jeudi 14 juillet 2022

"La force des choses", 3

 Les "Mémoires" de Simone de Beauvoir composent une fresque hors du commun d'une période historique et politique de la deuxième moitié du XXe siècle, une époque très dense que l'écrivaine décrypte avec ses yeux d'intellectuelle assumée. J'ai évoqué son ancrage actif, sa détermination farouche dans ses choix radicaux, son manque de doute sauf quand Budapest est envahie par les troupes russes. Vie sociale, vie politique, vie intellectuelle, vie intime, la mémoire de l'écrivaine mêle toutes ces facettes pour rendre compte de son présent, un présent qu'elle désire toujours aussi passionnant à vivre. Elle ne connaissait ni l'ennui, ni le repos même si elle sentait les effets des années qui commençaient à "réduire" selon son terme, sa vitalité légendaire. Un des aspects les plus intéressants de "La Force des Choses" se trouve dans ses déplacements très nombreux qu'elle effectue avec Sartre. Comme ils étaient très célèbres, les deux écrivains acceptaient des invitations pour donner des conférences. De Madrid à Lisbonne, de Belgrade à Moscou, de Rio-de-Janeiro à Pékin, en passant par Cuba, elle parcourt le monde avec un appétit jamais rassasié et une curiosité sans cesse renouvelée. Dans ses pérégrinations incessantes, elle n'oublie ni l'Afrique noire, ni le Maghreb. Elle écrit : "J'ai fait de longs voyages pendant lesquels je n'écrivais pas : c'est que mon projet de connaître le monde reste étroitement lié à celui de l'exprimer. Ma curiosité est moins barbare que dans ma jeunesse, mais presque aussi exigeante : on n'a jamais fini d'apprendre parce qu'on n'a jamais fini d'ignorer. (...) Il y a une constante volonté d'enrichir mon savoir". A la fin de la première partie, elle dresse déjà un bilan de sa vie : "Mais, ce qui compte avant tout dans ma vie, c'est que le temps coule ; je vieillis, le monde change, mon rapport avec lui varie ; montrer les transformations, les mûrissements, les irréversibles dégradations des autres et de moi-même, rien ne m'importe davantage". L'écrivaine fait toujours preuve d'une lucidité rare quand elle analyse l'épreuve du temps qui passe. Un lieu semble apaiser le couple et ils s'y rendent régulièrement : Rome, la cité éternelle. Elle consacre de très belles pages sur la ville où elle rencontrait l'élite intellectuelle. Je cite ce passage très éclairant sur leur vie : "Assise auprès de Sartre parmi les ruines du petit théâtre, j'ai retrouvé un instant le goût des bonheurs passés. Peu à peu, Rome m'avait apaisée ; mes rêves, la nuit, étaient calmes. Je me disais, je disais à Sartre : "Si nous devons encore vivre vingt ans, essayons d'y prendre plaisir. Ne peut-on pas rester présent au monde sans s'épuiser en émotions qui ne servent à personne ?" Ces parenthèses sereines montrent une Simone de Beauvoir parfois lasse de son activisme politique épuisant. (La suite, demain)