jeudi 29 avril 2021

"La vie des morts"

 Jean-Marie Laclavetine a reçu le Prix Marguerite Duras pour son beau et émouvant récit, "Une amie de la famille", publié chez Gallimard en 2019. Il évoquait la noyade tragique de sa sœur Annie à l'âge de vingt ans dans un des lieux les plus dangereux de la Côte basque, la Chambre d'amour, près du phare de Biarritz, quand les mauvaises vagues emportent les promeneurs imprudents, arpentant les rochers qui parsèment le bord de l'océan. Pendant cinquante ans, la famille de l'écrivain a vécu sous une chappe de silence tellement la disparition de la jeune fille avait traumatisé ses proches et ses amis. J'avais parler de ce récit autobiographique quand j'ai découvert ce témoignage poignant, écrit avec pudeur et sobriété. Ce texte a provoqué une avalanche de réactions des amis proches d'Annie et Jean-Marie Laclavetine compose une lettre d'amour familial, adressée à sa sœur dans "La vie des morts", publié chez Gallimard : "Tu as coupé à un nombre conséquent d'enterrements, petite veinarde. Tu as échappé à tous ces coups qui un par un nous assomment et nous laissent comme des boxeurs groggy dans l'attente du gong final, tu as échappé aux plaintes et aux gémissements, partie avec sagesse et un brin de désinvolture dans la plaine force de tes vingt ans, nous laissant au tracas des deuils, des héritages, de l'absence, des tristes lendemains". Son récit démarre sur un hommage à la littérature car Annie est devenue, grâce à ce frère écrivain, une héroïne vivante, solaire, complexe entre son désir d'émancipation et sa peur d'oser vivre pleinement sa vie. Sa courte vie s'inscrit, dorénavant, dans la mémoire de la grande famille des lecteurs et des lectrices. Cet amour des mots se faufile avec justesse et avec élégance dans toutes les lignes du récit : "Voilà ce qui rend la littérature supérieure à la vie ordinaire : elle offre des territoires sauvages, inviolés, où l'on se promène dans une solitude enivrante ; mais on y est relié à l'humanité entière, tout peut y être partagé, la solitude y est peuplée, traversée par d'innombrables ruisseaux de vie, ce voyage est sans fin". Le narrateur lui confie toutes les réactions d'anciens amis d'Annie. Il convoque sa meilleure amie, son amoureux, ses parents et décrit ce séisme qu'a provoqué son accident mortel. Un surfeur avait ramené la jeune fille sur la plage mais elle décédait dans l'ambulance d'un arrêt cardiaque. L'écrivain retrouve ce jeune homme qui toute sa vie ressentira le remords de ne pas l'avoir sauvée. De nombreux lecteurs anonymes ont réagi en lisant "L'amie de la famille", en envoyant des lettres pour parler d'eux, de leurs souvenirs de deuil, de leurs pertes d'enfant ou de parents proches. Il évoque aussi ses amis disparus trop tôt, ses collègues chez Gallimard dont le merveilleux Roger Grenier, palois de naissance et écrivain digne d'un Anton Tchekhov. "Les jours filent, Annie. Je les regarde bondir comme un torrent de plus en plus sauvage, contrairement à l'idée qu'on se fait de l'âge, souvent présenté comme un fleuve plus serein, censé nous donner patience et sagesse et nous emmener avec la lenteur qui convient vers la froide demeure". Ce beau texte de gratitude, ce puzzle d'amitiés, d'amours, d'hommages plaident pour une réconciliation entre les vivants et les morts. Des retrouvailles parfois éprouvantes de tristesse et de regrets mais sans eux, tous nos chers disparus, que serions-nous vraiment ? Nous ne serions pas là tout simplement. Un texte élégiaque, empathique, à découvrir sans appréhension, ni effroi. 

mercredi 28 avril 2021

"La poursuite de l'idéal"

 C'est la première fois que j'ouvrais un roman de Patrice Jean, "La poursuite de l'idéal", publié chez Gallimard. J'avais remarqué quelques bonnes critiques dans la presse littéraire. Né à Nantes en 1966, cet écrivain discret et peu connu du public est professeur de lettres modernes. Depuis les années 2010, il a publié quelques romans dont "L'homme surnuméraire" en 2017. Le personnage principal s'appelle Cyrille Bertrand, un jeune homme qui poursuit un "idéal", celui de devenir poète. Il aime passionnément la littérature mais cette activité ne représente pas pour la société marchande, économique, pragmatique, une possibilité d'en vivre. "Acte asocial" par excellence, écrire des poèmes ne nourrit pas son homme (ou sa femme). A l'âge de trois ans, Cyrille danse, se relève, tombe à nouveau, s'énivre de musique, gesticule tellement qu'il finit par se cogner la tête sur un coin de table. Fin de la scène. Ce petit événement symbolise la vie future du héros : le coin de table, c'est la réalité du monde et Cyrille va devoir composer avec ce Réel, incompatible avec son Idéal. Il grandit dans un foyer stable et aimant entre un père plombier et une mère au foyer dans la banlieue parisienne. Admirateur de Valery Larbaud, de Rimbaud, le jeune homme rêve d'une vie vouée à la poésie. Au lycée, il devient proche d'un garçon brillant, Ambroise, issu d'un milieu très privilégié qui va jouer un rôle important dans sa vie. Il est amoureux de la sœur du copain, Fleur, agrégée de lettres, qui trouve Musset, ennuyeux, anime sa chaîne sur Youtube, adore le théâtre revisité par la modernité.  L'écrivain à travers ses personnages décrit une société à bout de souffle, empêtrée dans ses contradictions. Cyrille trouve son premier poste après des études de lettres, dans une entreprise de meubles. Il remarque une jeune employée, Olga, qui va lui faire découvrir le milieu des jeunes fervents du catholicisme. Cette traversée ne le convaincra nullement même s'il est amoureux de cette jeune femme discrète et mystérieuse. Il va aussi travailler dans un petit supermarché de quartier où il découvre un autre milieu social. Balloté entre ces divers emplois précaires, Cyrille accepte une mission au ministère de la culture grâce à son ami Ambroise, journaliste au Monde, et déjà influent dans la sphère parisienne. Cet emploi se révèle plus gratifiant auprès d'un intellectuel réac, Jean Trezenik, un antimoderne qui déteste notre époque progressiste, une sorte d'Alain Finkielkraut malheureux. Cyrille va commencer sa vie d'adulte avec une nouvelle compagne, un enfant et ce scénario familial ne le comblera en aucun cas. Le jeune homme n'a pas renoncé à sa vocation de poète même s'il dérive vers des horizons contraires. Le roman fourmille d'attaques hilarantes sur la bien-pensance, le politiquement correct, la mondialisation béatement heureuse, la haine de la France à travers un projet de musée de la littérature française, qui se transforme en musée de littérature globale. Las de la vanité sociale, de tout ce brouhaha parisien perfide, de ses relations amoureuses extra-conjugales, de sa famille, fatigué par son succès médiatique grâce à l'écriture d'une série, Cyrille va prendre une grande décision. Laquelle ? Il faut lire ce roman décapant, furieusement contemporain, un portrait implacable d'une société malade, une fresque jubilatoire sur les travers d'un monde en mutation où la poésie et la littérature disparaissent à pas comptés.  Ce roman ? Un des plus beaux hommages contemporains à la poésie, à la littérature, à la "vraie vie", celle de l'esprit, aurait dit Hannah Arendt... Un des meilleurs romans de l'année à lire sans modération. 

lundi 26 avril 2021

"Babylone"

J'avais beaucoup apprécié le dernier roman très réussi de Yasmina Reza, "Serge", paru récemment. Cette lecture revigorante m'a donné l'envie de redécouvrir l'ensemble de son œuvre. J'ai donc emprunté à la médiathèque "Babylone", sortie en septembre 2016 chez Flammarion, ayant obtenu le Prix Renaudot. J'ai retrouvé dans cet opus drôle et profond la musique mélancolique et douce de cette écrivaine singulière. Le roman démarre comme une comédie sociale succulente entre voisins d'un immeuble de la banlieue parisienne. La narratrice se nomme Elizabeth, travaille dans un laboratoire à l'Institut Pasteur. Elle se met en tête d'organiser une fête entre voisins pour la venue du printemps. Déjà, Yasmina Reza joue sa partition schubertienne : "Quelle importance ce qu'on est, ce qu'on pense, ce qu'on va devenir ? On est quelque part dans un paysage jusqu'au jour où on n'y est plus". Apparaît alors sur la scène le voisin le plus important dans le récit, Jean-Lino Manoscrivi, amateur de courses de chevaux, marié à Lydie, une chanteuse amateur et militante des droits des animaux. Cette soirée se passe dans une certaine euphorie entre tous ces voisins et amis qui, au fond, se lâchent et deviennent souvent ridicules. En particulier, Jean-Lino se moque de sa compagne en le mimant sur ses défauts. Pour l'ensemble du groupe, il faut à tout prix jouer la légèreté d'être, le plaisir du "vivre ensemble" dans la joie et dans l'allégresse. Alors que tout sonne faux, illusoire et pitoyable. La touche ironique réjouissante de Yasmina Reza se dévoile dans cette soirée d'un comique grinçant. Le roman prend alors un tournant surprenant, un virage policier et ubuesque. Dans la nuit, son voisin, Jean-Lino sonne à la porte d'Elizabeth et lui avoue qu'il vient d'étrangler sa femme. Elizabeth et son mari viennent en aide à leur voisin... Au fond, ce crime semble bien anecdotique dans ce roman caustique et ébouriffant d'ironie. Yasmina Reza, dans un entretien qu'elle a donné au journal Le Monde, explique son projet littéraire : "Cela fait trente ans que j'exprime les mêmes choses. Le primat des nerfs sur l'intelligence, la solitude... Trouver une variante pour présenter les mêmes motifs devient une sorte de quête en soi". L'écrivaine compose un drame tragico-comique qui correspond à la citation de l'exergue : "Le monde n'est pas bien rangé, c'est un foutoir. Je n'essaie pas de le mettre en ordre". Et méditons cette belle phrase de Yasmina Reza : "Ce ne sont pas les grandes trahisons, mais la répétition des pertes infimes qui est la cause de la mélancolie". Pourquoi ce titre de "Babylone" ? Jean-Lino raconte un souvenir d'enfance quand son père lui lisait le verset de l'exil du Livre des Psaumes : "Aux rives des fleuves de Babylone, nous nous sommes assis et nous avons pleuré, nous souvenant de Sion". Un beau roman, servi par un style remarquable, une grande écrivaine contemporaine. 

vendredi 23 avril 2021

"Vivre comme des poissons rouges"

 J'ai regardé notre Premier Ministre hier comme beaucoup de citoyens et de citoyennes. Monsieur "Mauvaises Nouvelles" nous a annoncé un reflux timide de la pandémie en Europe et nous a libérés des dix kilomètres à partir du 4 mai. Les commerces, les restaurants, les lieux culturels restent fermés pour le moment avec une éventuelle ouverture vers la mi-mai. L'optimisme ne régnait pas dans le rang de l'équipe gouvernementale. Ils vont quand même surveiller nos frontières car les variants prennent l'avion. Et quand on voit l'Inde, le Brésil, l'Afrique du Sud, comment vivre sans cesse avec cette menace épidémique ? Je pense que le vaccin atténuera les dégâts mais, c'est long, c'est lent, c'est crispant. J'ai une image dans ma tête qui illustre ce temps de vie en pause : des poissons rouges dans un bocal. Quand le poisson est seul, il vit sa solitude difficilement. A deux, cela va un peu mieux. Mais le bocal semble étroit, étriqué, raccourci. J'ai toujours aimé la mer, l'océan, les vagues, les grands lacs, l'espace en général. Le virus nous a enlevé cet horizon, cette possibilité de se noyer l'esprit dans un environnement spacieux et libéré des contraintes. Et je ne parle même pas de mes chers musées, cinémas, théâtres, et autres lieux culturels... Le couvre-feu à 19h, c'est un temps de guerre, un temps de menace. Attention, citoyens et citoyennes, si vous sortez de votre foyer après cette heure fatidique, le virus vous tombera dessus et vous assènera son poison ! Si vous dépassez le cercle des dix kilomètres, la police vous dressera une amende de quelques dizaines d'euros. On a beau se sermonner, se raisonner, se soumettre à toutes ces nouvelles règles de vie, la lassitude commence à poindre dans notre psychisme. La vie de poisson rouge tourne un peu en rond et mieux naître en gentil dauphin ou méchant requin pour vivre libre...  Il faut encore attendre de meilleurs jours. Je reçois bientôt ma deuxième dose avec soulagement la semaine prochaine. Mais, il aurait fallu qu'en mai, nous soyons tous vaccinés ! Mais, encore un mécanisme grippé, une erreur de stratégie, l'éternelle méfiance pour certains, la lenteur administrative. Malgré tout ce grand drame humain qui dure depuis un an, il nous faut garder une étincelle d'espoir pour la rentrée peut-être. Avec audace, j'ai réservé un vol pour Catane en septembre pour arpenter Syracuse, Noto, Raguse, Taormina où je vais retrouver la beauté des églises baroques, des sites archéologiques, d'un coin fabuleux de l'Italie qui conserve sa simplicité et son authenticité. Faire des projets procure du baume au cœur et en ces temps difficiles, rêver à d'autres horizons permet d'activer le mode "avancer" . Un jour prochain, le poisson rouge sautera du bocal et volera avec des ailes poussées par miracle vers une rivière pour atteindre l'océan ! Ah, enfin, la vie retrouvera ses couleurs !

jeudi 22 avril 2021

"Née quelque part"

 Michèle Halberstadt explore son histoire familiale dans "Née quelque part", publié chez Albin Michel en 2021. Dès la première page, elle écrit : "Je suis la dernière des Halberstadt. Ce nom s'éteindra avec moi". La narratrice évoque la figure de son père qui ne voulait jamais évoquer le passé, préférant se réfugier dans le présent. Son père est né en Pologne, a quitté ce pays pour la Palestine dans les années 30, s'est installé à Paris dans les années 50. La narratrice ne connait pas la famille paternelle, tous disparus dans les camps. Un jour, elle apprend que dans la famille de Freud, sa fille Sophie avait épousé un Halberstadt. Elle sait que tous ceux et celles qui portent ce patronyme appartiennent à la même famille. Les Freud font donc leur apparition dans cette enquête mémorielle. La narratrice va donc s'attacher à raconter les deux destins, bousculés par l'Histoire : celui de Max Halberstadt (1882-1940), gendre et photographe officiel de Freud et celui de David, son père. Cette recherche généalogique provoque en elle une frénésie de voyages : l'Allemagne, l'Autriche, la Pologne et même l'Afrique du Sud. En évoquant la vie de ses personnages réels mais nimbés d'une brume fictionnelle, l'écrivaine parle d'elle aussi comme une autobiographie en pointillé. J'ai noté ce passage sur la lecture comme une parenthèse heureuse : "Je conserve aux bibliothèques une fervente reconnaissance. J'y donne des livres, j'y fais des rencontres, je signe toutes les pétitions afin d'en préserver la gratuité, d'en étendre les jours et les heures d'ouverture. Une bibliothèque est une terre d'accueil qui ne nécessite aucun passeport une ambassade dont le visa permet d'entreprendre ce voyage immobile et inépuisable qu'est la lecture". Dans cette galerie de portraits, Freud se détache par sa stature et par sa générosité. Il aidera son gendre après la mort tragique et prématurée de Sophie à l'âge de 26 ans à la naissance de son deuxième enfant.  Le texte fourmille de détails qu'il est impossible de résumer tellement l'enquête est menée de main de maître avec un souci permanent de vérité, une vérité enfouie dans les méandres d'un passé perdu. Il faut se plonger dans ses lignes pour découvrir ces vies brisées par l'antisémitisme et le nazisme. Le nom de l'écrivaine se transforme en ancrage patrimonial, en une communauté solidaire dans le tragique de l'Histoire. Les disparus qu'elle ressuscite dans ses mots réapparaissent dans le présent et cet hommage à ses parents et à la famille de Freud porte une émotion intime qui entretient un lien avec ces ancêtres juifs de Pologne et d'Allemagne, tous décimés par l'Holocauste. Ce beau livre de Michèle Halberstadt sur les traces de ses anciens avec Freud comme témoin de ce début du XXe siècle si tragique maintient en permanence une empathie légitimement fondée envers ses hommes et ses femmes si dignes dans leurs malheurs. 

mercredi 21 avril 2021

La Fête de la librairie indépendante

L''année dernière, la Fête de la librairie indépendante avait été reportée à cause du Covid. Cette année, les librairies sont devenues "essentielles" et elles attendent tous les amoureux et toutes les amoureuses des livres. Ce samedi 24 avril, il ne faut surtout pas manquer ce rendez-vous pour rendre un hommage appuyé à ce commerce intelligent et éminemment noble. Plus de 480 librairies participent à la fête en France mais, l'événement a lieu aussi en Belgique, en Suisse, au Luxembourg. Marie-Rose Guarniéri, directrice des Abbesses, le Centre National du Livre, le Syndicat du Livre, des maisons d'édition soutiennent cette belle initiative. En 1981, le prix unique du livre a certainement sauvé des centaines de librairies et cet anniversaire sera aussi à l'honneur. La talentueuse et dynamique libraire des Abbesses évoque la fermeture des librairies au printemps dernier : "Il ne s'agissait pas seulement de la fermeture d'un commerce comme un autre car ce rideau tiré, comme les yeux clos d'un visage, séparait la nation de son âme. C'est l'ADN de tout un pays qui se trouvait atteint dans son attachement profond la libre circulation de la pensée". Dans cet ouvrage qui sera offert à tous les visiteurs de ce samedi, il est aussi question du prix unique et d'autres articles sur le monde des livres. Je me rendrai samedi chez Garin pour participer à ce rendez-vous surtout pour manifester ma solidarité de lectrice passionnée. J'aurais aussi une pensée émue pour mes années de libraire à Bayonne de 1975 à 1981. Après l'obtention d'une licence de lettres, j'ai trouvé un emploi dans l'une des librairies la plus fréquentée de la ville. Après un an où j'ai appris le métier, j'ai trouvé un local du côté du Musée basque dans le Petit-Bayonne et j'ai ouvert ma propre librairie. Je proposais une salle consacrée aux nouveautés et une deuxième pour les livres d'occasion et anciens. J'ai "tenu" cinq ans ayant vécu de plein fouet la liberté du prix du livre avec la concurrence déloyale des grandes surfaces. Ces années de libraire où je travaillais non-stop du lundi au samedi sans prendre un seul jour de congé m'a marquée à tout jamais. J'ai vécu une des plus belles expériences professionnelles de ma jeunesse. Ma librairie hybride (livres neufs et anciens) est devenue au fil des mois un mini-centre culturel où j'accueillais des expositions, des concerts, des rencontres littéraires dans une ambiance de soif culturelle des années 70. Quelle belle époque, ces années-là ! J'éprouve parfois un sentiment nostalgique et j'ai eu de la chance de vivre ces moments intenses autour du livre et de la lecture. Comme je ne pouvais pas en vivre correctement, j'ai fermé ma boutique et je suis "montée" à Paris dans cette ville couverte de librairies dans ce temps-là. Plus tard, je me suis reconvertie dans les bibliothèques en devenant bibliothécaire au service du public, un public à élargir, conquérir, fidéliser, rendre heureux grâce aux bienfaits thérapeutiques de la lecture ! Une nouvelle aventure passionnante m'attendait pendant trois décennies au sein de ces lieux de culture indispensables dans nos démocraties... 

lundi 19 avril 2021

"Impossible"

 Erri De Luca, grand écrivain italien, vient d'écrire "Impossible", publié chez Gallimard en 2020. Sur un sentier escarpé de Val Badia, dans les Dolomites, un promeneur chute et se tue dans l'accident. Un homme le suivait et a prévenu les secours. Or, cet homme connaissait le promeneur imprudent. Ils appartenaient dans leur jeunesse à un groupuscule politique révolutionnaire comme l'Italie en a connu des centaines à l'époque des années de plomb. Le texte est construit autour de deux volets avec un graphisme différent. La scène d'interrogatoire pourrait même être facilement adaptée au théâtre. Un jeune juge pose des questions précises et embarrassantes à l'ancien militant. Pourquoi se trouvait-il sur le même lieu que l'homme accidenté ? Se connaissaient-ils ? A-t-il voulu se venger ? Le tuer ? Car l'homme avait trahi son groupe des années plus tard en les dénonçant à la police. S'agit-il d'un règlement de compte ? Le suspect nie l'accusation du juge qui ne croit guère à la coïncidence, au hasard. D'où le titre du roman, c'est "impossible" d'avoir commis cet acte. Pourtant, tout semble compromettre l'ancien militant.  Ce huis-clos entre un accusé vieillissant et un jeune juge aborde aussi des questions essentielles sur la liberté, l'engagement politique, la justice, l'amitié, la nature. Le prévenu ressemble à l'écrivain italien, connu pour son engagement à l'extrême gauche dans les années 70. Septuagénaire, il est aussi amateur d'escalades en montagne, en particulier dans les Dolomites. Un texte parallèle à l'interrogatoire se compose d'une correspondance à la femme aimée, Amoremmio : "Je te dis que je t'aime et je le fais continuellement. La liberté, c'est de nous garder ensemble même là-dedans. Aucune cellule ne peut m'enlever cette liberté". Il écrit ses lettres d'amour depuis la prison qui donnent au récit tendu une respiration bienvenue. Ce contraste entre la sécheresse du style juridico-policier et le style chatoyant des lettres creuse encore plus l'énigme de ce personnage ambigu. Au fond, personne, ni un juge, ni l'Etat ne lui enlèvera sa liberté intérieure, la prison devenant un "monastère sans prières". Il sait que l'époque révolutionnaire de sa jeunesse est "vaincue et révolue". Mais, il aimerait partager avec ce jeune juge un sentiment de compréhension avant d'être condamné. Son idéal de justice et de fraternité reste à tout jamais des valeurs essentielles pour l'ancien militant. La confession d'Eri de Luca débouche sur un double constat intime : la révélation de son "moi" révolutionnaire du passé et la découverte de son "moi" apaisé du présent. Un récit bref, percutant et profond. 

jeudi 15 avril 2021

"Un Vertige"

 J'avais remarqué la prose élégante et subtile d'Hélène Gestern à la parution de son premier roman, "Eux sur la photo", édité en 2011. Cette écrivaine, née en 1971, vit et travaille à Nancy. Enseignante-chercheuse à l'Université, elle est rattachée à un laboratoire spécialisée dans l'étude du lexique. De plus, elle anime à Paris une équipe de recherche consacrée aux écrits personnels comme les autobiographies, les journaux et les correspondances. Dans ce texte de 100 pages, "Un vertige", publié en 2017, la narratrice relate deux moments de sa vie : le vertige en question et la séparation. La narratrice remarque un homme dans la rue en 1996 mais elle le reconnaît aussitôt car il participait à un colloque dans son institut. Elle l'invite dans un restaurant et leur histoire commence par une relation amoureuse chaotique... Marié et père d'un enfant, il ne veut pas quitter sa femme : "Un homme a aimé une femme, il lui a promis un avenir et elle y a cru. Lui aussi, peut-être. Puis, il s'est lassé, a changé d'avis et l'a abandonnée. Fin de l'histoire". La narratrice analyse cette relation traumatique qui se transforme en obsession maladive dans sa vie : "Je m'interrogeais sur la force qui nous pousse, au mépris le plus élémentaire de nous-même, dans des amours invivables - sur ce que cela suppose de défaillance - puisque l'on finit par tout abdiquer - de masochisme et de désir de mort. Mais aussi sur la valeur intrinsèque de cette démence, celle qui nous porte hors de nous et de voir de près, au moins une fois, le grand vertige de la vie qui bascule". Cette passion amoureuse à base de déchirures permanentes, de ruptures et de retrouvailles hante la narratrice qui finit par choisir à contrecœur la séparation, la seule solution pour sa survie. Elle comprend qu'elle ne partagera jamais une vie en commun avec lui. Elle doit alors se reconstruire sur les "ruines de ce qu'elle a été".  Ce récit clinique d'une rupture annoncée s'appuie sur une renaissance de la narratrice qui se penche sur la question lancinante pour elle : "Pourquoi me suis-je lancée dans une aventure amoureuse vouée à l'échec ?". Hélène Gestern n'est pas la seule écrivaine à raconter une rupture amoureuse. Influencée par Annie Ernaux, elle propose une analyse fouillée, quasi archéologique d'une mésentente avérée malgré la passion qui unit les deux protagonistes. Ce "vertige" amoureux l'emporte dans un flux de conscience à la Virginia Woolf. Dans son deuxième texte, "La séparation", elle admet que cette histoire douloureuse l'a laissée exsangue : "Il est resté là, en moi, fiché comme une écharde, ensuite irrigant mon sang, ma peau, ma conscience". Ce récit incandescent composé comme un chant d'amour funèbre renoue avec la tradition d'une écriture réparatrice qu'Hélène Gestern revendique dans ses différents écrits. Enfin un texte bref, condensé, percutant sans pathos et écrit avec un style remarquable. A découvrir. 

mardi 13 avril 2021

"Agent secret"

 Un personnage mythique de la scène littéraire m'intéresse depuis longtemps : il s'agit de Philippe Sollers, l'un des plus grands écrivains français du XXe. J'ai donc lu "Agent secret" dès sa sortie en mars, publié dans la très belle collection du Mercure de France, "Traits et Portraits". Lui, l'homme de lettres par excellence, le "Lettré", le "Cultivé", écrit dès la première page : "Contrairement aux apparences, je suis plutôt un homme sauvage, fleurs, papillons, arbres, îles. Ma vie est dans les marais, les vignes, les vagues". Il se livre avec une totale liberté dans ce texte autobiographique et revient sur les grandes étapes de sa vie. Mais, Philippe Sollers à 84 ans, donne encore une leçon de vie. Il ne deviendra jamais un octogénaire plaintif et nostalgique de son passé et semble avoir passé un pacte avec une jeunesse éternelle. Ses identités multiples rappellent le titre qu'il a choisi pour cet essai autobiographique : "Agent secret". C'est vrai qu'il aime le secret, notre écrivain bordelais. Comment le définir entre son goût pour l'Eglise catholique, son admiration pour la Chine maoïste, sa passion du XVIIIe siècle, sa fascination pour la littérature d'avant-garde ? Cet homme d'une culture encyclopédique rejette le prêt à portée de la pensée contemporaine. Unique, Philippe Sollers. Il a aimé Dominique Rolin, l'écrivaine belge, de vingt ans son aînée et il a vécu cet amour secret à Venise. Il partage sa vie avec l'éminente écrivaine et psychanalyste, Julia Kristeva dont il a un fils. Il n'oublie pas non plus son premier amour d'adolescent : Eugenia. Dans cet ouvrage émouvant, il parle de son enfance à Bordeaux, de ses parents merveilleux, de ses aïeux, de sa vie d'écrivain et de voyageur.  Il rend un hommage vibrant à ses artistes et écrivains de prédilection : "Je suis Ulysse, Nietzsche, Baudelaire, Watteau, Rimbaud, Cézanne, Proust, Poussin et Hölderlin, bien sûr". Son pêle-mêle des rencontres nourrit le texte, l'enrichit en éclats lumineux. L'écrivain rappelle sa passion de la liberté individuelle : "Il y a des personnes, et pas de généralisations possibles (...) Tout communautarisme me paraît imbécile. Pas d'inconscient collectif non plus, que des inconscients super-privés". Plus loin, il réaffirme : "Toi, c'est toi, moi, c'est moi, et voilà, et bonne chance". Philippe Sollers évoque ses paradis géographiques : l'Ile de Ré et Venise. Ses descriptions de ces lieux magiques où un certain bonheur est possible pour lui font partie de son art de vivre et d'écrire. Cet ouvrage scintille d'intelligence, de culture, d'amour, de gratitudes envers tous les êtres qu'il a rencontrés dans sa vie aussi bien ses femmes amoureuses que des écrivains fascinants. Je laisse la parole à cet écrivain singulier, libre, vivant : "Agent secret, c'est s'exposer à une extrême solitude. Isolé absolu, indéfendable. On risque beaucoup. Etre contre le mensonge social, le mensonge humain en général. Contre la résignation, contre la soumission dans laquelle, hélas, tout porte à croire que nous sommes rentrés de nouveau". A la fin de son récit autobiographique, illustré de très belles photos privées, il se compare à Ulysse, l'homme aux mille tours et se sent protégé par Athena... Cette énième identité ajoute à sa carte de séjour terrestre une aura particulièrement placé sous le signe d'un destin assez remarquable. Philippe Sollers, un écrivain délicieusement français, un libre-penseur du XVIIIe et un amoureux de la vie. 

lundi 12 avril 2021

"Sandor Ferenczi, l'enfant terrible de la psychanalyse"

 Benoît Peeters, essayiste, biographe et scénariste, a consacré un bel ouvrage à Sandor Ferenczi (1873-1933), le meilleur ami et fils spirituel de Sigmund Freud. L'auteur déclare que son livre "n'est ni un traité savant, ni une véritable biographie. C'est l'histoire d'une amitié peut-être impossible et d'un amour qui ne le fut pas moins". Même s'il n'est pas psychanalyste, Benoît Peeters se saisit du destin des deux hommes les plus marquants de cette science médicale révolutionnaire, née au début du XXe siècle. Le jeune Hongrois et le Professeur (comme l'appelait Sandor Ferenczi) s'échangeront un millier de lettres car l'un vivait à Budapest et l'autre à Vienne. Leurs destins se sont longtemps mêlés et ils seront à l'origine de l'Association internationale de psychanalyse. Sandor éprouve pour Freud une admiration-fascination et considère le Professeur comme son mentor. Il le suivra dans de nombreux voyages et deviendra son plus proche collaborateur. Benoît Peeters évoque l'imbroglio sentimental entre Sandor, sa maîtresse Gizella et Elma, la fille de cette dernière. La confusion amoureuse, digne de Marivaux que vit Sandor, prend une tonalité intimiste dans la biographie. Ferenczi prend les deux femmes en analyse mais même amoureux d'Elma, il se marie avec Gizella, plus âgée que lui. La correspondance entre les deux hommes évoque ce drame familial. Le jeune psychanalyste demandera à Freud de nombreux conseils pour régler son dilemme amoureux.  Sur le plan théorique, la réputation de Ferenczi repose sur la découverte d'un traumatisme infantile, négligé à l'époque.  Il avait remarqué dans ses analyses les violences sexuelles au sein de la famille et lui-même a subi un viol dans son enfance : "Le pire, c'est vraiment le désaveu, l'affirmation qu'il ne s'est rien passé, qu'on n'a pas eu mal, ou même être battu ou grondé lorsque se manifeste la paralysie traumatique de la pensée ou des mouvements". L'inceste à l'époque était nié au sein des familles et de la société. Même Freud le considérait plus comme un fantasme qu'une réalité. Benoît Peeters s'attache à décrire les débuts de la psychanalyse à travers deux médecins exceptionnellement doués. Entre leur pratique professionnelle et leur vie privée, les frontières s'effacent car tout est prétexte à une analyse permanente. Ferenczi inventa une nouvelle pratique relationnelle entre l'analysé et l'analysant, basée sur l'empathie. Leur complicité  finira par se déliter pour des raisons de théorie et de pratique analytique. On peut lire cet essai biographique sans trop connaître les arcanes de la psychanalyse. Pour ma part, j'ai toujours été attirée par Freud et ses découvertes. J'ai lu en particulier le très passionnant "Malaise dans la civilisation" et "L'avenir d'une illusion" qui m'ont fortement marquée. Après avoir lu cet ouvrage d'un accès facile, je vais lire l'essai majeur de Ferenczi, "Thalassa ou psychanalyse des origines de la vie sexuelle". Vaste et ambitieux programme ! 

jeudi 8 avril 2021

"Casa Triton"

 La littérature scandinave offre souvent de belles surprises : je viens de lire "Casa Triton" de l'écrivain finlandais, Kjell Westö, pris au hasard sur la table des nouveautés de la Médiathèque. Quand j'ai lu le résumé, je n'ai pas hésité pour suivre les aventures d'un chef d'orchestre, Thomas Brander. Comme j'aime tout particulièrement la musique classique, j'étais en bonne compagnie même si ce personnage emblématique ne possède pas un charme fou. Ce musicien sexagénaire a sacrifié sa vie privée pour son métier exigeant. Il s'est toujours senti nomade et il a décidé de se ressourcer entre deux concerts en construisant la maison de ses rêves, "La Casa Triton", située sur une petite île de l'archipel d'Helsinki. Sa fortune lui permet de réaliser son rêve : posséder une propriété luxueuse avec un ascenseur, un spa, etc. Ce confort semble même représenter une incongruité insolente pour les natifs de l'île. Un voisin, Reinar Lindell, observe la construction de ce petit palais et se demande à quoi ressemble ce voisin prétentieux. Ils finissent par se rencontrer et par se lier en partageant une situation subie : la solitude. Thomas, le chef d'orchestre s'est fait quitté par une musicienne et Reinar, le psychologue scolaire, a perdu sa femme d'un cancer. Leur situation sociale est pourtant bien différente : l'un est riche, froid et distant, l'autre pas, l'un est célèbre, l'autre pas, mais ils ont en commun l'amour de la musique. Reinar anime un groupe amateur de rock dans le village et Thomas est obsédé par ses interprétations de Brahms et de Mahler. Ces deux hommes bien que dissemblables se sentent au fond solidaires face à un  quotidien, tissé d'événements sur le racisme, la paternité, le pardon, le deuil, la recherche de l'amour.  La carrière de Thomas Brander périclite, son nom est éclaboussé par des accusations à caractère sexuel, son fils prend ses distances et ses amis aussi. Au fil de l'histoire, il change grâce à son voisin impliqué dans la vie sociale. Il s'intéresse aux migrants, à l'écologie, à un jeune homme en détresse. Il veut renouer avec son fils et son milieu musical. Reinar aussi comprend qu'il doit faire son "deuil" pour revivre. Ce roman à l'ambiance scandinave mélancolique se lit avec un grand plaisir surtout si on aime la musique. Kjell Westö décrit à travers ses personnages les difficultés de vivre avec leurs fragilités, leurs doutes et leurs vulnérabilités. Un beau roman venu de la lointaine et si proche Finlande. A découvrir. 

mardi 6 avril 2021

"Un bref instant de splendeur"

 Océan Vuong, jeune écrivain américain d'origine vietnamien, né en 1988, a trouvé un très beau titre à son premier roman autobiographique, "Un bref instant de splendeur", publié chez Gallimard dans la collection "Du monde entier". Ce livre est devenu un succès phénoménal aux Etats-Unis, couronné meilleur roman de l'année par la presse et adapté au cinéma. Le narrateur se nomme Little Dog, natif de Saigon et arrivé à l'âge de 2 ans dans le Connecticut grâce à une loi qui permet d'émigrer. La filiation semble hasardeuse pour le jeune homme : sa grand-mère, Lan, une jeune paysanne vietnamienne a rencontré un soldat américain pendant la guerre. L'écrivain révèle l'incertitude de ce lien : "un énième micheton américain, sans visage, ni nom, ni rien". Lan a fui son village où sa famille l'a mariée de force et elle a ensuite subi un viol par un soldat : "De là est née une fille et de cette fille, un fils". En fait, le grand père et le père se sont absentés de la vie d'Océan. La guerre du Vietnam constitue un leitmotiv dans le texte jouant le rôle d'un traumatisme générationnel. L'auteur raconte sa vie chaotique entre une grand-mère schizophrène délirante et une mère brutale et colérique, travaillant dans un bar à ongles. Cette vie de misère sociale accule l'écrivain à dénoncer le racisme ambiant aux Etats-Unis. Il évoque son corps souffrant, sa crainte d'une violence permanente envers les asiatiques, car il a la peau trop claire pour les vietnamiens et trop foncée pour les Blancs. Jeune homme, ses désirs le poussent vers Trévor, un copain qui travaille dans un champ de coton. Cette relation amoureuse illumine sa vie restreinte malgré la mort de cet ami d'une overdose. Il découvre aussi la "splendeur" de la littérature, en particulier Rimbaud : "Soudain, il me semblait possible que quelqu'un comme moi - jeune, pauvre, queer, bizarre - puisse s'imaginer en écrivain". Cette lettre d'une poésie indéniable s'adresse à sa grand-mère et à sa mère, deux femmes analphabètes qui ne la liront jamais. Ocean Vuong utilise plusieurs registres dans son texte fragmentaire : dénonciation du racisme, problème identitaire, violence sociale, quête amoureuse et bien d'autres sujets délicats. Le narrateur prend sa plume virtuose pour décrire une réalité complexe et chaotique. Mais, il faut aussi retenir dans ce roman autofictionnel une rage salutaire à la Rimbaud et un recours à l'écriture rédemptrice : "C'est ça écrire, après cette absurdité, c'est descendre si bas que le monde s'offre à toi sous un nouvel angle plein de miséricorde". Un nouvel écrivain américain est né, il s'appelle Océan Vuong. 

lundi 5 avril 2021

Philosophie Magazine, déjà quinze ans

 La revue mensuelle, Philosophie Magazine, fête ses quinze ans cette année, un succès éditorial à saluer avec un tirage très honorable autour de quelques dizaines de milliers de lecteurs. Je lis cette publication depuis son origine avec fidélité et intérêt. Avril 2006-Avril 2021, l'équipe pendant ces années s'est donnée comme objectif de "penser l'actualité du monde et de nos vies : tel était le pari inaugural de Philosophie Magazine". Les quarante journalistes revendiquent une indépendance d'esprit et ne veulent en aucun cas appartenir à un courant de pensée. Ils proposent un regard philosophique sur le monde contemporain dans ses multiples dimensions : politique, société, sciences, arts, littérature, etc. Autant la lecture des hebdos pluralistes comme L'Obs, Le Point, L'Express ressemble à un acte de feuilletage dans le tourbillon des actualités, autant la revue de philosophie se découvre dans un rythme plus lent, plus profond avec des retours sur des thèmes traités ou des philosophes abordés. Tout lecteur(trice) curieux(se) et cultivé(e) peut sans aucune difficulté entrer dans les articles, écrits avec clarté et sans le jargon incompréhensible que le monde philosophique utilise. Des centaines de sujets ont fait la Une de la revue : de la démocratie au fanatisme, du peuple aux élites, du bien et du mal, du travail au loisir, de la jeunesse à la vieillesse, de la joie à la tristesse, de la vie à la mort, etc. Une infinité de sujets depuis quinze ans. Dans le dernier numéro, l'équipe a pris le chiffre symbolique, 15, pour parler des adolescents : "Avoir 15 ans, la nouvelle morale des jeunes". La revue continue aussi à évoquer le virus comme un évènement historique et interroge des philosophes, des historiens, des sociologues et des écrivains pour comprendre ce séisme sanitaire. Des numéros de l'année dernière portaient les titres suivants : "Comment être à la hauteur de l'événement", "Le goût de la vie", "Le bonheur dans le près", "Comment agir dans l'incertitude", etc. Le numéro 148 du mois d'avril propose aussi une réflexion sur  la mutation du virus, un article sur Simone de Beauvoir, un entretien avec Renaud Barbaras et un dossier sur l'adolescence et ses fragilités. Je reçois la revue chez moi et elle m'apporte une bouffée de culture, d'intelligence et d'ouverture d'esprit. Quand la pensée philosophique accompagne le réel souvent difficile, celui-ci devient plus acceptable. Je souhaite donc une longue vie à cette revue de qualité ! 

vendredi 2 avril 2021

L'éternel retour

 Je pense à ce concept de Nietzsche, "l'éternel retour", quand j'ai écouté avec attention l'allocution solennelle de notre Président. Ce virus s'en va et revient, repart et réapparait : un ennemi stratège qui donne le vertige, un vertige qui nous tourne la tête encore pour un bon moment. En avril, il faut donc se priver de quelques belles balades à plus de dix kilomètres de chez soi et surtout ne pas transgresser les frontières intérieures. Ce virus nous intime l'ordre de rester dans sa chambre ! Pascal serait très heureux de vivre cette drôle d'époque car il a bien déclaré que "Tout le malheur des hommes vient d'une seule chose, qui est de ne pas savoir demeurer en repos, dans une chambre". En ce temps de confinement, nous allons garder "la chambre", nidifier comme font les cygnes en ce moment au lac du Bourget. Cultiver l'art de s'arrêter un moment, faire une pause dans mon quotidien, me retrancher derrière mes murs de livres avec la musique. Prendre son temps, ralentir son tempo. Ce temps "immobile" peut aussi apporter un besoin de protection, un abri loin de la folie virale. Mais il faut penser aux salariés qui continuent leur galère dans le métro ou ailleurs, aux jeunes gens privés de relations, aux enfants contraints de rester chez eux sans vie sociale. La retraitée que je suis bénéficie de ce privilège : pouvoir s'isoler sans perdre un travail et rester à l'écart du danger mortel que représente le Covid-19. Je rentre dans ce tunnel temporel d'un mois avec une dose de sagesse nécessaire à la Sénèque ou à la Marc-Aurèle... Et dans un mois ou plus, la vie normale va peut-être revenir. Avec le vaccin en soi, je peux rêver de partir loin, d'aller au restaurant, au cinéma, de savourer à nouveau des rencontres, etc. Tout un programme alléchant et excitant. Pendant ce mois printanier, le jardin (quand on a la chance de vivre dans une maison), offre un spectacle réjouissant avec la glycine fleurissante, les hortensias en feuilles, la pelouse verdissante, le soleil resplendissant. Présence d'une nature en éveil, présence de la culture à travers livres et musique, présence d'un espoir en soi, celui de vivre une existence normale, une vie de liberté quand personne ne se rendait vraiment pas compte que sortir après 19h n'était pas répréhensible, que se réunir entre amis ne suscitait pas la réprobation, que voir sa famille relevait du banal heureux. Encore un effort, nous demande notre Président, trente jours dans une vie humaine, allez, ce n'est pas une catastrophe ! Mais, le doute s'installe toujours un peu plus en nous et si cette crise durait, durait, durait comme un éternel retour ? Ce cauchemar n'aura pas lieu. Notre Président l'assure : le 15 mai, ce sera enfin terminé. Un espoir vain ou une réalité possible ? Rendez-vous le 15 mai 2021... 

jeudi 1 avril 2021

"Suite en do mineur"

J'avais lu quelques ouvrages de Jean Mattern dont "Le bleu du lac" et "De la perte et d'autres bonheurs". Son univers feutré et intime m'avait bien convaincue de son talent d'écrivain. Il est publié chez Sabine Wespierser, une éditrice originale qui a fait connaître des voix singulières dans le panorama littéraire contemporain. Son dernier opus, et le mot convient parfaitement à ce texte musical, se nomme "Suite en do majeur", paru cette année. Le narrateur vient de fêter ses cinquante ans et son neveu lui a offert un voyage organisé à Jérusalem. Lui, le libraire, Robert Stobetzky, juif non pratiquant et l'homme le plus  solitaire de Bar-sur-Aube, semble bien agacé par ces touristes insouciants et envahissants. Il croit reconnaître dans la foule, une silhouette familière qui lui rappelle une jeune femme avec laquelle il a vécu une histoire amoureuse intense et brève dans sa chambre d'étudiant à Paris pendant l'été 1969. Vingt-six ans après, il mesure son désarroi et son chagrin d'avoir perdu de vue Madeleine, la fugitive : "L'image que j'ai gardée de Madeleine se confond avec le profil aperçu à quelques mètres d'ici. C'est elle, et le seul doute que je veux bien admettre est de savoir si au bout de trente ans on est encore la même personne". Le narrateur se met alors à raconter cette liaison de trois semaines qui l'a marqué à tout jamais. Il se souvient de la soirée où il a assisté avec cette jeune étudiante le spectacle de "Hair", qui avait fait scandale à l'époque. Madeleine, sa jeune amante, disparaît et ne donne aucun signe de vie. Cette rupture l'enferme dans un désespoir latent qu'il n'arrive pas à surmonter. Il quitte Paris et rejoint son frère, orphelin comme lui, en Champagne. Il ouvre une librairie et se consacre exclusivement aux livres. Il découvre la "suite en do mineur" de Jean-Sébastien Bach, entendue par hasard à la radio. Il prend un pari fou : apprendre le violoncelle auprès d'un jeune professeur un peu fantasque pour interpréter cette suite si nostalgique. La nostalgie imprègne le texte tel un fil d'Ariane. Comment vivre avec cette épine au cœur ? Comment se relever de cette perte ? Il connaît cette douleur souterraine : "Je ne me serai pas senti, ce soir-là en l'attendant, plus orphelin que jamais. Mais ces vagues de tristesse qui nous frappent dans les moments les moins appropriés, c'est peut-être cela, le deuil". Le narrateur analyse subtilement les traces déposées par des rencontres fugaces, des empreintes indéfectibles. Ce roman ressemble bien à cette suite de Bach, ou à une sonate de Schubert : nostalgique et d'une beauté poignante. Jean Mattern rend hommage à la musique et à son pouvoir consolateur : "La musique, quand elle sonne juste, déplore et console en même temps, elle chante la beauté du monde et se lamente de notre solitude irréductible". Un beau roman lancinant et élégant.