mercredi 11 août 2021

"La force de l'âge", 2

 Simone de Beauvoir construit sa propre famille avec Sartre en créant un cercle de proches, issus de la promotion de l'agrégation et aussi de leurs élèves respectifs. Cette bande d'amis lui tient lieu de refuge et elle décrit leurs rencontres dans de nombreux cafés parisiens, des boîtes de nuit, des restaurants. Ils vivaient dans des chambres d'hôtel et refusaient catégoriquement un embourgeoisement notoire. Cette nouvelle bohème les rendait heureux : "Le monde n'arrêtait pas de nous raconter des histoires que nous ne lassions pas d'écouter". Son regard acéré sur les hommes et sur les femmes qu'elle rencontre la met "en transe" et elle décrypte tous les comportements avec un Sartre qui commence à élaborer sa philosophie sur l'existence. Elle évoque un de ses modèles littéraires : la sublime Virginia Woolf. Les idées, les concepts prennent une grande place dans leur quotidien d'intellectuels parisiens : "Nous étions perdus dans un monde dont la complexité nous dépassait". Ils partagent tous les deux la même passion des livres qu'elle empruntait souvent chez la libraire la plus emblématique de l'époque, Adrienne Monnier. Leur curiosité insatiable les dispose à découvrir toute la littérature, tout le cinéma et surtout le théâtre. On ne devient pas écrivain sans boire à la source même de la culture universelle : "Mais il n'y avait pas d'alcool pour m'énivrer ; j'allais de surprise en émerveillement, de plaisir en fête. Tout m'amusait, tout m'enrichissait. J'avais tant de choses à apprendre que n'importe quoi m'instruisait". Simone de Beauvoir célèbre dans ce deuxième tome son goût de la vie, des autres, des paysages sans oublier sa vocation enracinée au plus profond d'elle : écrire son œuvre. Elle revient sans cesse sur ce besoin vital : "A dix-neuf ans, malgré mes ignorances et mon incompétence, j'avais sincèrement voulu écrire. Je me sentais en exil et mon unique recours contre la solitude, c'était de me manifester". Elle décrit avec précision la mise en scène de son premier manuscrit : "Je m'asseyais sur une de mes chaises orange, je respirais l'odeur du poêle à pétrole et je contemplais d'un œil perplexe le papier vierge : je ne savais pas que raconter". L'écrivaine ne cache rien de ses difficultés, de ses doutes, de son manque d'imagination, ni de ses échecs pour ses premiers manuscrits. Elle cherche sa voie (et sa voix propre) pour entamer une carrière reconnue. Ces mémoires constituent ainsi un témoignage d'une richesse littéraire incontestable et répondent à cette question essentielle : comment devenir écrivain ? Entre Sartre et elle, le pacte n'était pas seulement basé sur leur relation amoureuse. Il relevait aussi d'un pari insensé, ambitieux, audacieux : se lancer à corps perdu dans la littérature. (La suite, demain)