lundi 30 octobre 2023

Atelier Littérature, 5

 Je termine le compte-rendu de l'Atelier d'octobre avec le récit autobiographique de Jorge Semprun, "L'Ecriture ou la Vie", publié en 1994. Les lectrices qui l'ont choisi ont toutes été saisies par l'émotion en découvrant ce livre que j'ose définir comme une lecture indispensable du XXe siècle. Jorge Semprun, né en 1923 à Madrid, exilé en France en 1939 après la défaite des Républicains espagnols, s'engage dans la Résistance et il est arrêté par la Gestapo. Il est déporté à Buchenwald en 1944. Pour appréhender la tragédie des camps de concentration, l'Holocauste, le nazisme, Jorge Semprun prend la plume avec des décennies de distance car il est septuagénaire quand il commence la rédaction de ses souvenirs. Il ne pouvait pas traduire en mots ces années passées à Buchenwald en tant que prisonnier politique. A vingt ans, ce jeune homme vibrant de vie et de révolte (il a rejoint la Résistance) rencontre la mort. La mort des compagnons, broyés par le typhus,  la mort des Juifs dans les chambres à gaz, l'odeur fétide de la mort. Cette expérience concentrationnaire qu'il a vécue très jeune ne cesse de le hanter. Quand il est libéré par les Américains, il part à Ascona, dans le Tessin chez une cousine : "Je m'étais mis en demeure de choisir entre l'écriture ou la vie". Ecrire, c'était revivre la mort et il choisit la vie. Une femme va jouer un rôle majeur dans cette décision vitale : "Grâce à Lorène qui ne savait rien de moi, j'étais revenu dans la vie, c'est à dire dans l'oubli : la vie était à ce prix. Oubli délibéré de l'expérience du camp. Il n'était pas question d'écrire quoi que ce fût d'autre. Cela aurait été dérisoire, ignoble peut-être". Quand l'écriture le saisit enfin, il raconte les humiliations, les coups, la boue, la neige, le froid, les chiens, le mépris des gardiens, l'inhumanité des nazis. Il relate la chance d'avoir rencontré un communiste allemand qui lui a sauvé la vie en l'éloignant des chantiers mortifères. Dans ce chaos infernal, il rencontre des êtres inoubliables comme Maurice Halbwachs. Dans ce terrible quotidien qu'il décrit, la lumière de la culture éclaire son âme assombrie. Comme il parle l'allemand, il se souvient de Goethe, de Weimar qu'il visitera avec un officier américain. La question du Mal absolu est posée dans ce texte essentiel. Toute sa vie, Jorge Semprun éprouvera ce sentiment sur son expérience de la mort : "Je me sentais flotter dans l'avenir de cette mémoire. Il y aurait toujours cette mémoire, cette solitude : cette neige dans tous les soleils, cette fumée dans tous les printemps". Ce témoignage passionnant et émouvant, servi par un style vivant, pourrait se conclure ainsi : "Personne ne peut se mettre à ta place, ni même imaginer ta place, ton enracinement dans le néant, ton linceul dans le ciel, ta singularité mortifère. Cette singularité gouverne sourdement ta vie : la fatigue de la vie, ton avidité de vivre, (...) ta joie violente d'être revenu de la mort pour respirer l'air iodé de certains matins océaniques, pour feuilleter des livres, pour effleurer la hanche des femmes, leurs paupières endormies, pour découvrir l'immensité de l'avenir". Ce livre dense et puissant évoque souvent la mort mais il se situe du côté de la vie, une belle vie, celle de Jorge Semprun, un grand écrivain français qu'il ne faudrait jamais oublier.