vendredi 12 janvier 2024

"Un Barrage contre le Pacifique", Marguerite Duras, 2

 Ce roman dit "engagé", publié en 1950, peut-il se lire sans éprouver l'épreuve du temps ? Pourquoi est-il devenu un classique du XXe siècle ? A travers les personnages romanesques, l'écrivaine propose aussi un récit anticolonial sur l'Indochine française. Il ne faut pas oublier que Marguerite Duras était une femme politiquement ancrée à gauche toute, inscrite au Parti communiste et la dénonciation du colonialisme lui tenait à coeur. La petite Marguerite a passé son adolescence dans cette colonie française et avec ce roman, elle montre un état quasi tragique de cette époque trouble : misère effroyable des peuples autochtones, exploitation éhontée des ressources naturelles, racisme, mépris, injustices. Dans ce cadre socio-politique, cette famille atypique survit avec beaucoup de difficultés existentielles. La mère-courage ne désarme jamais et sans cesse, refoule les inondations de son champ de riz. Cette femme honnête et révoltée par le sort des colonisés lui donne une réputation de bonté et de générosité dans le village. Mais, son obstination ravageuse semble inutile car elle ne peut pas lutter contre une nature indifférente à ses tourments. Cette défaite la dévaste et elle ne voit qu'une seule issue pour sortir de la misère : vendre sa fille à un jeune planteur riche. Ce projet insensé trouble l'image de cette femme battante. Le fils aîné, brutal et primaire, chasseur et protecteur de sa famille, joue un rôle de "mâle" viril. La jeune fille devient un objet de convoitise sexuelle et participe à cette mascarade. Les relations familiales sont décrites avec un vocabulaire cru, tendu, familier dans les dialogues et aucun membre de ce trio infernal n'apaise les tensions permanentes. Quand j'ai relu ce texte, j'ai découvert avec étonnement cette violence entre la mère et ses enfants dans cette famille bancale et dysfonctionnelle comme on dirait aujourd'hui. Violence dans les mots, violence dans les gestes, violence dans le système colonial, violence dans les relations familiales, l'écrivaine voulait peut-être créer un vrai "barrage" contre ses marées d'humeur, de colères, de désillusions, de rêves brisés à travers ses personnages de "perdants". La mère sombre dans la folie, provoquée par ses échecs permanents. Par contre, Suzanne et son frère quitteront la concession et se libèrent de la cellule familiale étouffante. Marguerite Duras, à la fin de sa vie, répondait à son compagnon, Yann Andréa, que son livre préféré était : "le Barrage, l'enfance". Son seul roman autobiographique, "Un Barrage contre le Pacifique" connaîtra un succès évident depuis les années 50 et il continue de fasciner les lecteurs et les lectrices de Marguerite Duras.