lundi 16 août 2021

"La force de l'âge", 5

 Après la Guerre d'Espagne, Simone de Beauvoir relate l'Occupation et donne une idée particulièrement saisissante de cette époque noire. Cet événement représente pour l'écrivaine une "coupure" : "Je renonçai à mon individualisme, à mon anti-humanisme. J'appris la solidarité". Elle écrit plus loin : "En 1939, on existence a basculé d'une manière aussi radicale : l'Histoire m'a saisie pour ne plus me lâcher : d'autre part, je m'engageai à fond et à jamais dans la littérature". Elle compose son premier roman, "L'Invitée", inspiré du trio qu'elle forme avec Sartre et Olga. La littérature "apparaît lorsque quelque chose dans la vie se dérègle". Elle évoque aussi le sujet de l'indépendance matérielle des femmes quand elle établit un bilan dans sa trentième année : "Se suffire matériellement, c'est s'éprouver comme individu complet". Son féminisme universaliste naît à ce moment là. Commence pour elle la période la plus sombre de sa vie : celle de l'Occupation. Elle utilise son journal intime pour raconter ses angoisses face à la guerre, sa faim permanente, Sartre prisonnier, la vie quotidienne harassante, les amis disparus, l'exode des parisiens, le moral en berne, les bombardements et tous ces faits quotidiens que la guerre provoque dans la privation subie et dans l'inquiétude permanente. Ces textes intimes racontent ce passé traumatisant pour tout un pays, prisonnier des nazis et des pétainistes. A ma grande surprise, je n'avais pas "vu" dans ma première lecture l'intérêt de ce témoignage quand j'ai lu cette œuvre dans les années 8O. L'écrivaine retrace avec minutie ce quotidien anxiogène et ce présent tragique ne l'empêche pas de s'adonner à la littérature dans ses rencontres avec l'intelligentsia de l'époque. La hiérarchie scolaire lui demande de signer un papier où elle affirmait qu'elle n'était ni juive, ni liée à la franc-maçonnerie : "Il n'y avait aucun moyen de faire autrement". Ce fait lui sera reproché plus tard ainsi que son manque d'engagement dans la Résistance. Le texte fourmille de détails sur l'atmosphère étouffante de Paris sans oublier, malgré tout, que la vie culturelle continue aussi. Elle rencontre un jeune écrivain, inconnu du public, Albert Camus, qui vient de publier "L'étranger". Et ils se fréquentent souvent dans les fêtes, les soirées au restaurant. Le bilan de ces quatre ans : "un compromis entre la terreur et l'espoir, entre la patience et la colère, entre la désolation et des retours de joie". Elle raconte la Libération de Paris, son émotion de retrouver la liberté et l'euphorie générale. Ces années noires ont transformé l'écrivaine et ont tué son insouciance : "Aucun brin d'herbe, dans aucun pré, ni sous aucun de mes regards, ne redeviendrait jamais ce qu'il avait été. L'éphémère était mon lot. Et l'Histoire charriait pêle-mêle, avec des moments glorieux, un énorme fatras de douleurs sans remède". Relire les "Mémoires" de Simone de Beauvoir avec un bond conséquent d'années est une expérience étonnante et aussi détonante. J'ai redécouvert la richesse considérable de la vie culturelle de cette époque-là, le rôle de l'Histoire dans la vie sociale et individuelle. Dans les billets précédents, j'ai essayé de traiter des différents étapes de la vie exceptionnelle de Simone de Beauvoir : sa jeunesse, la genèse de sa complicité avec Jean-Paul Sartre, la matrice de ses romans et de sa vocation d'écrivain, sa soif de vivre, sa passion des idées, son amour total de la liberté, des voyages, de l'amitié, des livres, du cinéma, du théâtre et évidemment de Paris. Ses ouvrages autobiographiques montrent le parcours extraordinaire d'une femme libre ! Mais, cette intellectuelle sans concession ne cache aucun de ses défauts, de ses manques, de ses frustrations. A travers son autoportrait littéraire, elle a dessiné aussi son époque, une France intellectuelle vivante, vibrante, inoubliable. A lire et à relire sans attendre.