jeudi 4 août 2022

"La Puissance des ombres"

 Depuis 1985, Sylvie Germain a écrit une trentaine de romans et d'essais où elle s'interroge sur le Mal et sur la souffrance humaine. Cette obsession quasiment religieuse est née de son identité culturelle, fortement influencée par la mystique chrétienne. Le tragique dans les destins individuels traverse son imaginaire et son dernier ouvrage, "La Puissance des ombres", paru cette année confirme cette inquiétude spirituelle assez rare dans la littérature contemporaine. Une citation de Blaise Pascal illustre le sujet du récit : "Quelle chimère est-ce donc que l'homme, quelle nouveauté, quel monstre, quel chaos, quel sujet de contradiction... ". Le roman démarre dans une certaine allégresse. Hadrien et Daphné fêtent les vingt ans de leur rencontre, un jour de grève de métro. Ils demandent à leurs amis de se déguiser en station de métro pour célébrer cet anniversaire. La vie semble bien festive dans cette ambiance bon enfant et un peu carnavalesque. Mais, un événement imprévue survient quand Gaspard, un ami du couple, tombe subitement du balcon et meurt dans sa chute sans que personne ne s'en aperçoive. Est-ce un accident ou un suicide ? Quatre mois plus tard, la bande d'amis perd un nouveau camarade en la personne de Cyril qui s'est fracassé le crâne en tombant dans une rue en escalier. Que se passe-t-il donc dans cette communauté amicale ? L'écrivaine raconte ses deux décès inexpliqués et révèle ensuite la vérité : un serveur de la fête a commis ses meurtres. L'assassin est un homme banal, insignifiant et considéré dans son entourage comme un voisin simple et gentil. Le roman bascule dans le monologue de ce personnage sombre et en perdition. Lui-même avoue sa "banalité" comme en parlait Hannah Arendt : "Je n'ai même pas de contour, seulement du vide sans cadre et sans limite, c'est-à-dire rien". Cet homme-enfant a vécu un drame horrible quand sa petite sœur a été assassinée par un prédateur pédophile. Il a aperçu la voiture et l'assassin et cette image est restée à tout jamais dans sa mémoire. La culpabilité le ronge comme un cancer maléfique. S'il commet ces crimes gratuits, Sylvie Germain l'explicite par le sens du titre, "La puissance des ombres", cet ombre dans cet homme, une pulsion de mort contre les autres et contre soi. Ce roman d'une noirceur terrible se lit pourtant avec beaucoup d'intérêt et même suscite une admiration pour le style poétique de Sylvie Germain. Pour découvrir le monde romanesque de l'écrivaine, il faut lire "La Puissance des Ombres" même si ce roman n'appartient pas à l'esprit léger de l'été. La figure du Mal, figure hautement religieuse, hante sa pensée. Elle déclarait dans un entretien : "Ecrire, c'est gratter la peau du réel". Belle formule.