jeudi 11 mars 2021

"Dans le faisceau des vivants"

 Valérie Zenatti a traduit la plupart des livres d'Aharon Appelfeld depuis 2004. Son récit, "Dans le faisceau des vivants" raconte la relation amicale et filiale qu'elle a entretenue avec l'écrivain israélien, mort en janvier 2017 à l'âge de 85 ans. Dès qu'elle apprend son décès, elle est sidérée par cette disparition : "Le jour et la nuit s'unissent en moi, la joie et la peine aussi, et l'une n'est pas le contraire de l'autre mais son complément absolu, la joie de l'avoir connu et d'avoir été aimée de lui, la peine de l'avoir perdu, mais je trouverai sans doute un autre mot sur ce chemin, une image peut-être pour dire cela, la trace laissée en moi, la vie en son absence". La narratrice relate avec sobriété la vie d'Aharon Appelfeld. Né en 1932 à Czernowitz en Roumanie de parents juifs assimilés germanophones, il vit une petite enfance heureuse. Mais, la "Catastrophe" surgit dans sa vie quand sa mère est tuée en 1940 par le régime roumain qui commence sa politique meurtrière envers les Juifs. Le petit garçon est envoyé dans un ghetto et il est déporté dans un camp de concentration. Il s'évade en 1942 et se cache dans les forêts d'Ukraine pendant plusieurs mois. L'auteur revient sur la "secousse tellurique de son enfance" dans "L'histoire de ma vie".  Dans la douleur du deuil, la narratrice décrypte les messages téléphoniques, relit les lettres, revoit les vidéos, revitalise ce lien unique entre écrivain et traductrice. Elle écrit : "Je sais que chaque jour a compté, chaque jour a été une vie, un émerveillement devant la lumière renouvelée, une lutte contre "la bile noire", un tâtonnement, un oubli qu'il essayait de vaincre, un pas sur le chemin qu'il traçait et qui partait chaque jour de sa maison natale ou le menait vers elle". Lui à Jérusalem, elle à Paris, ils ont vécu une complicité rare et unique avec leur propre généalogie, leur propre histoire et leur passion de l'écriture. Quand la narratrice traduit le premier livre d'Aharon Appelfeld, "Le temps des prodiges", elle découvre l'univers de l'écrivain qu'elle ne quittera plus. Cette fascination se situe au-delà du "littéraire" car se retrouver à traduire cette prose en hébreu lui restitue toute la vérité sur cette vie si singulière, fracassée par la barbarie nazie et sur ce monde juif englouti par l'Histoire. Dans la deuxième partie du récit, elle part dans le village natal de l'écrivain israélien et cette traversée de Czernowitz lui révèle cette vérité évidente, l'héritage vital de l'écrivain  : "L'on ne reste pas pétrifiés dans le passé, mais au contraire vivants, portant en nous tout ce que la vie a déposé, et innocents encore, capables d'aimer, de croire à l'amour, et de lancer un regard circulaire sur chaque jour, effleurant à la fois l'instant et la parcelle d'éternité contenue dans cet instant, je te dois cela, oui, la conscience aigüe du dérisoire et du sacré de nos vies". Ce beau récit ressemble à une oraison funèbre mais c'est aussi un éloge de la littérature, de l'écriture, de la traduction. Il faut absolument lire les romans d'Aharon Appelfeld, un des plus grands écrivains du XXe siècle, un témoin indispensable sur la Shoah.