mardi 9 août 2022

Marcel Proust, "Du côté de chez Swann", 2

 J'ai évoqué dans le billet précédent la mémoire volontaire du narrateur mais j'ai relu avec beaucoup d'attention une scène mémorable, emblématique de l'œuvre proustienne : la scène de la madeleine. Cette première expérience de mémoire involontaire tient lieu de révélation lumineuse sur le passé. Quand le narrateur goûte un morceau d'une madeleine, trempée dans le thé, que lui donnait sa tante à Combray, des pans entiers de sa mémoire ressuscitent : "Il en est ainsi de notre passé. C'est peine perdue que nous cherchions à l'évoquer, tous les efforts de notre intelligence sont inutiles. Il est caché hors de son domaine et de sa portée, en quelque objet matériel (en la sensation que nous donnerait cet objet matériel), que nous ne soupçonnons pas. Cet objet, il dépend du hasard que nous le rencontrions avant de mourir, ou que nous ne le rencontrions pas". Cette découverte sensorielle réveille le passé oublié et il écrit alors : "Un plaisir délicieux m'avait envahi. isolé, sans la notion de sa cause. Il m'avait aussitôt rendu les vicissitudes de la vie indifférentes, ses désastres inoffensifs, sa brièveté illusoire, de la même façon qu'opère l'amour, en me remplissant d'une essence précieuse : ou plutôt cette essence n'était pas en moi, elle était moi. J'avais cessé de me sentir médiocre, contingent, mortel. D'où avait pu me venir cette puissante joie ?". Le narrateur cherche éperdument la raison de cette "extase" liée à une madeleine imbibée de thé. Comment définir cet événement prodigieux qui l'attire irrésistiblement dans un espace intemporel vertigineux ? Avons-nous connu une expérience semblable ? Oui, une odeur, une couleur, une forme, une sensation volatile peuvent creuser la mine d'or de notre mémoire et surgissent alors des souvenirs engloutis dans notre propre Atlantide psychique. Marcel Proust offre dès "Du côté de Swann", cette pépite littéraire, un texte mythique qu'il serait dommage de ne pas rencontrer une fois dans sa vie de lecteur-lectrice. Dans ce même passage, une phrase, une longue phrase se déroule comme une vague de l'Atlantique : "Mais, quand d'un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l'odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l'édifice immense du souvenir". (La suite, demain)