisi la célèbrissime nouvelle, une des plus interprétées au cinéma, "La confusion des sentiments", publiée en 1927. Le narrateur, professeur à la soixantaine bien frappée se souvient d'une relation lointaine avec un universitaire dans une petite ville allemande. Celui-ci participe à son cours sur la littérature anglaise et devient son "scribe". Ce vieux professeur cache un secret intime. Il est marié à une femme plus jeune que lui mais, en fait, il tombe amoureux de son jeune étudiant. A cette époque, l'homosexualité était punie par la loi. Cette relation amoureuse interdite ne pouvait que finir mal... Ce texte audacieux et moderne explore en profondeur des sentiments universels : l'amour, l'amitié, la jalousie, la passion. Une nouvelle incontournable de son oeuvre. A lire absolument. Odile a qualifié sa lecture d'extraordinaire. Pascale n'a pas apprécié "La peur" (ou "Angoisses"), Elle n'est pas rentrée dans le texte. Dommage car c'est aussi une nouvelle palpitante, dense et moderne sur la culpabilité, le secret, la peur de tout perdre. Janelou a beaucoup apprécié "Brûlant secret", publié en 1911. Cette histoire d'un jeune garçon se passe dans un hôtel où un séducteur cynique tente d'approcher la mère du garçon pour en faire sa maîtresse. Sa stratégie consiste à s'occuper de l'enfant et il devient son ami. Mais, tout se gâte quand la mère cède plus ou moins aux avances du jeune homme cynique et empressé. Le jeune garçon se sent trahi, se rebelle et frappe le séducteur en pensant qu'il tente de tuer sa mère. Il s'enfuit chez sa grand-mère et tout finira bien. Encore une nouvelle très emblématique de Stefan Zweig sur l'innocence de l'enfance, les secrets des adultes et les relations parentales. Un régal de lecture.