lundi 6 novembre 2023

"Triste tigre", Neige Sinno

Neige Sinno a reçu le prix littéraire du journal Le Monde et le prix Femina, aujourd'hui. Si le moral de celle et de celui qui la lit n'est pas au beau fixe, (surtout avec tout ce qui se passe en Israël et en France), il vaut mieux éviter la lecture de "Triste tigre", un récit autobiographique d'une noirceur dérangeante. Le sujet sensible, évoqué par la narratrice, concerne les viols répétés qu'elle a subis longtemps dans son enfance jusqu'à son adolescence, soit sept ans d'enfer sexuel. Et le violeur ignoble en question n'est autre que son beau-père : "Il disait qu'il m'aimait. Il disait que c'est pour pouvoir exprimer cet amour qu'il me faisait ce qu'il me faisait, il disait que son souhait le plus cher était que je l'aime en retour". Dans quel environnement familial vit cette petite fille ? Sa mère, devenue veuve, s'est remariée avec un guide de montagne dans les années 90. Ils mènent une vie de bohême dans les Hautes Alpes et ce beau-père charismatique s'intègre parfaitement dans le village. Pendant sept ans, sa mère n'a rien vu, son entourage n'a rien vu, les amis de la famille recomposée n'ont rien vu. Une cécité totale. Ce récit assez difficile à lire pose le problème de "dévoiler" ces crimes sexuels intrafamiliaux, de témoigner à froid et de dénoncer ces actes odieux que la narratrice assimile au Mal absolu. Cette confession douloureuse explore aussi la littérature sur ce sujet plus que délicat. Que peut l'écriture ? Elle évoque le roman de Nabokov, "Lolita", les textes de Virginia Woolf, de Toni Morrison, de Christine Angot. Le viol, ce sujet universel et traumatique pour les victimes traverse le texte de Neige Sinno avec une urgence : il faut en parler pour qu'il ne soit plus invisibilisé afin de protéger les enfants. En 2000, elle décide de porter plainte avec l'aide de sa mère et son beau-père est condamné à 9 ans de prison. Va-t-elle enfin oublier ou pardonner son beau-père ? Il a soi-disant réglé sa dette à la société, a fondé une nouvelle famille (!) mais Neige Sinno refuse la résilience. Elle vivra désormais avec cette blessure irréversible et n'oubliera jamais le mal que cet homme ignoble lui a fait. Le titre du récit, "Triste tigre", rappelle selon une critique du journal Le Monde, "l'énigme du mal, celle du monstre, centres secrets de notre monde, qui produisent l'attirance non assumée pour ces sujets. L'enfant devenue adulte comprend que la prédation sexuelle touche au plus vif de la domination". Ce récit révèle des abîmes : le pardon n'existe pas pour des êtres aussi dépourvus d'humanité comme l'écrivait le philosophe Vladimir Jankélévitch concernant les nazis. "Triste tigre", un devoir de lecture, pour partager avec empathie la colère, la rage légitime d'une femme blessée à vie.