jeudi 28 avril 2022

"Le parti d'Edgar Winger"

 J'ai découvert l'année dernière un nouvel écrivain français, Patrice Jean. Son roman magistral, "La poursuite de l'idéal" m'avait frappée par sa justesse de ton, son style classique et son sujet décapant. Un roman balzacien adapté à notre temps. Il propose depuis un mois un nouveau titre chez Gallimard, "Le parti d'Edgar Winger". Le narrateur, Romain Bisset, a rompu avec sa famille bourgeoise, des "dominants" inexcusables, pour rejoindre les rangs de la Révolution avec un grand R, le Parti révolutionnaire. Il s'engage donc avec une kyrielle de militants d'une intolérance dogmatique risible aujourd'hui. Dans ce groupe, une "né-féministe", Alexia Milton, et un Robespierre de pacotille, Gauthier Delville, lui confient une mission secrète : retrouver un célèbre théoricien des luttes, un idéologue très apprécié, en la personne d'Edgar Winger. Patrice Jean s'attache à se moquer avec une allégresse communicative les délires politiques de ces militants sectaires qui vivent dans une "réalité parallèle". Voilà notre jeune homme à Nice sur les traces du philosophe marxiste-léniniste, évanoui dans la nature. Il rencontre une jeune caissière dans une superette et s'entiche d'elle. Il se renseigne sur l'existence de cet Edgar Winger et deux jeunes lui faisant croire qu'ils connaissent l'idéologue lui tendent un piège et le rouent de coups. Ce héros malheureux d'un projet révolutionnaire utopique et inapplicable finit par dénicher notre Edgar, le penseur fantôme et fantoche au fin fond de l'Allier. Il est retiré du monde et vit avec sa sœur. Il accepte de parler avec Romain et celui-ci découvre, ébahi, le tournant idéologique du maître à penser. Plus d'anticapitalisme, aucune perspective politique dans la bouche du philosophe mais un engouement pour la poésie et pour la littérature. Quelle désillusion pour le jeune homme ! L'ermite caché s'est métamorphosé et le roman se termine par une longue lettre où Edgar Winger se confesse sur les raisons de son retrait de la société et des luttes politiques : "Les gens se jettent à corps perdu dans la lutte politique pour oublier que le Mal est en eux et pour s'énivrer des encens du Progrès". Ce roman politico-philosophique dénonce avec un humour féroce les dérives d'une idéologie gauchiste, tendance extrême et pose des questions importantes sur l'engagement aveuglant, le dogmatisme déformant, l'intolérance étouffante. Je ne révèlerai pas le secret d'Edgar Winger, il vaut mieux lire ce texte percutant, audacieux et délicieusement "incorrect". D'une facture classique, ce livre atteint son objectif pour un grand plaisir de lecture. Un écrivain français incontournable, à suivre, dorénavant. 

mercredi 27 avril 2022

Hommage à Michel Bouquet

 Il est rare que je rende hommage aux comédiens français mais je fais une exception avec Michel Bouquet, mort le 13 avril dernier à l'âge de 96 ans. Je me souviens de sa présence, souvent austère, quand il apparaissait dans des rôles au cinéma et au théâtre. Physiquement, il ressemblait à l'écrivain Julien Gracq comme si ces deux hommes étaient nés adultes sans une once d'enfance dans leur comportement. Ils ne désiraient pas se montrer dans les médias affamés de gloriole et de spectacle. Né à Paris, le comédien collabore avec le TNP de Jean Vilar et le premier Festival d'Avignon. Il a travaillé pour des metteurs en scène comme Jean Anouilh, Claude Régy, Jean-Louis Barrault. Au cinéma, le public l'a vu et apprécié dans les films de Clouzot, Truffaut, Chabrol, Verneuil et tant d'autres. Il a reçu des "César", des "Molière" et cette reconnaissance ne semblait pas lui faire tourner la tête. Petit-fils d'un cordonnier, fils d'un comptable, il est envoyé en pension avec ses trois frères, une expérience difficile qui marquera cet enfant timide et réservé. Après ses études, il multiplie les petits emplois,  de la pâtisserie à employé de banque, avant de découvrir, grâce à sa mère, les salles de spectacle de la capitale. Il rencontre Maurice Escande qui lui propose de suivre ses cours. Sa carrière démarre avec Albert Camus et tout le répertoire classique de Diderot à Molière. Il interprètera magnifiquement "En attendant Godot" de Beckett et "Le roi se meurt" de Ionesco. Au cinéma, il apparaît dès 1947, auprès de Jean Carmet et de Pierre Fresnay. Le public le retrouve souvent dans des personnages sombres, énigmatiques, équivoques avec sa silhouette d'ascète et avec sa voix grave. Je me souviens de sa présence dans les films français d'anthologie : Javert dans les Misérables, le notaire pourri chez Chabrol, le peintre Baugin dans "Tous les matins du monde". Jusqu'au bout de sa vie, il poursuivra sa vie de comédien et d'acteur dans un registre culturel de très grande qualité. A l'âge de 91 ans, il compose un Tartuffe exceptionnel dans une mise en scène de Michel Fau. Je n'évoquerai pas sa vie privée car le plus important pour moi réside dans sa mission première : se mettre au service des grands textes littéraires, des grandes pièces de théâtre et des films qui appartiennent dorénavant au patrimoine cinématographique. Le Président lui a rendu un hommage national ce mercredi aux Invalides, une cérémonie bien méritée, un éloge de la culture, enfin... 

mardi 26 avril 2022

"La Fille parfaite"

 Nathalie Azoulay raconte dans son dernier roman, "La Fille parfaite", une histoire d'amitié passionnelle entre Adèle Prinker, la matheuse, et Rachel Deville, la littéraire. Blondes, intelligentes, elles forment un duo de choc irrésistible. Rachel la narratrice, annonce dès la première page, le suicide par pendaison d'Adèle à l'âge de 46 ans. Chez les Prinker, les mathématiques dominent tout dans leur comportement. Le père, ingénieur en bâtiment, pousse sa fille à devenir mathématicienne alors que la famille de Rachel ne pense qu'à la littérature, évoque sans cesse Proust et Kafka. Adèle déclare à Rachel : "Considère qu'on est deux filles d'une seule et même famille : l'une sera mathématicienne et l'autre, grammairienne. Nos parents auront le sentiment d'avoir accompli une sorte de progéniture parfaite". Dans leur jeunesse, elles se complètent dans la perfection. Adèle veut connaître le monde de son amie et découvre la littérature. Rachel admire l'intelligence abstraite d'Adèle qui vit sa passion des mathématiques dans un milieu universitaire exclusivement masculin. Cette compétition acharnée d'Adèle dans ce monde austère et clivant va certainement laisser des traces dans la décision finale de la jeune femme. Elle respire cette dimension mathématique : tout calculer, mesurer, établir des probabilités en s'imaginant que les gens sont tous "chiffrés avec une auréole qui déclenche toutes les vies comme des comptes à rebours qui tournent en silence".  Cette amitié fusionnelle entre les deux adolescentes se délite au fil des années quand elles rencontrent leurs maris réciproques et Adèle donne naissance à un fils. Adèle voue aussi une passion à la natation, le seul sport qu'elle pratique avec excès. Les deux amies ne se quittent pas de vue même si leurs routes ont bifurqué. Rachel, agrégée de lettres, engrange les succès littéraires et Adèle, la reconnaissance internationale. Comme dans toute amitié, le temps donne son rythme entre ruptures et retrouvailles. La question lancinante du roman revient à intervalles réguliers : comprendre le geste ultime d'Adèle. Le jeune femme avait coupé ses cheveux avant de se tuer et écrit ce mot à sa meilleure : "Je ne veux pas que Lucas fasse des maths. Je compte sur Rachel". Cette recherche de la vérité sur le suicide d'Adèle s'avère pourtant presque inutile. Son amie est partie avec son mystère intime. Une énigme indéchiffrable. Ce très bon roman innovant raconte deux tribus : celle des matheux et celle des littéraires et ce sujet très nouveau dans la littérature contemporaine montre le fossé entre ces deux visions du monde, un fossé parfois franchissable quand l'amitié s'en mêle. La fragilité atteint et les matheux et les littéraires, un point commun indiscutable.  

lundi 25 avril 2022

"La patience des traces"

 Jeanne Benameur vient de publier son dernier roman, "La patience des traces" chez Actes Sud. Son personnage principal, Simon Lhumain (clin d'œil ?), exerce le beau métier de psychanalyste à l'écoute des autres : "Tant d'années de sa vie à écouter le mystère de toute vie. A s'en approcher". La patience demeure une vertu indispensable pour prendre en charge tous les malaises de l'être. Un soir, il casse un bol par étourderie et ce geste symbolique va entraîner un bouleversement intime : "On peut jouer toute une vie sur quelque chose de cassé. Il en sait quelque chose". A force d'écouter les autres, il est temps qu'il se mette à sa propre écoute. Il prend une grande décision en partant loin de chez lui, au Japon dans les îles Yaeyama. Ce double voyage, géographique et intime, tout en l'isolant dans une certaine solitude choisie, le ramène dans son passé : "Il va se mettre au silence. Et il a peur". Il semble reconnaître une patiente à l'aéroport, Lucie F., qui était partie de son cabinet sans dire un mot. Qu'est-elle devenue ? Encore une trace perdue. Puis, il se souvient de sa compagne, Louise, qui l'a quitté. Il s'est lié d'amitié avec une jeune consœur, Mathilde, une amitié amoureuse, peut-être. Ses hôtes japonais, discrets et secrets, l'accueillent avec un cérémonial traditionnel. L'hôtesse, Madame Ito Akiko, ayant appris le français à la Sorbonne, collectionne les tissus anciens, une collection rare et célèbre. Son séjour se déroule dans une douce quiétude et une torpeur anesthésiante. Il nage souvent, et comme il n'est plus sollicité par des patients parfois trop bavards, il savoure le silence du lieu et la paix de son âme. Il se plonge dans son passé pour mieux se comprendre. L'auteur écrit alors : "Il y a de longues plaintes tenues parfois longtemps dans nos poitrines. Un jour, elles trouvent le chemin et montent jusqu'à nos lèvres". Simon trouvera-t-il dans cette île japonaise la clé de ses désirs ? Jeanne Benameur avec sa délicatesse habituelle, son élégance stylistique et sa poésie en filigrane accompagne l'envol de son personnage vers un apaisement certain. Une sagesse retrouvée vers un "cœur désencombré". Ce roman plaira fortement à tous les lecteurs et lectrices qui s'intéressent à la psychanalyse. 

vendredi 22 avril 2022

Atelier Littérature, 4

 Régine a beaucoup aimé le dernier roman de Jon Kalman Stefansson, "Ton absence n'est que ténèbres", publié chez Grasset. Cet écrivain islandais, né en 1963, a déjà écrit une œuvre importante traduite dans le monde entier. Un homme, ayant perdu ses repères, se retrouve dans une église sans savoir comment il est arrivé là. Il découvre une inscription sur une tombe du cimetière : "Ton absence n'est que ténèbres". Une femme, fille de la défunte, lui propose de l'amener chez sa sœur qui tient le seul hôtel du village. L'homme est amnésique et il ne reconnaît plus les gens qui l'entourent. Pour lui rendre la mémoire perdue, se déploient plusieurs récits qui vont le plonger dans la grande histoire de cette famille du milieu du XIXe jusqu'en 2020. Cette saga familiale hors normes évoque des personnages emblématiques : Aldis, Haraldur, Pétur, Asi, Svana, et tant d'autres. L'un est pasteur et écrit des lettres à Hölderlin, un père alcoolique, un musicien mélancolique, une femme à l'appétit sexuel indomptable, etc. Ce roman vaste et profond pose des questions essentielles sur la puissance des sentiments, sur la violence des destins. Actes manqués, fragilités, destins brisés, renoncements, et malgré tous ces empêchements, une quête du bonheur permanente dans chaque personnage. Cette mosaïque de récits d'une "intensité incandescente" a séduit Régine qui nous a donné l'envie de le lire. Encore une excellente idée de lecture pour cet été. Annette m'a envoyé son coup de cœur avec le dernier livre de l'écrivaine russe, Ludmila  Oulitskaia, "Le corps de l'âme", publié chez Gallimard dans la collection, "Du monde entier". Annette a écrit : "Une merveille ! Cet auteur dévoile une nouvelle manière de son art à chaque fois qu'elle prend la plume. Un chef d'œuvre de poésie, d'imaginaire en quelques allégories : nouvelles brèves, les affinités du corps et de l'esprit en un mélange ésotérique et fantastique". L'âme ? Comment la définir ? Comment la reconnaïtre ? Les personnages tentent de trouver une réponse. Un médecin légiste s'interroge sur ses traces. Un femme mariée esseulée se découvre des propriétés physiques étonnantes. Dans ce récit poétique et philosophique, l'écrivaine russe fait "scintiller des éclats de vie qui dessinent un atlas de l'âme".  Voilà pour l'ensemble des coups de cœur de ce mois d'avril. Nous nous retrouverons le jeudi 19 mai sur le thème de la rupture dans les romans... Vaste question !

jeudi 21 avril 2022

Atelier Littérature, 3

 Ce jeudi, nous avons pris le temps d'évoquer quelques coups de cœur. Pascale a présenté son coup de cœur principal dont nous avons déjà parlé dans l'atelier, "Mémorial drive" de Natasha Trethewey, un très bon roman percutant, édité chez l'Olivier. Régine a beaucoup apprécié le dernier roman de Maggie O'Farrell, "Hamnet". Un jour d'été 1596, en Angleterre, une petite fille tombe gravement malade. Son jumeau, Hamnet", part chercher de l'aide car leur mère cueille des herbes médicinales et leur père travaille à Londres. La maladie qui frappe la petite fille n'est autre que la peste et elle va planer dans la famille en menaçant de tout engloutir. Cette histoire émouvante d'un frère et d'une sœur unis par un lien indéfectible rappelle la tragédie, vécue par William Shakespeare. Sa pièce la plus célèbre, "Hamlet" est inspirée par le tendre portrait de son petit garçon, si courageux. Régine était impressionnée par ce roman historique qui propose une bouleversante méditation sur la famille, l'amour et le deuil. Danièle a beaucoup apprécié le dernier roman de Joyce Carol Oates, "La nuit. Le sommeil. La mort. Les étoiles", paru en 2021. En octobre 2010, John a 67 ans. Ancien maire respecté de la petite ville de Hammond, père de cinq enfants, il intervient dans une altercation entre des policiers et un homme noir. Il reçoit un coup de taser et ne survivra pas à ses blessures. Selon la version officielle, sa mort est maquillée en crise cardiaque. Désormais, sa veuve, une femme douce et effacée, doit se relever après la disparition de son mari. Les cinq enfants, aussi différents les uns des autres, devenus adultes sont englués dans leur quotidien, préoccupés seulement par leurs soucis. Ce roman magistral sur la dislocation d'une famille après le deuil d'un père est une révélation pour Danièle qui n'avait pas encore découvert cette écrivaine américaine, habituée à composer des fresques familiales et sociales dans une Amérique complexe. Un grand roman à lire cet été car il faut un certain temps pour le parcourir avec ses 923 pages ! Odile a bien aimé un essai de Raphaël Gaillard, "Un coup de hache sur la tête". Ce psychiatre et normalien s'interroge sur la créativité et reprend la phrase de Diderot, "Les grands artistes ont un petit coup de hache dans la tête". Il évoque le lien entre folie et créativité au point de considérer la folie comme l'ordinaire du génie. A partir d'expériences scientifiques, il suggère un lien de parenté entre les deux dimensions. Notre ADN nous rend vulnérables aux troubles psychiques en même temps qu'il nous permet de créer. Il faut penser le monde pour le représenter et ce pouvoir n'est pas sans risque. Cet essai passionnant a fortement intéressé Odile. (La suite, demain)

mercredi 20 avril 2022

Atelier Littérature, 2

 Après l'unanimité des lectrices sur "La Maison allemande", Agnès a choisi Dolorès Redondo, écrivaine espagnole avec son roman, "Le gardien invisible", le premier tome d'une trilogie, celle de "Baztan". Notre amie lectrice est une grande fan des romans policiers et elle a défendu avec conviction cette trilogie. Elle ne s'est pas contentée de lire le premier tome et elle a lu les deux autres dans la foulée. Au Pays basque, sur les berges du Baztan, la police retrouve le corps dénudé et meurtri d'une jeune fille avec des poils d'animal éparpillés dessus. La légende dans ce pays singulier raconte qu'une étrange créature, mi-homme, mi-ours, le basajaun, vit dans la forêt. Une inspectrice, Amaia Salazar, revient dans cette vallée dont elle est originaire pour mener cette enquête délicate où se mêlent les superstitions ancestrales, les meurtres et les blessures d'enfance. Dolores Redondo, née à Saint Sébastien, connaît bien la mythologie basque et ce mélange entre le fantastique dans les faits criminels et le réel d'une histoire familiale compliquée rend le roman attachant. Un très bon moment de lecture. Régine a aussi présenté une suite en deux volumes, venue d'Islande, "Karitas" avec son premier tome, "L'esquisse d'un rêve", puis "L'art de la vie". Karitas rêve de devenir peintre. Dans sa ferme familiale, elle dessine comme son père, disparu en mer. Pourtant vouée à travailler dans une poissonnerie, son destin prend une tournure divergente quand une mystérieuse artiste révèle son talent et l'envoie à l'Académie des Beaux-Arts de Copenhague. Elle retourne en Islande et n'a qu'un souhait : monter une exposition et consacrer sa vie à l'art abstrait. Régine a beaucoup apprécié la dimension libératrice et féministe du destin de Karitas et de sa passion pour l'art. Odile a bien aimé "L'étrange disparition d'Esme Lennox" de l'écrivaine irlandaise, Maggie O'Farrell. Depuis soixante ans, Esme Lennox a disparu et tout le monde l'a oubliée. Elle revient au bras de sa petite nièce six décennies plus tard et les secrets d'une vie volée réapparaissent. Ce roman construit comme un puzzle où s'imbriquent plusieurs voix. Esme, la "folle" victime de son envie d'être libre et de mener sa propre vie alors que sa sœur, la "sage", s'est conformée dans le moule social. Sur l'autel des conventions, elles ont toutes les deux souffert. Encore un très bon roman à découvrir. Véronique a lu l'excellent "Nos espérances" d'Anna Hope, une écrivaine anglaise très prometteuse. Trois jeunes amies ambitieuses et inséparables vont vivre leurs amitiés entre une certaine fidélité solidaire et une jalousie sur leurs choix de vie. Entre les espérances et la réalité, le choc semble parfois rude. (La suite, demain)

mardi 19 avril 2022

Atelier Littérature, 1

 Jeudi dernier, nous étions huit lectrices à nous retrouver pour partager notre plaisir de lire. J'avais constitué une liste de romans écrits par des écrivaines européennes. Je n'ai pas choisi un nom par pays car la bibliographie proposée repose sur dix titres. Geneviève a démarré avec son enthousiasme habituel pour nous parler du roman qu'elle a "adoré" selon ses termes. Il s'agit d'Olga Tokarczuk, prix Nobel de Littérature en 2018 avec "Dieu, le temps, les hommes et les anges". Dans un village polonais, baptisé Antan, la vie est scandée par le temps d'aimer, de souffrir et de mourir. Dieu est-il responsable de ces maux et de ces bonheurs ? Ou le châtelain du village ? Le fantastique fait son irruption avec des âmes errantes, des animaux parlants, des humains bizarres sur un fond de guerre. Geneviève a apprécié l'imagination débridée de l'écrivaine dans ce roman aux apparences d'un conte médiéval gothique. J'avais emprunté ce livre pour le découvrir et j'avoue que la magie d'Olga Tokarczuk n'a pas fonctionné pour moi. Je l'ai abandonné au bout de quelques pages. J'ai raté certainement une dimension "homérique" de ce conte moderne. Mais, Geneviève l'a tellement défendu qu'elle a donné envie de lire cette œuvre singulière. Danièle a poursuivi avec une écrivaine italienne, Caterina Bonvicini, "Le pays que j'aime". Cette histoire d'amitié se lit avec plaisir sans être un roman inoubliable. Valerio et Olivia grandissent ensemble à Bologne dans la riche famille Morganti. Olivia est l'héritière et Valerio, le fils du jardinier. Après une enfance de rêve, ils ne cessent de se séparer, de se retrouver et de se reperdre dans un contexte de l'Italie berlusconienne. Pascale a présenté "Une vie meilleure" de l'italienne Silvia Avallone. Issue d'un quartier difficile, Adèle part accoucher seule car elle n'a que 18 ans, son père est en prison et elle envisage d'abandonner son bébé. Au centre ville de Bologne, une autre jeune femme, Dora, rêve d'avoir un enfant jusqu'à l'obsession. Autour de ces deux femmes, gravitent des personnages proches des deux héroïnes très perturbées. Cette vie parfaite sur fond de maternité voulue ou refusée ressemble à un projet lointain et inaccessible. L'écrivaine avec un souffle prodigieux a percuté Pascale qui a apprécié le roman. Plusieurs lectrices ont lu "La maison allemande" d'Annette Hess. Ce premier roman excellent, publié en 2021, évoque le passé nazi d'une Allemagne qui veut oublier. En 1960, Eva Bruhns, une jeune femme sans histoire, interprète du polonais, est requise au tribunal pour traduire les paroles des témoins, victimes du camp. D'anciens dignitaires nazis nient leur participation à cette atrocité. Par ailleurs, Eva est fiancée avec un jeune homme qui refuse son indépendance financière. Au fil du procès, elle découvre un secret de famille : son père, restaurateur de métier, a travaillé dans le camp de concentration en question... Cette révélation va changer sa vie. (La suite, demain)

lundi 18 avril 2022

Venise et la littérature

 Venise ressemble évidemment  à ses images d'Epinal quand les gondoles traversent avec nonchalance les canaux, quand les mouettes virevoltent sans cesse dans un ciel à la Tiepolo. Palais et églises, campos et ponts, canaux et lagune, cette cité exceptionnelle ne sombre jamais dans la morosité ou dans la morbidité. J'ai passé une semaine loin de l'atmosphère décadente de la "Mort à Venise" de Thomas Mann et j'étais accompagnée par l'euphorique Philippe Sollers, l'amoureux absolu de la Sérénissime. Je savais qu'il séjournait à l'hôtel La Calcina sur les Zattere et pendant des décennies, il retrouvait Dominique Rolin dans la chambre 32. J'ai déjeuné plusieurs fois dans le restaurant et j'ai découvert une plaque dans l'entrée très émouvante sur la présence des deux écrivains français : "Ici, au troisième étage, en vue du Redentore, pendant plus de trente ans, du XXe au XXIe siècle, les écrivains français, Philippe Sollers et Dominique Rolin, ont écrit, chaque jour, printemps et automnes, dans une sérénité amoureuse parfaite, la plupart de leurs livres". J'ai relu le "Dictionnaire amoureux de Venise", bien plus passionnant que tous les guides traditionnels. Ce goût de Venise profondément littéraire, je l'ai aussi retrouvé avec l'écrivain néerlandais, Cees Nooteboom dans son dernier ouvrage,  "Venise, le Lion, la ville et l'eau", publié chez Actes Sud en 2021. Ce grand écrivain voyageur m'a révélé une Venise hivernale et aussi printanière avec des anecdotes sur le quotidien des Vénitiens depuis son premier séjour en 1964. Ce vagabondage littéraire, historique et philosophique au gré de sa mémoire, de son humeur m'a véritablement enchantée. Lire ce récit et vivre en même temps à Venise a approfondi ma relation avec cette ville fascinante. Il évoque tous les peintres que j'ai vus : Le Tintoret, Carpaccio, Véronèse, Giorgione, Canaletto. Il se souvient de Casanova, Ruskin, Mann, Borges, Pound, Brodsky et tant d'autres écrivains éblouis par Venise. L'insatiable curiosité de Cees Nooteboom l'emmène vers des chemins de traverse qui montre l'envers du décor vénitien. Chaque fois que j'entreprenais un chapitre, j'étais charmée par l'immense culture de cet écrivain néerlandais ainsi que par son inquiétude concernant le tourisme de masse et la disparition éventuelle de cette cité aussi singulière, unique au monde. Il écrit : "Cette ville est un entrepôt du passé, chacun y a laissé quelque trace, y a gravé quelque signe dans un mur, refusant de disparaître corps et biens".  Il imagine dans une de ses digressions subtiles que tous les personnages peints par les artistes, toutes les statues, se raniment et se mêlent aux Vénitiens d'aujourd'hui ! Une fusion entre le passé et le présent, une aventure temporelle que j'aurais bien aimé vivre. En attendant ce jour, j'ai quitté Venise avec regrets et nostalgie en me jurant d'y retourner. Cette escapade m'a offert une parenthèse enchantée avant de retrouver une France instable et inquiète. Le Réel est revenu comme un boomerang mais, comme c'est délicieux de s'en extirper de temps en temps pour vivre des moments de rêve ! Venise répond à tous les critères d'un petit paradis secret : la beauté, la culture, la mer, l'eau et le silence... Si je m'expatrie dans l'avenir (on ne sait jamais), je connais ma destination...  Venise, mon Ithaque italienne. 

vendredi 15 avril 2022

Venise, de l'art moderne à l'art contemporain

Baroque, Venise avec ses églises et ses palais, mais aussi moderne dans l'art avec le musée Guggenheim et  la Fondation Pinault. J'ai donc attendu le milieu de la semaine pour revisiter la collection Peggy Guggenheim, un ensemble d'œuvres d'art accumulées au cours de sa vie (1898-1979). Cet espace au bord du Grand Canal attire toujours autant de curieux et le public était beaucoup plus jeune qu'à l'Academia. Ouvert en 1980 dans un palais, tous les grands peintres du XXe sont exposés devant nos yeux : Picasso, Chagall, Magritte, De Chirico, Ernst, Dali, Kandinsky, etc. Dans le jardin orné de sculptures, j'ai rencontré à nouveau Giacometti, Germaine Richier et tant d'autres. Peggy Guggenheim repose dans le parc du musée avec ses nombreux compagnons canins. L'art moderne est devenu classique car encore compréhensible même si les surréalistes apportent une note mystérieuse dans leurs compositions.  Freud nous aide à comprendre les messages oniriques de Magritte ou de Dali. Mais, dès que l'on voit de l'art contemporain comme je l'ai fait dans les deux musées de François Pinault, il faut revoir les codes traditionnels pour essayer de comprendre les intentions de l'artiste exposé. Dans le palais Grassi, un des derniers palais construits au XVIIIe siècle, une artiste sud-africaine, Marlène Dumas, est exposée jusqu'en janvier 2023. Je ne connaissais pas cette artiste et ces portraits dans toutes les dimensions provoquent un malaise certain. Toutes les figures humaines représentent les émotions ls plus intenses, aussi bien la souffrance que l'extase, la peur, le désespoir, l'amour, la mort. Un seul tableau ne montre pas de visage, c'est celui de sa mère qu'elle n'a jamais dessinée. C'est un cercueil noir avec des fleurs colorées déposées dessus. D'après la plaquette très utile sur ses toiles, la démarche artistique de Marlène Dumas se définit ainsi : "Toute sa production se fonde sur la conscience que le flux sans fin d'images qui nous investit chaque jour, interfère avec la perception que nous avons de nous-mêmes et de notre manière de lire le monde". Une exposition choc comme celle d'Anselm Kiefer. Par contre, je n'ai absolument rien compris à la visite du deuxième musée de François Pinault à la Punta della Dogana. Pourtant, cet artiste américain, Bruce Nauman, est une "légende vivante" ! Son son propre corps, marchant, vieillissant, pesant, se démultiplie dans les vidéos présentées dans d'immenses salles. L'art contemporain expérimental ne me passionne guère... Mais, c'est quand même intéressant de se confronter à des artistes ultra incompréhensibles. La plaquette de l'exposition m'a un peu expliqué  sa démarche, mais, je reste dubitative... Venise, une vieille dame de 1600 ans, ne craint absolument pas une ultra modernité ! 

jeudi 14 avril 2022

Venise, terre d'églises

 Je ne fréquente pas régulièrement les églises même si j'ai reçu une éducation catholique traditionnelle dans mon enfance. Ces lieux conservent une dimension sacrée éminemment respectable. J'avais lu l'exquis ouvrage de Jean-Paul Kaufmann, "Venise à double tour" où il répertoriait les églises fermées dans la Sérénissime et évoquait avec humour et malice les trésors cachés des ces monuments religieux qui appartiennent pour l'éternité au paysage vénitien. Partout des clochers et des campaniles comme à Rome. La présence massive du culte catholique nous rappelle à toute heure l'influence de la religion dans les arts. Combien de tableaux sur la Vierge Marie ? Combien d'anges, d'angelots dans les plafonds des plus grands palais ? Combien de sculptures de saints et de saintes sur les toits des monuments ? Des centaines de signes religieux fleurissent dans le patrimoine vénitien. Ce labyrinthe de traces artistiques se situe dans les 126 églises dont certaines, évidemment, se sont transformées. J'ai revu celle du campo San Tomas, devenue une bibliothèque municipale et les fresques qui apparaissent sur les murs donnent un aspect sacré à cet espace laïque. Ce rapprochement entre le monde divin et le monde des livres me séduit beaucoup. L'église San Vidal est devenue une salle de concert. Encore un art religieux, la musique classique ! Les édifices religieux offrent le double intérêt de souvenirs historiques reculés et des merveilles artistiques. Le peuple vénitien a vraiment éprouvé une dévotion profonde. La plus grande d'entre elles, la Basilique Saint-Marc, bâtie en 1111, est la plus visitée avec ses files d'attente permanentes. Elle représente un mélange des styles byzantin, roman et gothique. Un passe Chorus permet de visiter les dix plus belles églises de Venise. J'en ai visité une bonne vingtaine dans ce voyage et j'ai surtout aimé celle du "Rédempteur" (Chiesa di Redentore) sur la Guidecca, bâtie par Palladio pour éradiquer l'épidémie de la peste au XVIe siècle. Et dans chaque édifice, un Tintoret par ci, un Tiepolo par là, un Palma le Jeune par ci, un Bellini par là. L'église San Giorgio Maggiore, située sur l'île du même nom, possède un campanile. J'ai pris un ascenseur pour atteindre le sommet et devant mes yeux, la Lagune et Venise, un panorama sublime. Le monastère jouxtant l'église était fermé mais j'ai vu du haut du campanile le labyrinthe baptisé "Borges" du nom de l'écrivain argentin. Encore la présence de la littérature dans ce lieu exceptionnel. J'au voulu rendre un hommage au grand, à l'immense musicien, Monteverdi, enterré dans l'église Santa Maria Gloriosa dei Frari, aux côtés du Titien et de Canova. Mon appartement se situait sur les Zattere et je ne pouvais pas manquer l'église des Gesuiti à deux pas de ma location dans laquelle un plafond peint par Tiepolo entraîne le visiteur directement au paradis... Venise, une terre d'églises. Il me reste encore un bon nombre à visiter et je les garde pour mes prochaines escapades dans les années à venir. 

mercredi 13 avril 2022

Venise, l'île San Michele

 Quand j'ai préparé mon séjour vénitien, je savais que les musées et les églises prendraient la majorité de mon temps. Mais, on ne peut pas constamment vivre au rythme de la culture, de la peinture et de l'architecture. Le paysage compte beaucoup à Venise, un paysage à la fois minéral et à la fois liquide. Car l'eau est partout, dans les canaux, grands et petits, alternant avec les maisons, les monuments, les campos, les ruelles. Ce labyrinthe absolument fascinant ne peut qu'inspirer les poètes et les écrivains. Venise rassemble tous les arts dont l'art littéraire. Je me souviens toujours des pages de Proust dans la Recherche, de "La mort à Venise" de Thomas Mann, du "Venises" de Morand, de la la passion de Philippe Sollers pour la cité avec son "Dictionnaire amoureux de Venise" J'ai lu avant de partir un ouvrage de Joseph Brodsky, "Acqua Alta", paru en 1992. Ce poète russe, prix Nobel de Littérature, a composé un éloge de Venise et il compare la présence de l'eau au Temps : "Je crois simplement que l'eau est l'image du temps et à chaque Saint-Sylvestre, d'une manière quelque peu païenne, je m'efforce d'être près de l'eau, si possible au bord d'une mer ou d'un océan, afin d'en regarder sortir une nouvelle rasade de temps qui me sera un nouveau recours". Ce poète a vécu dans une maison sur les Zattere où je demeurais et la plaque commémorative signalant ses séjours vénitiens m'avait déjà intéressée. Je connaissais les îles proches de Venise comme Murano et Burano et une île m'attirait davantage loin de la fréquentation touristique. J'ai donc pris un vaporetto pour l'île San Michele très proche du quartier Castello. Les murs de couleur ocre encerclent l'île, peuplée de cyprès immenses. Dès que je suis arrivée au cimetière, j'étais frappée par le silence du lieu et même par un respect "religieux" des visiteurs très peu nombreux. J'ai parcouru les allées et je me suis retrouvée devant la tombe de Joseph Brodsky. Cette île des morts, créée en 1837, comporte les cimetières catholique, orthodoxe et évangélique. D'autres célébrités reposent dans cet espace hors du temps comme Stravinsky, Ezra Pound ou Diaghilev. Un cloître magnifique ceinture la seule église de ce lieu si émouvant et si reposant. Pourquoi Venise attire autant ? Le poète russo-américain répond à sa façon : "La ville n'est pas faite pour être un musée, puisqu'elle est elle-même une œuvre d'art, le plus grand chef d'œuvre que notre espèce ait produit".  Me promener pendant une bonne semaine dans une œuvre d'art, un privilège incomparable ! 

mardi 12 avril 2022

Venise, la cité des musées

 Quand je retourne à Venise, j'effectue un pèlerinage artistique. J'ai commencé par la Ca'Pesaro, un musée installé dans un palais de marbre sur le Grand Canal, construit au XVIIe par Baldassare Longhena. Le palais présente des fresques de Pittoni et de Tiepolo. Il contient des peintures des plus grands artistes des XIXe et du XXe. Devant mes yeux, Klimt, Kandinsky, Klee, Chagall, Bonnard, De Chirico, Sironi et surtout un des mes peintres méditatifs préférés, Morandi, avec son obsession des natures mortes aux bouteilles et aux bols comme une exaltation muette et profonde des choses du quotidien. Le même architecte vénitien a imaginé le deuxième musée de Venise, la Ca'Rezzonico, aussi baroquissime que la Ca'Pesaro. Mobilier du XVIIIe, verreries, lustres en bouquets de fleurs, argenterie, vaisselle, peintures et plafonds peints, je ne peux pas citer tous les artistes vénitiens qui ont décoré le palais mais quand on se retrouve à l'intérieur de la Ca'Rezzonico, le visiteur se voit projetée dans cette ambiance vénitienne en traversant la salle de bal et la salle du trône. Cette magnificence baroque représente la quintessence d'une civilisation particulièrement raffinée. Les tableaux de Longhi montrent la vie des Vénitiens et des Vénitiennes à cette époque dorée, leur espièglerie, leur art de la comédie. Ce n'est pas pour rien que le Carnaval de Venise fascine autant la cité. J'ai retrouvé les peintres emblématiques de la Sérénissima comme Guardi et Canaletto. J'ai évité les grandes institutions en fin de semaine pour éviter la foule que j'avais croisé au Palais des Doges. L'avantage des petits musées réside dans une fréquentation très raisonnable où l'on déambule en toute tranquillité. J'ai donc repris le chemin de la Galerie de l'Académie le lundi matin où (je n'en croyais pas mes yeux), je n'ai pas attendu une seconde pour prendre mon billet. Ce musée contient des tableaux d'une beauté étrange que je ne cesse d'admirer : un Jérôme Bosch splendide et inquiétant avec la représentation de l'Au-delà, des Bellini dont les toiles de Giovanni, l'équivalent d'un Raphaël à Venise. Ses Madones avec l'enfant Jésus demeurent gravées dans ma mémoire. Je suis restée longuement devant la célèbre "Tempête" de Giorgione, une toile mystérieuse à l'ambiance orageuse, une scène ésotérique entre un berger, une femme allaitant son enfant et la présence invisible du peintre que la jeune mère regarde. Ce tableau d'un magnétisme rayonnant trouble toujours autant et interroge le regard. Une salle présente aussi la "première bande dessinée" de la peinture occidentale avec Carpaccio et sa légende de Sainte Ursule. Des toiles surgissent devant moi : Véronèse, Le Tintoret, Bassano, le Titien : un festival de couleurs, de formes, de tourments, de piété, de sentiments... La peinture italienne : un miracle ! Je pense au miracle grec que j'aime particulièrement et là à Venise, tous ces artistes s'adonnaient par leur créativité à la Beauté, chère à Platon. L'Italie, un pays des merveilles... 

lundi 11 avril 2022

Venise, la Place San Marco

 Dès mon arrivée, j'ai revu le cœur de Venise avec l'affluence habituelle des touristes toujours très nombreux sur la place stratégique de San Marco. Une balade à Venise en plein air se transforme vite en parcours muséal entre le Palais des Doges, le Campanile, l'Horloge et la Basilique. Autour de moi, des statues sur les toits des monuments, le lion ailé de Saint Marc, les gondoles à quai et les pilots en bois. Un panorama grandiose et familier s'offre à tous les regards émerveillés. Il vaut mieux se retrouver tôt le matin ou tard le soir pour apprécier cette place car les touristes de passage s'éparpillent comme des pigeons quand tombe la nuit. Ma première visite du samedi s'est donc déroulée dans le Palais des Doges, de style gothique et Renaissance, construit en 1340 et achevé en 1366. Il faut absolument s'intéresser à l'histoire de la République vénitienne pour comprendre la puissance politique conquérante de la cité pendant des siècles. Les salles monumentales se traversent avec les yeux aux plafonds somptueusement décorés de fresques. Le tableau le plus remarquable a été peint par Le Tintoret, "Le Paradis". Une foule incroyable de personnages en état d'apesanteur s'étale sur une fresque murale de 25m sur 10m. On se croirait plus en enfer qu'au paradis et cette impression saisissante découle du nombre considérable des personnages illuminés par la foi. Mais, en pénétrant dans la "Sala dello Scrutinio", changement total de siècle avec Anselm Kiefer avec ses toiles gigantesques qui occupaient les parois de deux salles. L'installation est liée aux célébrations du 1600e anniversaire de la fondation de Venise. Le plasticien allemand a proposé ses œuvres sous l'égide d'un philosophe vénitien, Andrea Emo : "Ces écrits, lorsqu'ils seront brûlés, donneront enfin un peu de lumière". L'artiste allemand rappelle l'incendie qui a touché le Palais des Doges en 1577. Des livres brulés surgissent du premier tableau composé de tiges de bois sur un fond gris. Les autres tableaux monumentaux montrent le destin de Venise entre guerres et conquêtes, forces et fragilités, allégresse et angoisse, une métaphore de l'aventure humaine. J'ai tellement été subjuguée par cette exposition que je l'ai revue une deuxième fois pour décrypter les nombreux messages de l'artiste. L'art crépusculaire d'Anselm Kiefer se situe dans une dimension spirituelle et métaphysique qu'il est parfois difficile de comprendre. Après ces toiles saisissantes, j'ai traversé les prisons du Palais appelées les plombs. Casanova a été détenu dans cet endroit lugubre et s'évada de cet enfer. Quand je suis sortie du Palais des Doges, j'ai remarqué l'escalier avec deux statues géantes. Après tant de trésors artistiques, une balade dans le quartier San Marco a conduit mes pas vers des églises ouvertes. Et à Venise, les églises sont aussi des musées !   

vendredi 8 avril 2022

Venise, une cité amphibie

J'ai vécu une semaine dans une bulle temporelle loin du fracas de la guerre en Ukraine et de la comédie burlesque de notre monde politique si médiocre. Venise représente pour moi une cité enchantée où ne roule aucune voiture (Madame Hidalgo devrait transformer sa ville en cité aquatique). A partir de cet élément, un certain silence règne dans les ruelles et dans les campos, les canaux et la lagune. Ce silence particulier est zébré par le bruit métallique des vaporettos qui sillonnent constamment les veines de Venise. Les vaporettos, apparus à la fin du XIX, sont concurrencés par un nombre frappant de toutes sortes d'embarcation : ambulances, transporteurs divers, bateaux poubelles, taxis de luxe et parmi ce merveilleux spectacle, glissent paisiblement les gondoles traditionnelles, habillés de noir et chamarrées de tissus rouge et or. Le cliché de Venise fonctionne encore pour les couples d'amoureux qui ne résistent pas à magnifier leur relation avec un romantisme désuet. Tout ce monde sur l'eau se dépasse sans s'insulter, se surpasse avec une adresse séculaire et lâche sur les quais les transportés avec une politesse exquise. J'ai passé pas mal de temps sur ces vaporettos avec parfois une foule compacte et parfois assez tranquille. Les gestes séculaires des marins vénitiens se devinent dans la dextérité efficace des employés aussi bien garçons que filles quand ils lancent les cordes pour attacher le bateau sur la plateforme mouvante. Ce bateau collectif à soixante euros la semaine permet de visiter la cité avec les Vénitiens et avec les Vénitiennes qui doivent souffrir de l'invasion touristique en gardant le sourire. En début avril, j'ai remarqué la présence de Français (en majorité), des Allemands et des Anglais. Les touristes d'Asie ne sont toujours pas revenus et cette absence de consommateurs compulsifs doit peser sur l'économie locale. Dès l'aéroport, j'ai pris le bateau "Alilaguna" qui traverse la lagune et quand je suis arrivée à la hauteur de la Place San Marco, cette vue de Venise si célèbre dans le monde entier, conserve toujours sa magie. La météo n'était pourtant pas follement favorable mais, même avec un ciel gris troué de bleu, je me souvenais des plafonds peints de Tiepolo. Le soleil est revenu dès le samedi avec parfois quelques nuages paresseux survolant l'horizon. Comme j'avais loué un appartement sur les Zattere, proche de la Punta de la Dogana, je retrouvais dans cet espace vintage de palais un peu décati, la présence de l'eau conquérante, venu de la mer Adriatique, devant le canal de la Guidecca. J'ai remarqué un air d'allégresse, un esprit d'insouciance sur les visages des touristes quand j'ai marché vers la Place San Marco. J'avais envie de partager cette philosophie de "la légèreté d'être", si chère à Milan Kundera. Revoir cette place plus que millénaire m'a vraiment basculée dans un temps inactuel, une durée élastique où les années ne comptent plus comme si je me baignais dans les siècles comprimés à la manière d'une sculpture de César.  Une étrange et envoûtante expérience qui ne faisait que commencer...