vendredi 30 août 2019

"Hôtel du Brésil"

Pierre Bergounioux revient sur la scène littéraire avec un récit bref (68 pages), dans un format poche et dans une collection éminemment particulière, "Connaissance de l'inconscient" chez Gallimard. L'écrivain français est obsédé par le monde paysan, qui se meurt à vive allure dans l'indifférence des citadins qui ont oublié ce mode de vie. Le récit autobiographique démarre quand le narrateur a seize ans. Il apprend le mot  "psychanalyste" dans un film de Bergmann, où "il leur suffisait de sonner à une porte que signalait la même plaque de cuivre fourbi qu'arboraient les médecins, les avocats, les experts-comptables de ma sous-préfecture, pour trouver quelqu'un qui ferait la lumière en eux, leur rendrait la paix". Le milieu familial de l'écrivain plongeait dans un mutisme total. Il part en pension et ce saut dans un lycée le libère de cette pesanteur silencieuse. Il découvre Marx, entend citer Freud en terminale sans s'arrêter sur ce nom mystérieux. Au fil du récit, des souvenirs surgissent sur ce monde virgilien, "la paysannerie antique" qui a aujourd'hui disparu. Son père l'inscrit à la bibliothèque municipale : "Entre une réalité muette, rebutante, impénétrable et les poudreux grimoires, c'est aux grimoires qu'il fallait aller, parce que, je l'avais constaté lors de lectures enfantines, il pouvait arriver, par raccroc et comme à leur insu, qu'ils jettent une clarté dans la pénombre environnante". Cette découverte essentielle, capitale, unique que représente la présence des livres transfigure l'auteur et le fait naître : "Je devais m'être résorbé, avoir passé corps et âme parmi les créatures de papier dont j'épousais les aspirations précises, les inquiétudes explicites, la vie même". Il devine que Freud a révélé un des secrets de la condition humaine : "Ce qu'il avançait, je le savais sans, bien sûr, le savoir. Je l'avais expérimenté jour après jour. La meilleure part, ou la pire, de ce que nous sommes vraiment, de ce que nous pensons se tient en retrait, dans l'ombre, d'où elle a beau jeu de troubler, gâter la vie que nous croyons mener".  Pour Pierre Bergounioux, la littérature a devancé la psychanalyse et il définit tout lecteur ainsi : "Tout lecteur éprouve le gain de lumière réalisé sur l'obscure notion qu'il avait de lui-même (…) Même les mauvais livres, les études historiques fastidieuses, les romans invraisemblables possédaient la magique vertu de contenir, de réduire le chaos". L'écrivain avoue à la fin du récit "qu'il n'a jamais poussé la porte d'un psychanalyste". Ce récit au style ciselé, magnifique, raconte un amour inconditionnel des livres qui représentent en fait une bouée de sauvetage, le salut, la clé de compréhension du monde. La lecture a sauvé Pierre Bergounioux et il n'est pas le seul… 

mercredi 28 août 2019

"Marcher jusqu'au soir"

Lydie Salvayre vient d'écrire un livre très original, "Marcher jusqu'au soir", publié chez Stock dans la collection "Ma nuit au musée". Cette expérience unique en son genre permet à un écrivain de rester toute une nuit, enfermé dans un musée (un de mes rêves les plus insensés). Lydie Salvayre est invitée par une responsable du Musée Picasso à Paris. Elle choisit une œuvre de Giacometti, "L'homme qui marche". Elle décrit cette sculpture ainsi : "L'œuvre au monde qui disait le plus justement et de la façon la plus poignante, ce qu'il en était de notre condition humaine : notre infinie solitude et notre infinie vulnérabilité, mais en dépit de celles-ci, notre entêtement à persévérer dans le vivre, notre entêtement à persévérer contre toute raison dans le vivre".  Cet homme décharné, la peau sur les os, représente une conscience malheureuse dans un "monde obèse, dans un monde de la production obèse et dans un monde de la consommation obèse". Mais son récit ne va pas du tout se focaliser sur Giacometti. Avec son humeur joyeuse et querelleuse, l'auteure se saisit de ce prétexte pour dénoncer le milieu artistique, dominé par le "fric qui dicte férocement sa loi". Elle s'installe devant la sculpture avec un lit de camp, une bouteille d'eau, un ordinateur et un carnet. Elle se trouve démunie devant les œuvres qu'elle redécouvre dans une déambulation nocturne. Et, elle avoue qu'elle ne ressent rien, aucune émotion, aucune déflagration de son être. Lydie Salvayre ne mâche pas ses mots pour définir le monde de l'art que Baudelaire appelait "la canaille artistique". Sa colère contre les musées s'amplifie au fil des premières pages, ces lieux qui "conservent les œuvres en les retirant de la vie". Se retrouver ainsi seule dans ce musée provoque aussi l'irruption de souvenirs douloureux de son enfance, et surtout de son père violent, interné à l'hôpital psychiatre,  quand elle avait 19 ans. Elle évoque son cancer qu'elle a vaincu, son compagnon, sa vie littéraire à Paris. Evidemment, Lydie Salvayre consacre des pages magnifiques sur Giacometti, sur sa modestie d'artiste, son authenticité, sa farouche créativité. Ce récit audacieux dans le style, halluciné, beau et étrange se transforme en essai philosophique sur l'art : "L'art ne pouvait rien, en somme, contre le fait que vivre faisait mal. Néanmoins, une chose était sûre : il arrivait que l'art ajoutât à nos joies et à notre faim de vivre". Dès que j'ai fermé le livre, j'avais envie de le relire… A découvrir sans tarder. 

lundi 26 août 2019

"L'énigme Elsa Weiss"

Le premier roman, "L'énigme Elsa Weiss", de Michal Ben-Naftali, paru en janvier de cette année, est publié chez Actes Sud.   Editrice et traductrice, l'auteure traduit Maurice Blanchot, Annie Ernaux, André Breton et d'autres écrivains français en hébreu. Elle évoque une femme, Elsa Weiss, qui s'est suicidée trente ans avant le récit qu'elle lui consacre. Tirée d'une histoire vraie, le premier chapitre frappe déjà le lecteur(trice) : "Avec la même cruauté glaciale qui lui faisait gratter le tableau de ses ongles longs pour signifier aux élèves de se taire, Elsa Weiss avait mis fin à sa vie". La narratrice est une de ses anciennes étudiantes et elle tente l'impossible dans ce texte : redonner vie à cette femme fantôme, mystérieuse et secrète. Elsa Weiss se murait dans un silence hautain, inviolable : "Elle n'a pas laissé de témoignage (…), elle avait le visage d'un animal, avec l'orgueil et l'obstination de ceux qui ne parlent à personne, visage de madone et de prêtresse, oppressant, tourmenté et, parvenu au paroxysme d'une angoisse existentielle émoussée, il se muait en un masque opaque qui mettait le regard en fuite". Ce professeur ne voulait se mêler de rien, surtout pas de la vie de ses lycéennes. Mais, cette vie auprès de ses jeunes adolescents était la seule qu'elle menait : "Nous étions tout son monde ou du moins l'essentiel, qui se cousait et se défaisait tous les ans, un engagement à vie". Elle exerçait son métier de façon autoritaire, parfois humiliante, sans discussion, en se faisant respecter de tous et de toutes. Ses colères impressionnaient la classe et personne n'osait entamer un quelconque dialogue avec elle. Comme la narratrice ne possède aucun élément biographique d'Elsa Weiss, elle utilise la fiction pour raconter cette vie glaçante : "Je sais exactement qu'elle est née en 1917, qu'elle a mis fin à sa vie en 1982, qu'elle a quitté ses parents en 1944. Je sais qu'elle a traversé des continents et des jours. Je sais tout et rien. Soit. A partir de ce point, tout est fiction". Elle est née en Hongrie dans une famille juive réformiste. Elle fait un séjour à Paris et se marie avec Erik, dans leur ville natale. Le nazisme fait irruption dans sa vie et elle est déportée à Bergen-Belsen. La narratrice évoque le train où 1600 juifs furent sauvés par un avocat, Rudolf Kastner, qui avait négocié avec Eichmann, la libération des déportés en Suisse.  Elle imagine d'Elsa Weiss dans ce wagon, forcée par ses parents d'y embarquer. La jeune femme, sauvée malgré elle, ressentira un sentiment insoutenable de culpabilité. Michal Ben-Naftali propose dans ce roman une analyse psychologique en profondeur sur les traumatismes irréversibles des rescapés de la Shoah que la société israélienne n'a pas suffisamment traités, car trop empressée de tourner la page d'un passé inoubliable. Ce roman fort et grave dresse le portrait d'une femme désarmée face à la tragédie de l'Histoire. Ce n'est pas un livre d'été mais parfois la lecture doit constituer un devoir de mémoire en toutes saisons et en tous temps.

samedi 24 août 2019

"La salle de bal"

Anna Hope, jeune espoir de la littérature anglaise, avait déjà convaincu son public avec un très bon premier roman, "Le Chagrin des vivants" qui évoquait la guerre de 14-18 à travers trois portraits de femmes : une mère, une fiancée et une sœur ayant perdu un fils, un compagnon et un frère. L'écrivaine analysait avec une finesse toute psychologique le chagrin profond et irrémédiable des trois héroïnes. Avec ce deuxième livre, "La salle de bal", publié en 2019 dans la collection Folio, elle confirme son talent d'écriture. Lors de l'hiver 1911, l'asile de Sharston accueille une nouvelle pensionnaire, Ella, une ouvrière de la filature, car elle a brisé une fenêtre dans l'usine. Son geste de colère est assimilé à un coup de folie et voilà notre personnage enfermée dans une institution très organisée. Des centaines d'hommes et de femmes travaillent et vivent séparément. Les hommes cultivent la terre et les femmes s'occupent des tâches ménagères à l'intérieur des bâtiments. Un seul lieu devient commun chaque vendredi soir : une somptueuse salle de bal. Deux autres pensionnaires vont côtoyer Ella : John, un Irlandais taciturne et Clem, une jeune fille rebelle. Un docteur sinistre, nommé Fuller, observe les patients lors du bal car il dirige l'orchestre. Cet homme caresse un rêve : se débarrasser des cas impossibles par l'eugénisme, un concept aberrant qui voulait améliorer l'espèce humaine en sélectionnant les races supérieures et en éliminant les indigents, les aliénés, les handicapés. Les nazis ont élaboré et mis ce programme en place dès leur arrivée au pouvoir. Même le grand Winston Churchill s'intéressait à ce projet… Ella remarque John et après un bal, la jeune femme reçoit une première lettre. Clem l'aide en lui lisant ce courrier car Ella est analphabète comme beaucoup de femmes à cette époque. Dans ce milieu chaotique où malades mentaux, réfractaires, inadaptés sociaux se côtoient sans se mélanger, où les gardiens n'ont aucune pitié pour ces hommes et ces femmes en souffrance, l'amour peut encore naître entre des patients. La relation amoureuse démarre avec les mots simples et poétiques de John et Ella lui répond avec la main de Clem qui compose et écrit les réponses. Mais, le docteur Fuller commence à déraper en observant ce lien d'amour, tellement il est jaloux de voir naître l'inadmissible pour lui. Cet asile modèle, selon les médecins, dispensait du travail, des soins et d'une soirée de bal. Un rêve pour ces pauvres malades et un scandale historique en ce début du XXe siècle. L'écrivaine dénonce ces conditions de vie ignobles en s'attachant à décrire les destins broyés de ces trois personnages. Ella va être libérée sans retrouver son John qui réussira à s'enfuir des mains criminelles du docteur eugéniste et Clem se suicide pour ne pas vivre un mariage forcé, organisé par son père. Anna Hope a dédié ce roman, sombre et lumineux à la fois, à son arrière-arrière grand-père interné dans un établissement similaire. Réalité historique avérée, fresque romanesque, personnages attachants, très bonne traduction d'Elodie Leplat, ce roman noir s'éclaire souvent avec des touches poétiques sur la nature environnante et sur la bonté innocente des  trois personnages contrebalançant la folie mégalomaniaque d'un soignant taré. Un très bon roman, anglais, évidemment… 

jeudi 22 août 2019

"Le monde d'Homère"

Dans un mois, je repars à Athènes et à Egine pour retrouver la lumière grecque, éblouissante et veloutée de septembre. Je relis mes guides, note les lieux que je vais revoir avec un bonheur toujours renouvelé : l'Acropole, l'Agora, l'Olympion, le Kéramicos, la colline de la prison de Socrate, les musées archéologiques, la place Syntagma, Plaka, les rues vivantes et colorées, le bazar des voitures, le jardin botanique, les restaurants avec leurs terrasses, le tram pour aller se baigner au bord de la mer à dix kilomètres de la ville. Et à Egine, je vais prendre le ferry avec les Grecs qui aiment se retrouver dans l'île aux pistaches et pour moi, sentir l'air marin de tous côtés. Je vais faire le tour de l'île et revoir le magnifique temple d'Aphaïa. Partir en Grèce me redonne envie de feuilleter mes beaux livres sur la Grèce antique, sur l'art et sur l'archéologie. J'ai relu "Le monde d'Homère" de Pierre Vidal-Naquet, publié en 2002 chez Perrin. J'ai toujours admiré Homère qui pour moi représente le premier écrivain de tous les temps. Il y a huit cents ans, l'Iliade et l'Odyssée ont été composés par un aède aveugle, nommé Homère (ou par un groupe d'aèdes, pourquoi pas une femme aède ?) et ces deux textes ont modelé l'imaginaire européen, la fiction, la littérature encore actuelle. Tout le monde connaît les héros de cette saga sublime : Ulysse, Pénélope, Télémaque, Achille, Hector, Agamemnon, Paris, Hélène, le chien d'Ulysse, Circé, Calypso, Polyphème et tant d'autres personnages inoubliables. Pierre Vidal-Naquet expose dans cet ouvrage lumineux les racines historiques de ces chefs d'œuvre : Homère et son mystère, la cartographie des lieux, les éléments de la vie politique, les rapports des Grecs aux Barbares, la notion de combat, de la mort, de l'héroïsme, des dieux et de la mythologie. La dernière phrase de cet ouvrage très facile à lire résume la fascination que je ressens pour Homère : "Voilà pourquoi tout amateur de livres s'embarque un jour dans la lecture d'Homère". Quand on demande à des écrivains quels sont leurs confrères préférés, ils oublient souvent leur arrière, arrière, arrière grand-père, né sur l'ile de Chios (une légende ?) qui a inventé les deux histoires les plus sublimes de la littérature mondiale. Pour compléter le guide homérique de Pierre Vidal-Naquet, la revue Histoire propose cet été un numéro spécial sur… "Homère, le nouveau visage du poète", un dossier passionnant sur les dernières découvertes des scientifiques et des universitaires antiquisants. Homère en fait est notre contemporain. Un numéro indispensable pour redécouvrir ce monde mythique que je vais rencontrer de nouveau à Athènes et à Egine. Je croise en Grèce tous les petits fils d'Ulysse et les petites filles de Pénélope… Et cette mer Egée qui a vu les bateaux de nos héros, je les imagine sans difficulté avec les dauphins espiègles qui les accompagnent dans leurs périples et dans leurs guerres… Je glisse dans ma valise la biographie d'Homère de Pierre Judet de la Combe, paru récemment dans la collection Folio. Et je saluerai Homère dès que je poserai un pied sur le tarmac de l'aéroport… Sans lui, pas de littérature et sans littérature, la vie ne ressemblerait pas à une aventure romanesque ! Merci Homère ! 

mercredi 21 août 2019

"Eloge de la vieillesse"

Quand j'ai vu cet ouvrage de Hermann Hesse (1877-1962) sur la table des nouveautés, je n'ai pas hésité à l'emprunter. J'aime bien ce titre quelque peu ironique, "Eloge de la vieillesse". Personne, aujourd'hui, ne fait l'éloge des vieux, des ancêtres, des anciens, des séniors, des personnes âgées… Quand l'Etat lui-même commence à regretter les "privilèges" des retraités, il vaut mieux rentrer dans nos abris… Hermann Hesse s'est exercé à cette mission impossible, délicate, difficile de proclamer avec sincérité que "prendre de l'âge" ne représentait pas une catastrophe intime, une déchéance absolue, un manque de chance, un effondrement de son corps, une dépression de son âme. Quand il écrit ces textes en 1952, il est septuagénaire et à cette époque, c'était mettre un pied dans le grand âge. Le premier de ses textes évoque une promenade où il célèbre la permanence de la nature face à sa présence au monde : "Toi, l'arbre dans la prairie, tu me survivras". Il éprouve la fugacité de son être et rêve de métamorphoses : "Demain, après-demain, je serai autre, je serai le feuillage, je serai la terre, je serai la racine".  L'écrivain intègre des poèmes, des esquisses, des portraits, des aphorismes. Le texte sur sa cure est un modèle d'humour car malgré ses douleurs de dos, il rencontre des congénères plus gravement atteints et cet état de fait lui remonte le moral. Il écrit plus loin : "Je m'étonne de la grande opiniâtreté avec laquelle notre être s'accroche à la vie".  Dans le texte intitulé "de la vieillesse", l'écrivain estime que vieillir est une mission à remplir, une forme de "vita contemplativa", à savourer sans modération, loin de cette "course folle, de cette course poursuite", que représente la vie d'avant avec ses impératifs sociaux obligatoires : travail, famille, éducation, devoirs, contraintes. En fait, la rupture sociale symbolisée par la retraite renforcerait la patience, la tolérance, l'observation de la nature, une solitude créatrice.  Il ne faut pas non plus regretter le passé : "Il faut être capable de se métamorphoser, de vivre la nouveauté en y mettant toutes nos forces". Mais, il ajoute que toute vie longue possède "des trésors d'expériences" qu'il faut préserver dans notre mémoire. Il parle de la mort qu'il attend sans effroi et de tous les disparus qu'il a aimés : "Les disparus ainsi que l'essentiel de leur être qui nous a influencé vivent à travers nous, aussi longtemps que dure notre existence". Découvrir ces textes apporte une certaine sérénité et dédramatise la notion de vieillesse. A lire pour tous ceux et toutes celles qui se posent des questions sur les années qui passent trop vite et se cumulent dans notre corps et dans notre esprit… Hermann Hesse, très influencé par la philosophie orientale, a vécu son grand âge comme un sage antique, un saint laïc, en acceptant tout simplement sa condition humaine. Un Sénèque allemand. 

mardi 20 août 2019

"Cafés de la mémoire"

Chantal Thomas est connue pour ses romans historiques, "Les Adieux à la Reine" et "L'échange des Princesses", adaptés au cinéma. Mais, je préfère ses ouvrages autobiographiques en particulier, "Souvenirs de la marée basse". J'ai emprunté à la médiathèque "Cafés de la mémoire" où l'écrivaine met en scène son enfance à Arcachon, son adolescence et sa jeunesse avec ses études et ses errances. Elle raconte son premier souvenir de café à Nice au moment du Carnaval. Elle déguste des huîtres avec du vin blanc et à partir de cet instant emblématique, elle se souvient de tous les cafés qu'elle a fréquentés depuis ses années adolescentes. Chantal Thomas considérait ces espaces comme des lieux mystérieux et interdits quand elle était petite fille. Seuls, les hommes les fréquentaient dans les années 60. Jeune fille, elle brave la tradition en pénétrant dans ce milieu masculin. Une aventure, une plongée dans l'inconnu.  Son grand-père jouera un rôle majeur dans cette célébration des cafés car elle pressentait  qu'il revenait heureux après avoir bu quelques "martinis". Après sa mort, la jeune Chantal s'invente une vie "aux ouvertures nomades". Elle entre au lycée : "Il y avait la plage d'un côté et le lycée de l'autre. L'eau, le vent, le soleil, le temps de la plage comme une rêverie infinie (…) et, en hauteur, dans la forêt, la vie du lycée, la société close d'une classe". Elle découvre la philosophie avec un professeur brillant qui déclenchera chez elle sa vocation d'intellectuelle, car elle se nourrit profondément de la littérature de l'époque avec une passion particulière pour le couple mythique et incontournable que formaient Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre. Lycéenne, la narratrice raconte son plaisir inouï d'entrer dans un café pour boire un "cuba libre" avec sa meilleure amie, Sonia.  Notre jeune bachelière part à Bordeaux pour une licence de philosophie et commence à vivre sa vie, une vie d'étudiante, libre et dissipée. Et commence son Odyssée des bars et des cafés à Bordeaux, véritables incubateurs de liberté : bar des Quatre sœurs, bar des facultés, café des étudiants, café des Spectres. Tout se joue dans ces espaces chaleureux : rencontres, amitiés, amours, discussions intenses. Ces moments privilégiés forgent la personnalité de Chantal Thomas, une écrivaine-essayiste, fidèle à Casanova et à l'esprit des Lumières. Le récit autobiographique fourmille d'anecdotes (dont sa rencontre avec Roland Barthes) sur cette période fondatrice d'une vie d'adulte à Bordeaux et à Paris. Ce récit brosse le portrait d'une génération libertaire, libérée et très imprégnée de l'esprit soixante-huitard.  Chantal Thomas, petite sœur de Simone de Beauvoir, raconte son émancipation, celle d'une jeune fille de province, née à Arcachon en 1949. Je me suis souvent reconnue dans ce récit en partageant avec l'écrivaine, le goût de la liberté, des cafés, de la littérature. Et, comme j'ai passé une partie de mon enfance dans un bar, vraie ruche humaine au centre du village, que mes parents animaient avec une énergie incroyable, je ne pouvais qu'apprécier cet ouvrage, publié en 2008.

lundi 19 août 2019

"Cadence"

Critique musical au Monde de la musique et au Nouvel Observateur, Jacques Drillon est aussi pianiste, linguiste, journaliste, blogguer et écrivain, un homme d'un éclectisme culturel rare. Le titre de son autobiographie résume le rythme du texte : "Cadence", publié chez Gallimard en 2018. J'ai feuilleté cet ouvrage de 400 pages chez Garin et je suis repartie avec lui sans me douter que je lirai un livre d'une densité littéraire exceptionnelle. La construction du texte peut désorienter le lecteur(trice). Les chapitres se suivent avec des intitulés, des mots-clés, des digressions, des associations, des souvenirs, des tableaux de famille, des colères, des apaisements : un patchwork autobiographique. Je me suis laissée porter par cette prose d'une élégance rare, la première phrase donnant le tempo : "Jamais je n'ai voulu être un autre plus violemment que pendant mon enfance. Tout ce qui n'était pas moi me semblait désirable et supérieur". Tel un escrimeur de mots, il attaque d'emblée la fiction familiale en égratignant la plupart de ses proches, en particulier sa mère, qui lui demande : "Que fait son père ?" quand il fréquente une amoureuse. Sa mère adorait les gradés, les diplômés, les diplomates, les membres de la classe dominante. La religion catholique était "la clef de voûte de son système". Il intègre dans ses portraits de famille des réflexions personnelles d'un pessimisme radical : "Depuis le temps que l'on cherche à démocratiser la culture, elle devrait avoir imprégné toute la population, mais, non, il reste toujours plus facile de préférer le pain et les jeux aux quatuors de Haydn". Il décrit son enfance ennuyeuse dans ce milieu bourgeois et mesquin, issu d'une droite nationaliste. Jacques Drillon n'est pas tendre avec les siens : ni sa mère "étriquée et pétrifiée", ni son père "faible et un peu raté", ni sa fratrie n'attirent sa compassion, ni sa compréhension. Pour lui, ces liens reposent sur un malentendu et sur une imposture. Mais, son récit autobiographique dépasse les frontières du genre. Il expose aussi ses idées, ses lubies, ses phobies. Son immense érudition littéraire et artistique se manifeste dans chaque page. Il se confie sur ses admirations pour des écrivains (Voltaire, Charles Péguy en particulier), mais aussi sur ses détestations pour d'autres. Il voue une passion inconditionnelle pour Mozart et pour…  la langue française,  d'une musicalité comparable. Il dénonce avec humour  l'appauvrissement du vocabulaire, les anglicismes ridicules, le trop-plein de la place de l'anglais dans notre pays. Ses colères salutaires donnent une "cadence" au texte, un aspect décapant. Cet écrivain singulier, au caractère bien trempé et d'une humeur-humour à fleur de peau compose son œuvre comme un musicien en jouant avec des allegros, des crescendos, des adagios, des lentos, des ostinatos. Cela n'a rien d'étonnant pour un passionné de musique classique… Un livre symphonique… 

jeudi 15 août 2019

Lamartine et le lac

Je me balade un à deux matins par semaine pendant l'été au bord de notre beau lac du Bourget. Aujourd'hui, ce jeudi 15 août, j'ai commencé ma tranquille promenade sans la foule habituelle hormis les cyclistes toujours pressés, les coureurs acharnés et les marcheurs placides. J'ai vu un quidam jeune en trottinette électrique. Quel intérêt de rouler sans effort sur la piste cyclable ? Aucun, si ce n'est prendre l'air, et ressentir la vitesse… J'aime bien observer mes contemporains dans ces moments-là de partage de territoire entre différentes déambulations. Du côté du Lido, j'ai assisté à une conversation entre deux touristes qui découvraient le lac avec un certain émerveillement. Ils avaient entendu parler de Lamartine. La dame : "Ah je crois que le poète s'est suicidé !". Son mari : "Ah tu crois ?". Je n'ai pas résisté à me mêler à leur conversation. Mais, non, Lamartine ne s'est pas suicidé. Il est mort à 79 ans presque paralysé après une attaque… J'ai demandé à ces deux touristes s'il connaissait l'amour de Lamartine pour une jeune femme mariée, Julie Charles. En effet, en cure à Aix les Bains, sa rencontre avec Julie marque un tournant décisif dans sa vie de poète. Leur histoire se termine mal car la jeune femme décède à Paris en 1817 un an plus tard. Lamartine compose ses célèbres poèmes des "Méditations" et obtient un succès immédiat. En 1820, il se marie avec Mary Ann Elisa Birch, une jeune anglaise. Le chagrin n'a pas duré trop longtemps… J'étais ravie de parler littérature avec mes deux séniors dubitatifs. La vérité, plus prosaïque et plus banale révélait un Lamartine bien moins désespéré que prévu. Comme on évoque souvent l'esprit mélancolique du "lamartinisme" romantique, le pas vers le suicide semble logique aux yeux des visiteurs du lac. Mais de nos jours, qui connaît vraiment la vie de Lamartine ? Les agences touristiques du coin adorent s'approprier de figures littéraires illustres comme Jean-Jacques Rousseau à Chambéry et Lamartine à Aix les Bains. Pourtant, je n'ai pas encore constaté dans l'office du tourisme, la mise en place des recueils de poèmes de cet illustre hôte, exploité à outrance par les Aixois de la "Riviera des Alpes", nouveau nom de baptême touristique du bassin d'Aix. Il faut bien se vendre comme partout ailleurs dès qu'un lieu "porte beau"... Après cette interruption littéraire, j'ai repris mon chemin en ressentant une satisfaction d'avoir rétabli la vérité sur ce cher Lamartine. Au moins, un couple de séniors avait parlé de lui en ce matin doux du mois d'août et se souviendront que ce poète romantique est mort dans son lit ! La vérité rétablie, je suis repartie d'un bon pied vers la plage des Mottets où une aigrette m'attendait et s'est envolée dès qu'elle m'a aperçue. Avec ou sans Alphonse de Lamartine, le lac réserve toujours des belles images avec une lumière toujours différente de l'aube au crépuscule… 

mardi 13 août 2019

Rubrique cinéma

La météo a un peu changé de peau et s'est mise au frais depuis trois jours. J'ai profité de cette fraîcheur retrouvée pour aller au cinéma. J'ai donc vu "Les Faussaires de Manhattan" de la réalisatrice Marielle Heller. La formidable actrice, Melissa McCarthy, campe le personnage principal, Lee Israël, une biographe démodée qui n'intéresse  plus le monde littéraire. Le film se déroule en 1991 quand l'alcool coulait à flots dans les bureaux. Elle boit des verres de scotch pour oublier sa vie infernale, tissée de solitude et de pauvreté. Mal habillée, plus ronde que mince, mal coiffée, quinquagénaire isolée, Lee ne s'en sort plus. Pourtant elle a connu le succès avec une biographie sur Estée Lauder, et aujourd'hui, elle se heurte à l'indifférence de son agent quand elle veut entreprendre un travail sur une actrice oubliée du music-hall. Sa vie frôle la clochardisation et son petit appartement se poubellise peu à peu. Mais, malgré son amertume et sa déprime, elle conserve encore un amour pour la littérature et aussi un attachement excessif pour son chat qu'elle ne peut même plus soigner chez le vétérinaire. En désespoir de cause, elle vend son trésor, une lettre signée de Katherine Hepburn. Elle rencontre dans un bar une vieille connaissance, Jack Hock, un marginal homosexuel, esseulé comme elle et sans domicile fixe. Il survit avec la vente de cocaïne frelatée et quand Lee lui avoue qu'elle va écrire des fausses lettres autographes, il valide avec admiration ce choix peu scrupuleux. Elle commence à composer ses lettres en achetant des vieilles machines à écrire, du papier daté et elle réussit à vendre ces faux à des libraires naïfs ou malhonnêtes. Les deux comparses peuvent enfin vivre un peu mieux grâce à ce commerce illicite. Lee va même dérober des lettres dans une bibliothèque quand elle s'aperçoit qu'elle est suspectée d'en fabriquer des fausses. Jack sera son entremetteur auprès des libraires. Cette occupation lucrative va remettre Lee dans une vie acceptable avec la présence loufoque de son nouvel ami. Mais, les spécialistes des lettres autographes vont mettre fin à la production en prévenant le FBI. Lee sera arrêtée et mise à l'épreuve. Son ami souffre du Sida et n'est pas inquiété. Lee va donc comprendre qu'elle doit écrire sa propre biographie, une histoire vraie que la réalisatrice a adaptée au cinéma. Les deux personnages, ces deux "perdants" comme on dirait aujourd'hui, détiennent une part d'humanité faite d'empathie, de lucidité, d'humour et de mélancolie. Ce très bon film du cinéma indépendant mérite vraiment d'être connu et apprécié pour les années 90 à New York, le milieu littéraire moqué, des portraits à la Hopper, des perdants magnifiques et émouvants.  

lundi 12 août 2019

Ma visite chez Garin, un après-midi d'aôut

La semaine dernière, j'ai poussé la porte de la librairie Garin, une librairie chambérienne de tradition. Je regrette encore le départ de la responsable qui accueillait les clients avec une chaleur humaine inhabituelle pour ce type de commerce, très souvent associé à la sobriété et à la retenue. Les jeunes générations, peut-être en proie à une timidité paralysante, travaillant dans ces lieux ne nous demandent plus si nous avons besoin d'aide pour choisir un livre. Chacun se débrouille en furetant les rayonnages et en palpant les livres installés sur les tables de nouveautés. J'ai donc comme je le fais quasi une fois par semaine ma visite en librairie. Parfois, je vais chez Decître, à la Fnac (mais très rarement), chez les libraires d'occasion mais je préfère Garin. On aime bien retrouver ses repères comme dans un magasin alimentaire. Je connais le stock de livres et je me dirige dans mes secteurs préférés les yeux fermés. Ma déambulation démarre par les tables du milieu, puis je dérive vers la philosophie au fond du magasin, puis je termine par les sciences humaines. Je regarde les sites internet pour m'informer des nouvelles publications mais le hasard ne joue pas un rôle dominant dans mes choix. Ce mardi, en observant les ouvrages mis en avant par l'équipe de libraires, j'ai trouvé le dernier opus de Pierre Bergougnoux, "Lundi", paru cette année chez Galilée. Je n'ai lu que la première phrase : "Si vif, tenace, pénétrant était le déplaisir qui s'attachait aux lundis de l'enfance et de l'adolescence que je les ai évités, plus tard, lorsque je suis revenu au passé pour essayer de le tirer au clair et m'en débarrasser". A peine quarante pages, mais denses, intenses, à découvrir dans les jours qui viennent. Un régal pour l'esprit. Dans mon escarcelle, Pierre Bergounioux. Puis, je feuillette un exemplaire de la collection "L'Imaginaire" de l'éditeur Gallimard. Cette collection légendaire a mis à l'honneur l'essence de la littérature mondiale. Les Editions Gallimard ont rénové le format et le graphisme de la collection. J'ai donc acheté "La promenade" de l'écrivain suisse alémanique, Robert Walser. Une envie de redécouvrir cet auteur discret et secret un peu délaissé aujourd'hui. Et j'ai terminé mes achats avec un poche des Editions Mille-et-Une-Nuits, "Eloge de l'oisiveté" de Sénèque… Tout un programme pour la retraitée que je suis. J'apprécie de plus en plus les formats raisonnables, voire légers et j'évite les ouvrages trop lourds car ils me dévorent mon temps de lire. Chez Garin, j'ai aussi eu la surprise de trouver un fascicule du journal Le Monde sur les Cents Romans à lire depuis 1940. J'avais manqué cette édition et j'étais ravie de repartir avec cette mine d'or littéraire. Si j'étais restée devant mes sites internet de librairies, je n'aurais pas découvert ces livres et surtout les feuillets du Monde… Rien ne vaut une visite concrète, réelle, régulière dans une librairie de la ville !

jeudi 8 août 2019

"L'ultime humiliation"

Une amie m'a prêté un roman, "L'ultime humiliation" de l'écrivaine grecque, Rhéa Galanaki. Je n'avais jamais entendu parler d'elle et de sa petite maison d'édition, Cambourakis. Comme je pars en septembre en Grèce, je voulais m'imprégner déjà de l'ambiance athénienne. Rhéa Galanaki, née en 1947 en Crète, a écrit huit romans et elle est l'un des membres fondateurs de la Société des Ecrivains Grecs. Elle a obtenu le Prix national du Meilleur Roman en 1999 et en 2005. Dès les premières pages, deux personnages vont rythmer le roman : Tirésia et Nymphe qui partagent une chambre dans une maison de retraite à Athènes. Tirésia s'est rebaptisée elle-même en abandonnant son prénom Thérèse. Enseignante de lettres à la retraite, elle se passionne pour l'Antiquité et les présages. Sa compagne, Nymphe, née en Crète, a raccourci son prénom. Formée aux Beaux-Arts, enseignante elle-aussi, elle est divorcée et son fils, Oreste, milite à l'extrême gauche. Les deux vieilles dames se disputent souvent, tout en étant des complices rêvées. Elles regardent les informations à la télévision et suivent les innombrables manifestations de protestation qui se déroulent dans la capitale. Les deux amies souffrent de pertes de mémoire et sont soutenues par une assistante sociale, Danaë et une parente de Nymphe, Catherine qui leur fait le ménage et la cuisine. Catherine a un fils, Takis, qui lui appartient à Aube dorée, un groupuscule d'extrême-droite. Un événement inattendu rompt la routine des deux amies qui finissent par quitter leur appartement pour rejoindre la foule des manifestants. Elles se déguisent de couleurs vives et parviennent à se mêler aux protestataires. Tout se passe en 2012 au moment les plus forts de la crise en Grèce où les retraites étaient amputées d'un tiers, où les fonctionnaires voyaient les salaires en baisse, où la pauvreté commençait à provoquer des dégâts. Les deux vieilles dames indignes vont rencontrer des SDF, des étudiants rebelles, des Athéniens en colère. Ce roman retrace les péripéties tragico-comiques de belles âmes à la recherche d'un regain de vie au contact d'une foule revendicative, violente parfois et agitée la plupart du temps. L'auteur raconte aussi les dérives des deux jeunes hommes radicalisés dans leurs options politiques. Nymphe et Tirésia finiront par rentrer saines et sauves chez elle après cette folle équipée irraisonnable. Rhéa Galanaki compare les luttes contre la dictature des colonels à celles de la "dictature européenne", et intègre dans son texte fictionnel des retours sur le passé plus que fastueux d'Athènes. Ce roman sur la crise grecque se lit avec beaucoup de plaisir surtout si on connait les lieux de la ville comme l'incontournable place Syntagma, le cœur battant de la capitale. Un roman empathique et très bien traduit par Loïc Marcou. A découvrir… 

mardi 6 août 2019

"La nuit, j'écrirai des soleils"

Boris Cyrulnik a écrit de nombreux ouvrages qui ont rencontré un immense succès. Dès qu'un de ses livres paraît, ce neuropsychiatre de renom est invité sur tous les plateaux de télévision. Je l'ai vu à la Grande Librairie et j'ai donc lu son dernier opus, "La nuit, j'écrirai des soleils", paru aux éditions Odile Jacob. Cet ouvrage scientifique pourrait sembler difficile à lire, mais, l'auteur s'ingénie à faciliter la tâche de son lecteur(trice). Il emploie un vocabulaire simple, accessible et quand il part sur le terrain de la neuropsychiatrie, les explications scientifiques se comprennent sans aucune difficulté. Dans cet ouvrage très documenté, la littérature est mise à l'honneur. J'avais envie de découvrir ses théories sur certains écrivains comme Jean Genet, Romain Gary, Jean-Paul Sartre, Georges Perec, Charles Juliet. Le livre commence ainsi : "On parle pour tisser un lien, on écrit pour donner forme à un monde incertain, pour sortir de la brume en éclairant un coin de notre monde mental. Quand un mot parlé est une interaction réelle, un mot écrit modifie l'imaginaire". Il évoque souvent son enfance qu'il a raconté dans "Sauve-toi, la vie t'appelle" pour illustrer la force des mots dans le phénomène de la résilience. Un nouveau-né ne survit pas sans la présence de sa mère (et de son père). Le neuropsychiatre parle de "niche sensorielle" sans laquelle l'enfant ne naît pas à la vie. Il appelle les enfants en carence affective les "mal partis dans l'existence" comme le sulfureux Jean Genet, abandonné à sa naissance. Souvent, il rappelle le rôle du cerveau et de la neuro-imagerie dans les comportements de ces enfants non accueillis. Pour les écrivains qui ont eu une enfance blessée, la lecture leur a permis de s'évader de ce réel difficile : "la lecture ouvre sur un continent protecteur". Les chapitres s'enchaînent avec un intérêt toujours renouvelé et je cite quelques titres : "Tracer des mots pour supporter la perte", "L'empreinte du passé donne un goût au présent", "La mort donne sens à la vie", "Après la fin, le renouveau", "Le gavage affectif éteint l'attachement", "Ecrire pour sortir du tombeau", "Littérature de la trace". Cet ouvrage ne se résume pas facilement et comme je ne suis pas une spécialiste de la neuropsychiatrie, je veux éviter d'écrire des erreurs d'interprétation. J'ai beaucoup apprécié les anecdotes éclairantes sur des écrivains orphelins qui ont surmonté ce handicap avec la force de l'écriture. Cet ode aux mots, aux livres et la littérature ne pouvait que me passionner et Boris Cyrulnik possède cet art de la médiation pour un public non spécialisé. Il a le mérite de conserver son langage scientifique tout en illustrant ses théories avec des figures littéraires de légende. Sa dernière phrase emblématique : "Je ne suis plus seul au monde, les autres savent, je leur ai fait savoir. En écrivant j'ai raccommodé mon moi déchiré ; dans la nuit, j'ai écrit des soleils". 

lundi 5 août 2019

"Album"

Marie-Hélène Lafon vit à Paris et exerce le beau métier de professeur de lettres, agrégée de grammaire, latiniste et helléniste. Mais, son vrai métier, l'un des plus beaux du monde selon moi, c'est écrivain, écrivaine, si je veux respecter la déclinaison au féminin. Ses œuvres sentent le terroir du Cantal, l'air pur des Causses, où elle est née dans une famille de paysans, selon ses propres mots : "Quand j'écris, je rejoins mon vrai pays, c'est très intestin, très organique, comme malaxer la viande". Elle a commencé à écrire à 34 ans en 2001 et son premier ouvrage, "Le soir du chien" a été récompensé par le Renaudot des Lycéens. J'avais relaté dans ce blog son dernier roman, "Nos vies", paru en 2017 que j'avais bien apprécié. J'ai lu récemment son petit "Album", édité en 2012. J'aime beaucoup les abécédaires, une contrainte littéraire qui permet de définir tout un univers en s'appuyant sur les lettres de l'alphabet. Marie-Hélène Lafon a choisi vingt-six mots qu'elle présente à sa façon, se fondant sur des textes brefs, poétiques et prosaïques en même temps. L'album commence par Arbres : "Les arbres sont. Dans le ciel et contre lui. Epandus, écartelés en dentelles savantes. La terre les porte, ils dessinent sur elle, sur sa peau ancienne, des signes, des architectures". L'automne "sent aussi le feu des fanes, l'herbe froide, le bois mouillé, l'air cru, le cahier neuf et le plastique transparent qui sert à couvrir les livres. Il sent la nuit". Elle choisit des animaux (bêtes, cochons, vaches), des saisons, des éléments naturels (chemins, herbe, jardins, pierres, rivières), des objets de la campagne (couteau, tracteurs, journal). Je cite particulièrement ce passage très "lafonien" : "Ma rivière d'enfance a nom Santoire. Elle borna le monde, c'est définitif, elle fut l'été, la plage d'ardoise, et l'immobile après-midi d'août, le temps arrêté dans le babil lumineux de son lit de cailloux". J'ai remarqué son texte sur les nuages, un poème total : "Ils passent. Et l'ombre duveteuse du ventre des nuages s'étire en caresse ronde sur les terres déployées. Ils passent". Marie-Hélène Lafon chante son pays, son terroir, sa campagne et je pensais à Jean Giono évoquant sa Provence avec son style charnel et poétique. Cette écrivaine appartient à la tradition littéraire de Pierre Michon et de Pierre Bergounioux en décrivant ce monde paysan, modeste, réel, terrien, terrestre, un monde disparu, réincarné dans une nouvelle mythologie virgilienne. 

vendredi 2 août 2019

"Glâneurs de rêves"

Connue pour sa place centrale dans le monde du rock, Patti Smith surprend encore quand on lit ses souvenirs autobiographiques, "Just kids", un beau récit sur son enfance en Amérique. J'ai une prédilection définitive pour la musique dite classique, l'opéra en particulier. Alors, tout m'est un peu étranger quand on évoque devant moi des chanteurs importants ou des groupes ultracélèbres. Je suis même un peu gênée quand la presse présente certains noms comme des génies (Bowie en particulier). J'avoue mon peu d'intérêt pour cet engouement planétaire concernant la pop, le rock, le jazz, etc. Je suis d'un archaïsme redoutable. Pourtant, je fais une exception pour la magnifique Patti Smith, que j'ai vue dans les années 70 à Biarritz dans le stade de rugby. Ces disques me stimulaient, sa voix caverneuse me touchait et son côté androgyne ne pouvait que me plaire. Evidemment, je n'écoute plus cette chanteuse de choc mais parfois, mon frère, devenu un admirateur fidèle de la star, met sur sa platine des vieux disques conservés avec amour et je l'écoute en me souvenant de mes jeunes années de trentenaire. Patti Smith voue une passion infinie à la littérature en général, à Rimbaud surtout qu'elle vénère. J'ai donc trouvé à la Médiathèque, "Glaneurs de rêves", publiés chez Gallimard. La première édition date de 1992 et ces petits textes diffusent un charme certain. La chanteuse se transforme alors en écrivain chatoyant, révélant des bribes de mémoire sur son enfance : "L'enfant, dérouté par l'ordinaire, entre sans effort dans l'étrange (…). Il entrevoit, il glane, assemblant un fol édredon de vérités - des vérités sauvages et nébuleuses - dont c'est à peine si elles frôlent en fait la vérité". Les textes brefs se succèdent sans fil précis, comme un patchwork de fulgurances mémorielles. L'auteur évoque ses parents avec tendresse, sa fratrie, des moments fugaces et poétiques, des instants de vie éphémères et étranges (titre d'un livre de Virginia Woolf). Cette petite fille nommée Patti vivait déjà dans un monde où ses yeux se posaient avec émerveillement. Des photos en noir et blanc illustrent sa prose fragmentaire et sensuelle. J'ai remarqué quelques aphorismes : "La seule chose sur laquelle on peut compter, c'est le changement", "Dans le mouvement, est le salut". Ce livre bref et lumineux se lit comme un poème en prose et la personnalité solaire de la chanteuse se devine au fil des mots, même si la mélancolie de la perte se perçoit aussi en filigrane… Patti Smith, née en 1947, musicienne et poète, a enregistré treize albums dont le fameux "Horses", a obtenu un prix prestigieux, le National Book Award en 2010 pour "Just Kids". Quelle artiste, une glaneuse de rêves !

jeudi 1 août 2019

"Loyautés"

J'ai pris par hasard sur un chariot à la médiathèque le septième roman de Delphine de Vigan, publié en 2018 chez Lattès. J'avais bien aimé son livre sur sa mère, "Rien ne s'oppose à la nuit" qui avait rencontré un très large public. Pourtant, l'histoire du suicide maternel en 2008, n'était pas d'une gaité folle. Mais, son ouvrage autobiographique avait trouvé les mots pour décrire une tragédie intime. J'avais aussi lu "D'après une histoire vraie", un roman intrigant sur une amitié féminine envahissante, peut-être fantasmée. "Les Loyautés" raconte l'histoire de deux adolescents, Théo et Mathis, en détresse familiale. Ces élèves de cinquième s'adonnent à une occupation mortifère : ils avalent en cachette des bouteilles d'alcool pour se donner une ivresse oublieuse. Mathis prend conscience peu à peu que son ami boit plus que de raison, comme un anéantissement. La professeur de biologie, Hélène, remarque l'attitude défensive de Théo et elle suppose que ce garçon est maltraité dans sa famille. Son père vit seul et pratique comme on dit aujourd'hui la garde alternée. Cet homme va sombrer peu à peu dans une dépression, faute de travail et à cause de son divorce. Théo protège ce père en perdition et ne parle à personne de ce naufrage familial, même pas à son meilleur ami. Les ados ne se portent pas bien et du côté des adultes, le constat s'avère négatif. Les parents de Théo ont démissionné, englué dans leurs propres problèmes. Les parents de Mathis ne se préoccupent que de leur couple vacillant. Ce roman brosse un portrait d'une société en manque de repères et de solides attaches affectives. Seule, Hélène s'inquiète du comportement de l'adolescent. Les professeurs vont-ils se transformer en travailleurs sociaux, susceptibles de détecter les failles de leurs élèves ? Sauvera-t-elle Théo de l'alcool ? La fin du roman peut être interprétée selon son caractère optimiste ou pessimiste. Delphine de Vigan pourrait être qualifiée d'écrivaine sociale car ses romans abordent souvent des problèmes de société (chômage, harcèlement au travail, addictions, dépressions, suicide). L'auteure revendique le concept de littérature miroir, reflet d'une époque difficile pour les "perdants". Ces livres racontent les dysfonctionnements des familles composées, recomposées ou décomposées... Il manque pourtant un élément qui pourrait donner plus de force à ses romans : un style plus fort, plus original alors qu'il se montre trop sage dans le choix des mots. Dommage…