mardi 20 juillet 2021

"Une désolation"

 Je poursuis ma découverte de Yasmina Reza durant l'été en lisant récemment "Une désolation", publiée en 1999 chez Albin Michel. Le premier roman de la dramaturge démontre une incursion réussie dans la prose fictionnelle. Samuel, un septuagénaire, monologue comme dans une mélopée fulgurante et se pose la question lancinante du bonheur. Cet homme, quelque peu misanthrope, fulmine sa rancœur tout au long du récit. Mais, l'art de Yasmina Reza rend ce personnage fort empathique. Sa fille l'a déçu en épousant un gentil pharmacien dont la sollicitude l'excède. Il règle aussi ses comptes avec son fils Arthur, trop dilettante, toujours en voyage, désirant vivre en toute légèreté alors que l'histoire familiale est bien lourde à porter. Ce regard sans complaisance sur sa progéniture est-il excessif ? Peut-être mais l'écrivaine semble dire que les parents peuvent aussi éprouver ces sentiments de désillusion face à leurs enfants. Cette lucidité comporte aussi son lot de souffrance paternelle quand il s'adresse à son fils : "Je peux te prendre la main mais tu es aussi loin que possible. Nous ne pouvons faire le moindre pas ensemble. Dans tes yeux, je lis ton incompréhension et ma vieillesse. Je lis l'abandon. Je lis l'attestation de la solitude". Il lui reproche son amnésie : "Ecarter la souffrance, tel est votre horizon. Ecarter la souffrance vous tient lieu d'épopée". Ces réflexions proviennent aussi d'une génération qui a connu la guerre et l'Holocauste. Ce devoir de mémoire est chevillé au corps pour les anciens alors qu'il s'estompe pour les générations actuelles. Ce misanthrope malheureux se plaint aussi de la femme de ménage du couple, Madame Dacimiento et quoiqu'elle fasse, rien ne lui convient. Sa femme, pleine d'énergie et de projets, agace ce mari fatigué par la vie. Ses récriminations prennent un ton burlesque tellement il se sent toujours décalé avec les uns et avec les autres. Samuel, ce grincheux bien sympathique pourtant, rencontre par hasard la maîtresse de son ami disparu, Léopold et l'invite au restaurant pour lui raconter sa vie, ses déceptions et ses attentes. Malgré un bilan mitigé sur sa vie passée, le narrateur évoque la seule vraie lumière qui l'accompagne depuis toujours : la musique divine de Bach. Ce texte tragico-comique me rappelle la formule connue de Boris Vian : l'humour est la politesse du désespoir et Samuel manie cette arme avec une ironie flamboyante. J'ai retrouvé la griffe morale et philosophique de Yasmina Reza comme celle-ci (Lionel étant un ami de Samuel) : "Bref, un seul arbre que Lionel de sa fenêtre, depuis quarante ans, observe. Chaque jour, chaque saison. Les bourgeons, les feuillages, l'automne et ainsi de suite. Chaque jour, en chaque saison, Lionel aura contemplé l'épouvantable indifférence du temps". Je déconseille cette lecture douce amère mais tellement lucide pour tous ceux et toutes celles qui sont toujours du côté de l'insouciance heureuse...