vendredi 4 février 2022

"L'année de la pensée magique"

 Joan Didion, écrivaine américaine, s'est éteinte le 23 décembre dernier à l'âge de 87 ans. Sa renommée internationale provient surtout d'un récit, "L'année de la pensée magique", qui a obtenu le prix Médicis en 2007. Dès la première page, ces mots percutent le lecteur(trice) : "La vie change vite. La vie change dans l'instant. On s'apprête à dîner et la vie telle que l'on a connaît s'arrête. La question de l'apitoiement". En décembre 2003, Joan Didion et son mari, John Gregory Dunne reviennent de l'hôpital où leur fille adoptive, Quintana, est plongée dans le coma après une pneumonie sévère. Au moment de partager un souper, le mari de Joan Didion s'effondre dans son fauteuil, victime d'une crise cardiaque. Les secours arrivent, mais le décès est constaté à l'hôpital. Mariés depuis quarante ans, fusionnels, complices, ils ne se sont jamais quittés. Une certaine pensée magique s'installe dans son comportement. Elle attend qu'il revienne, refuse de donner ses chaussures, se met en tête qu'il est toujours auprès d'elle. Pourtant rationnelle, Joan Didion perd sa raison dans cette rupture brutale, un choc absurde et injuste : "Quand les temps sont difficiles, m'avait-on enseigné depuis toute petite, lis, apprends, révise, va au texte. Savoir, c'est contrôler". Pour conjurer le deuil, elle lit pour se guérir de ce chagrin inépuisable : Freud, Mélanie Klein, Thomas Mann, Philippe Ariès, etc. Avant la mort de son mari, elle possédait une faculté essentielle : le contrôle de soi et de sa vie : "Et nous ne pouvons pas non plus connaître par avance l'absence sans fin qui s'ensuit, le vide, la succession sans pitié de moments au cours desquels nous serons confrontés à la l'absence radicale de sens". Elle explore une nouvelle planète dans ce texte autobiographique, celle des endeuillés, de ceux et de celles qui ont perdu un proche : "Les gens qui ont perdu récemment quelqu'un ont un air particulier, que seuls peut-être ceux qui l'ont décelé sur leur propre visage peuvent reconnaître. (...) C'est un air d'extrême vulnérabilité, une nudité, une béance". La page où se trouve cette citation m'a semblé le cœur du texte quand elle évoque la traversée de l'un "de ses fleuves légendaires qui séparent les vivants et les morts". Elle voulait "hurler", elle voulait que son marie revienne. Joan Didion affronte la perte la plus cruelle et s'inquiète aussi pour sa fille Quintana, très gravement malade. Elle perdra sa fille deux ans plus tard et écrira aussi un récit sur cette tragédie intime dans "Le Bleu de la nuit". Ce texte exemplaire, sans pathos, lucide, héroïque, se lit avec une tension certaine. Mais, les mots existent, la littérature existe pour calmer l'énigme de la mort, l'effroi de la perte, l'angoisse de vivre. Joan Didion, essayiste, scénariste, écrivaine, journaliste savait que la littérature représentait une immense consolation : "Nous sommes d'imparfaits mortels, conscients de cette mortalité alors que même nous la rejetons, trahis par notre propre complexité, ainsi faits que lorsque nous pleurons nos pertes, c'est aussi, pour le meilleur et pour le pire, nous-mêmes que nous pleurons. Tels que nous étions. Tels que nous ne sommes plus. Tels qu'un jour nous ne serons plus du tout". Un récit profond de cette grande dame de la littérature américaine. A lire sans tarder.