mardi 10 juin 2014

"Regarde les lumières, mon amour"

Annie Ernaux a choisi cette phrase emblématique qu'une mère adresse à son enfant quand elle pénètre dans l'hypermarché du coin :"Regarde les lumières, mon amour". Ce petit livre, édité dans la collection "Raconter la vie" au Seuil, remplit une mission de décryptage social : à quoi ressemble cet espace pluriel, dédié à la consommation de masse où tous les citoyens se retrouvent souvent et régulièrement. En sociologue avertie et initiée, doublée d'une acuité littéraire absolue, Annie Ernaux nous invite à découvrir un monde si proche, si trivial que l'on finit par ne plus le voir. Cette expérience quotidienne (faire ses courses dans une grande surface) ne faisait pas partie des sujets dits littéraires. Ce livre devient un témoignage vraiment passionnant sur cette pratique partagée par tous et pourtant absente des textes contemporains. En parcourant ces pages, j'ai murmuré plusieurs fois mon assentiment quant aux observations sur l'attente stressante aux caisses, le gigantisme des rayonnages en se demandant si tous ces produits seraient consommés, la déambulation des familles en quête de loisirs, la solitude des personnes âgées, la valse insolente des adolescents, les différences sociales, la pauvreté, la société diversifiée, et surtout le sentiment d'une perte de repères, de sens, de la part des consommateurs nullement révoltés par l'abondance des biens, et soumis à la loi du commerce avec ses vagues de promotions festives (Noël, les soldes, les fêtes religieuses, etc.). Annie Ernaux écrit à la page 11 : "L'hypermarché est pour tout le monde un espace familier dont la pratique est incorporée à l'existence, mais dont on ne mesure pas l'importance sur notre relation aux autres, notre façon de "faire société" avec nos contemporains du XXIème siècle. Or, quand on y songe, il n'y a pas d'espace, public ou privé, où évoluent et se côtoient autant d'individus différents : par l'âge, les revenus, la culture, l'origine géographique et ethnique, le look. (...) Les hommes et les femmes politiques, les journalistes, les experts, tous ceux qui n'ont jamais mis les pieds dans un hypermarché ne connaissent pas la réalité sociale de la France d'aujourd'hui".  Ce journal intime rappelle ses ouvrages précédents, "Journal du dehors" et "La vie extérieure". J'apprécie beaucoup sa démarche sociale, politique et littéraire d'une réalité aussi commune, un commerce. Et en tant qu'écrivain, elle apporte à ce monde là (souvent déprimant pour moi) un regard tout à fait décapant et original. Dès que je franchirai les portes d'un hypermarché, je vais certainement avoir une pensée pour Annie Ernaux...