mercredi 2 juin 2021

"Lettre ouverte"

 Les Editions Viviane Hamy ont publié en 2008 un chef-d'œuvre, "L'Art de la joie", de Goliarda Sapienza, une écrivaine italienne, inconnue du public et n'ayant jamais rencontré le succès de son vivant. Cette sicilienne de naissance a écrit plusieurs romans autobiographiques aussi passionnants les uns que les autres : "L'Université de Rebibbia", "Les Certitudes du doute", "Moi, Jean Gabin", "Rendez-vous à Positano" sans oublier ses "Carnets". "Lettre ouverte", composée en 1967, est de nouveau à la disposition des lecteurs, ouvrage retraduit par Nathalie Castagné. A 40 ans, l'écrivaine-comédienne, proche de Visconti, vit une crise existentielle. Elle s'adonne à l'écriture pour interroger la réalité en posant le principe du doute, "ce doute qu'une femme porte toujours avec elle". Pour affronter le réel, il faut chasser les certitudes et installer en soi une une remise en cause incessante : "M'ont été dits comme à tout le monde du reste, plus de mensonges que de vérités". Le fil du récit s'ancre dans son enfance à Catane, dans une famille socialiste anarchique. Le père est avocat et la mère, syndicaliste. L'écrivaine raconte cette enfance sous le soleil impitoyable de Catane. Des personnages quasi mythiques surgissent dans sa mémoire. Anna, la rempailleuse de chaises, lui recommande "d'être utile. La révélation d'être une élue de Dieu ou de Marx pour racheter, c'est le mot, racheter l'humanité". Nica, sa meilleure amie, lui donne le goût des contes. Sa mère, indépendante et rebelle, offre à sa fille un modèle féministe qui "parlait avec les hommes comme un homme". Cette plongée proustienne dans son enfance ne produit pas seulement des souvenirs lumineux. Elle traque aussi les zones d'ombre qui la laissent exsangue : "J'ai mordu à la tête de cette pieuvre qui m'entraînait dans une mer d'émotions anciennes, mais les pieuvres sont dures à mourir et l'encre de sa cervelle me brouille la vue et ses ventouses tiennent solidement". Elle décrit sa situation : "Il n'y a rien à faire : pour faire de l'ordre, il faut d'abord toucher le fond du désordre". Sa tentative pour mettre cet ordre dans son désordre intérieur se joue dans cette "lettre ouverte", fourre-tout de souvenirs sans logique, sans chronologie, ni hiérarchie. Dans cette famille, composée de demi-frères et demi-sœurs, d'oncles et de tantes, sans oublier ses amies du quartier, la narratrice décrit un monde aussi brûlant que la lave de l'Etna. En lisant ce récit quelque peu anarchique, j'ai retrouvé l'extrême générosité de Goliarda Sapienza, plongée dans un doute permanent et essayant de mettre un peu d'ordre dans sa vie éclatée. Son style précis et poétique, son talent de conteuse, le contexte historique, la Sicile d'antan, emportent une fois de plus une adhésion empathique. Goliarda Sapienza, auteur lucide et rebelle, ne supportait pas les désordres de son pays, marqué par sa période fasciste. Elle croyait aux pouvoirs thérapeutiques de la littérature et des mots et tous ses livres en apportent une preuve indiscutable.