vendredi 5 février 2021

"La vie joue avec moi"

 David Grossman, écrivain israélien, avait écrit un chef d'œuvre, "Femme fuyant l'annonce", publié au Seuil en 2011. Ora, l'héroïne, s'était lancée dans une randonnée effrénée pour ne pas recevoir une nouvelle atroce : la mort de son fils, tué au combat. Neuf ans après, il nous propose "La vie joue avec moi", un roman très différent mais toujours aussi puissant. L'histoire de cette famille recomposée se joue à quatre. La plus jeune s'appelle Guili- avec un trait d'union dans son prénom comme si elle attendait une adoption pour ajouter une identité complémentaire. Son père, Raphaël, est tombé fou amoureux de Nina, la mère de Guili dans sa jeunesse. Mais, Nina a refusé d'élever sa fille en choisissant sa liberté. Il reste un troisième personnage qui a provoqué les retrouvailles familiales : Véra, une nonagénaire en pleine forme. Ce trio féminin va se déchirer tout au long du roman lors d'un voyage qu'elles entreprennent en Croatie. Il est question pour Guili de filmer sa grand-mère avec l'aide de son père, documentariste de métier. Nina est revenue fêter les quatre-vingt dix ans de sa mère au kibboutz après des années d'absence. Sa mère ne lui a jamais expliqué les raisons pour lesquelles elle a été abandonnée à l'âge de six ans. Voici les trois femmes embarquées dans leur retour au pays en compagnie de Raphaël. Que s'est-il vraiment passé dans la vie tumultueuse de Véra ? Elle raconte ainsi sa condamnation à trois ans de travaux forcés dans l'île goulag de Goli Otok. Tito et ses sbires n'hésitaient pas à envoyer les opposants en prison. Milosz, le mari de Vera, a été exécuté comme espion stalinien. Vera choisit la mémoire de son mari sans le trahir au détriment de sa petite fille, confiée à une famille d'accueil. Où est donc la vérité ? Pour l'écrivain, la vérité est "une zone incandescente, un foyer de métastases". Dissimulé sous des couches de silence, de malentendus, d'incompréhension, le trio grand-mère-mère-fille joue une partition douloureuse entre mémoire du passé et réalité du présent. Le traumatisme générationnel s'empare des trois femmes dans une spirale infernale les empêchant de se pardonner et de s'aimer plus calmement. La caméra tenue par Guili tient le rôle d'outil  psychanalytique s'efforçant de rétablir un certain ordre dans ce chaos familial. D'abandon en abandon, Vera reconduit cette conduite avec sa propre fille. Il est peut-être trop tard pour une réconciliation. David Grossman s'est inspiré d'une histoire vraie, celle d'Eva Panic-Nahir, rescapée de cette île maudite en Croatie. Ce roman tumultueux, volcanique brasse la grande Histoire avec la petite, celle des victimes de l'absurdité politique. Le trio féminin finit par entamer un dialogue même timide mais l'essentiel advient : elles se parlent enfin. L'écrivain raconte avec son génie particulier une chevauchée fabuleuse avec un décor historique et sur le devant de la scène, ces femmes à la recherche d'une vérité intime résiliente. Un roman incandescent, signé d'un des plus grands écrivains universels.