lundi 13 décembre 2021

"L'admirable tremblement du temps"

 Dans les années 70, Albert Skira, éditeur d'art, lance la collection "Les Sentiers de la création". J'ai conservé dans ma bibliothèque deux exemplaires de cet éditeur : "L'admirable tremblement du temps" de Gaétan Picon et "L'arrière-pays" d'Yves Bonnefoy. Il m'arrive de temps en temps de saisir un de mes livres d'art et celui-ci s'est présenté à moi pour une seconde lecture bien plus féconde que la première. J'ai trouvé enfin un des bénéfices de l'âge : relire des ouvrages consultés dans ma jeunesse et ressentir à travers les pages, une admiration retrouvée. Les livres d'art m'accompagnent depuis presque quarante ans quand j'ai commencé à les collectionner. Ces deux survivants de mes déménagements successifs méritent une seconde lecture bien plus féconde qu'à l'origine de mon achat. Gaétan Picon (1915-1976), bien oublié aujourd'hui, était écrivain et critique d'art. Ami d'André Malraux, il travaille à ses côtés pour organiser les premières Maisons de la Culture. Agrégé de philosophie, il a écrit des essais sur Ingres, Picasso, Dubuffet, l'impressionnisme et le surréalisme. L'ouvrage "Admirable tremblement du temps" a été réédité chez L'Atelier contemporain. Le titre évoque une citation de Chateaubriand dans la "Vie de Rancé" quand il commente un tableau de Poussin : "qu'il rappelle quelque chose de l'âge délaissé et de la main du vieillard" et il ajoute : "Quel admirable tremblement du temps". L'auteur développe dans cet essai magnifique le rôle de l'âge avancé dans la création artistique. Ces "fruits mûrs de la vieillesse" se nomment "Le déluge" de Poussin, des toiles de Rembrandt, du Titien, de Chardin, de Giacometti et de tant d'autres artistes qui ont tenu le pinceau jusqu'à leur dernier souffle. Dans les caves du Musée de l'Acropole, il découvre "l'érosion des statues de Madhia, qui ont longtemps séjourné au fond de la mer, ne les rend pas plus belles, mais plus émouvantes : elle rappelle l'œuvre de l'homme à l'usure de la roche, à la flétrissure de la chair. Admirablement tremblement du temps, de tout ce qui se désagrège et pullule, rompt l'ordre menteur de l'impérissable qui nous laisserait, si nous n'étions environnés que de ses signes, aussi seuls que le néant". Ce voyage intemporel à travers l'art traverse des contrées parfois ardues mais l'effort de lecture est largement récompensé. Il écrit : "Quelques uns des plus beaux tableaux viennent de la vieillesse des peintres et nous en aimons le tremblement. Nous aimons aussi la craquelure de la toile, l'érosion des pierres (...) L'art, pour nous, est chose passée. C'est l'haleine du temps qui témoigne de la vie d'une œuvre". Ce texte sur la peinture, érudit et profond, aborde la question du temps dans une dimension philosophique et plonge le lecteur(trice) dans une interrogation permanente. Un essai salutaire sur l'art et sur son rapport au temps, question essentielle.