vendredi 28 août 2020

"Fille"

 Je suis allée en librairie dès le premier jour de la rentrée littéraire et je suis repartie avec "Fille" de Camille Laurens. Le roman démarre avec ces mots : "C'est une fille". Ca commence avec un mot, comme la lumière ou comme le noir". La petite Laurence naît à Rouen dans un milieu assez aisé, d'un père médecin et d'une mère au foyer. Evidemment, comme beaucoup de pères à l'époque, il aurait préféré un garçon : "Il n'y a rien à voir. Circulez. C'est une fille". Surtout que Laurence arrive après sa sœur : "Ton père va le matin à la mairie déclarer la naissance. La née-sans". La narratrice raconte avec un humour féroce et joyeux sa vie de bébé, ses parents, sa sœur Claude. Sa mère se retrouve enceinte après quatre mois de sa naissance, mais elle perd cette troisième fille. Après cet événement dramatique, la petite Laurence grandit avec ce tabou familial. Elle constate la différence sexuelle à l'école avec la non-mixité à l'époque. Et elle observe ses parents qui vivent différemment : "A première vue, ça n'en pas l'air folichon. (...)  Ils dorment ensemble, ils mangent ensemble, ils ne se parlent pas, sauf d'argent ou de nous". Des anecdotes sur son enfance donnent un rythme vivant et vibrant au récit. Cette petite fille, l'écrivaine, entraîne le lecteur(trice) dans une réflexion permanente sur l'identité féminine. Qu'est-ce qu'une fille ? Ce postulat traverse le livre de la première ligne à la dernière. Laurence devient femme, se marie avec Christian, souvent absent, puis mère d'une petite Alice et je ne dévoilerai pas ce qui arrive à cette narratrice jubilatoire. Fille, épouse et mère, elle fait l'expérience de la féminité avec ses réussites et avec ses échecs. Sa fille, vrai garçon manqué, lui réserve une belle surprise. Il est question de transmission, d'héritage culturel, de recherche d'identité, de genres. Au fond, la narratrice se moque souvent d'elle dans une forme d'auto-dérision. Cette autobiographie déguisée parle des années écoulées, des bonheurs comme des vicissitudes de la vie, des souffrances muettes, des mésaventures familiales de Camille Laurens. Les changements d'époque, les mentalités sociétales se révèlent dans ce texte vraiment passionnant à lire. Les derniers mots du livre : "Un fille, c'est merveilleux" répond à la question lancinante qui structure le récit : que veut dire "être une fille" dans une société patriarcale ? Un défi, un enjeu, un destin à conquérir malgré toutes les entraves et toutes les injustices faites aux filles, aux femmes, à la moitié de l'humanité. Un des meilleurs romans de la rentrée littéraire 2020 !

jeudi 27 août 2020

Mes balades matinales au lac

Cet été, je n'ai pas bougé de chez moi, préférant rester dans mon transat pour lire, rêver, recevoir de la famille et des amis. Pas de bord de mer et pas de cimes pour moi. Le seul endroit qui m'aurait ravie, c'est mon sacré Pays basque mais il vaut mieux fuir ce petit paradis l'été. Trop de monde, trop de touristes de tous les coins de France et je préfère retrouver mon pays en novembre quand les plages sont désertes et magnifiquement désertes. Tant pis si la pluie brouille le paysage mais après la canicule de cet été, j'aspire à un peu plus de fraîcheur surtout qu'il nous faut porter le masque. Mais, pour me sentir "en vacances" (même si les retraités(e) sont toujours en vacances), j'ai pris l'habitude de marcher au minimum pendant trois matinées par semaine. Mes tours du lac se situent au Viviers du Lac, au Bourget du Lac et à Aix les Bains. Ces petites marches bien modestes par rapport aux balades grimpantes des montagnes savoyardes me suffisent largement. Je n'ai ni le pied marin, ni le pied montagnard. Je ne me vois pas traverser l'océan, ni atteindre l'Annapurna. Mes balades lacustres ne me lassent jamais. J'ai toujours un micro-évènement à vivre chaque fois que je me retrouve devant cette merveille des Alpes. Aujourd'hui, direction Aix les Bains dès 8h du matin. Des pêcheurs, des mouettes, du silence, des coureurs et des marcheurs. Certaines personnes obéissent à la consigne municipale : masque obligatoire. Une personne sur deux en moyenne. Ceux qui ne le portent pas semblent bien fiers de leur acte de résistance et se moquent des citoyens dociles. Mais, s'ils tombent malades, espérons qu'ils prendront conscience de leur inconscience ! La cabine téléphonique de l'esplanade transformée en bibliothèque gratuite m'a encore réservé deux jolies surprises : un beau livre illustré avec des textes de qualité sur le Louvre, au format carré 16 sur 16 des Editions Place des Victoires. Cet ouvrage très complet sur ce fabuleux musée appartient à la série Art et Architecture. Une bonne préparation avant ma visite de fin septembre. Je connais le Louvre et je l'ai visité au moins cinq fois mais je n'ai pas encore tout vu ! Je suis tombée aussi sur le roman de Camus, "La Chute" que je voulais relire. Dans la "cabanalivres" du Jardin vagabond, aucune bonne pêche ce matin. Cela m'amuse aussi de revoir des livres de ma jeunesse, des écrivains bien oubliés comme Cesbron, Marcel Aymé, sans oublier des auteurs inconnus d'un seul roman. Tout un monde de l'édition du XXe sans filtre et sans hiérarchie. J'aime bien farfouiller ces espaces où chaque lecteur dépose ses propres rebuts mais dans ces rebuts, j'y décèle quelques pépites rares. Quand j'ai pénétré dans la baie de mémard, j'ai revu mon petit copain, espiègle et rieur, un castor nageant d'une roselière à une autre. J'avais observé un couple de castors deux semaines auparavant et aujourd'hui, il était tout seul... Peu à peu, les vacanciers s'installent sur les plages et les bateaux sont de sortie. Le lac sous la lumière du matin miroite et scintille avec allégresse. Mes rendez-vous matinaux avec le lac du Bourget ont remplacé toutes les plages bondées du pays, tous les sentiers de montagne pris d'assaut, toutes les villes surchauffées de France et de Navarre. Le premier été de la crise sanitaire s'est donc déroulé à mon rythme. Nourrie de lectures, de baignades, de paysages et de balades, je me suis reposée dans la lenteur estivale sous un ciel constamment bleu et dans un air très chaud. Les Tropiques sans prendre l'avion, Ce n'est pas mal tout de même !  

mardi 25 août 2020

"Le Ravissement de Lol. V. Stein"

 J'avais envie de retrouver des romans "atmosphériques", ceux dont le titre comporte tout un programme et j'ai relu Marguerite Duras et son "Ravissement de Lol. V. Stein". Dans les années 80, ses lecteurs (surtout des lectrices) étaient tombés sous le charme d'India Song, de cet univers langoureux et caniculaire de l'Asie. J'avais écouté sur France Culture les quatre épisodes de sa vie d'écrivain dans la Compagnie des Auteurs. J'ai hésité entre "Le Barrage contre le Pacifique" et le "Ravissement" et j'ai opté pour ce dernier, plus mystérieux à mes yeux que le premier. Ce roman paraît en 1964 chez Gallimard. Le narrateur, Jacques Hold, raconte la vie de Lol. V. Stein, dont le vrai nom est Lola Valérie Stein. Cet homme est l'amant de la meilleure amie de Lol, Tatiana Karl. Et il est amoureux de cette femme étrange qu'il ne connaît pas bien. Il sait qu'elle était fiancée à Michael Richardson et il a appris qu'elle avait été abandonnée à la veille de son mariage lors d'une scène de bal (mythique) où son fiancé rencontre Anne-Marie Stretter. Cette perte représente pour Lol. un désastre définitif et elle ne s'en remettra jamais. Pourtant, elle va refaire sa vie avec Jean Bedfort et elle aura trois enfants. Dix ans après la scène de bal, elle revient à S. Tahla et revoit sa meilleure amie Tatiana, mariée et amante aussi du narrateur. Ce trio amoureux s'observe, s'aime, se complète, se sépare aussi. Cette relation originale appartient à la galaxie durassienne. Pour comprendre ce roman étrange et envoûtant, l'appareil critique de la Pléiade m'a été d'un grand secours. En effet, en 1962, l'écrivaine traverse une crise de couple avec Gérard Jarlot qui lui échappe. Elle est aussi malade avec l'alcoolisme. Elle fait la connaissance d'une femme à un bal de Noël dans un asile psychiatrique. Marguerite Duras est fascinée par cette patiente, belle et absente d'elle-même. Cette rencontre bouleverse l'écrivaine qui s'isole à Trouville pour composer le roman. Pour écrire sur Lol, elle dynamite le langage traditionnel, bouscule le vocabulaire et la grammaire. Sa prose hallucinatoire, flottante, insaisissable donne au personnage de Lol., une image suspendue, une impossibilité à définir la réalité de son sujet féminin : "Elle s'immobilise sous le coup d'un passage en elle, de quoi ? de versions inconnues, sauvages, des oiseaux sauvages de sa vie, qu'en savons-nous ? Qui la traversent de part en part, s'engouffrent ? Puis le vent de ce vol s'apaise ? ". Tout le style de Duras se résume dans ce passage : tout est flou, irréel, fuyant. La frontière entre le réel et l'imaginaire devient un prétexte littéraire majeur dans cette approche de Lol. V. Stein. L'écrivaine revendique "cet état poreux, interchangeable" et elle veut atteindre "à travers son écriture, un état d'indifférence, une anesthésie des affects qui n'est pas une maladie" car Marguerite Duras prétend que "c'est un état que beaucoup de gens frôlent".  Elle racontait à la fin de sa vie qu'elle éprouvait une tendresse particulière pour ce personnage, qu'elle nommait, "Ma petite folle". Un roman captivant, déroutant, dérangeant mais d'une beauté incontestable, toujours aussi avant-gardiste. A découvrir ou à relire. Marguerite Duras, une écrivaine magnifique. 

lundi 24 août 2020

"Villa Chagrin"

 Gail Godwin, écrivaine américaine, vient de publier son dernier roman, "Villa Chagrin", aux Editions Joelle Losfeld. Marcus perd sa mère à l'âge de onze ans. Elle est partie un soir pour acheter une pizza avec sa voiture et le verglas l'a tuée. Sa mère devait lui avouer l'identité de son père à ses douze ans. Rien ne va dans cette famille "monoparentale", le jeune garçon s'étant battu avec le fils du patron de sa mère. Sa violence incontrôlée a une raison que l'on découvrira plus tard dans les aveux de Marcus. Devenu doublement orphelin, il est confié à une grand-tante, Charlotte, une femme originale, qui, après trois mariages, vit recluse sur une petite île de Caroline du Sud. Elle n'a qu'une obsession : la peinture et qu'une marotte détestable : la boisson. Sa réputation d'artiste commence à poindre et elle dispose d'un site personnel qui lui permet de vendre ses toiles. Cette femme solitaire protège farouchement sa liberté et ne reçoit pas Marcus avec un bonheur éclatant. Bien au contraire, elle le maintient à distance et lui laisse une grande indépendance. Le petit garçon se rend le plus discret possible pour éviter que Charlotte ne l'envoie dans un foyer. Une maison en bord de mer fascine le jeune garçon. Cette villa Chagrin tombe en ruines. Une famille qui l'habitait a disparu lors d'une tempête et les gens de l'île n'ont jamais retrouvé les corps. Cette tragédie bouleverse Marcus et il se rend en vélo tous les matins pour observer cette ruine. Sa solitude est tellement dure qu'il adopte un ami fictif : le fantôme de l'adolescent disparu lors de l'ouragan, il y a plusieurs décennies. Il croit l'avoir senti dans cette villa et le cherche désespérément quand il lui échappe. Cette hallucination l'inquiète et il se demande s'il ne devient pas fou. Dans sa jeune solitude,  Marcus va pourtant provoquer des sentiments de protection chez les habitants de la petite île, en particulier, un ami bougon de sa grand-tante et l'agent immobilier de la villa Chagrin. Pour calmer ses angoisses, il va aussi s'occuper d'un nid de futures tortues de mer.  Il mène aussi son enquête auprès d'une voisine très âgée qui vient de perdre son fils de soixante ans qui aurait rencontré le jeune noyé. Le roman évoque les liens qu'il tisse avec sa grand-tante qui se blesse en tombant. Elle comprend qu'elle a besoin de lui et leurs relations deviennent plus affectueuses. Des secrets nimbent le récit : Charlotte et son alcoolisme, Marcus et sa détresse d'orphelin, la tragédie de la ville Chagrin. Et un jour, alors qu'il pénétrait dans le premier étage de la Villa, le plancher s'effondre. Le mystère du fantôme va s'éclaircir pour Marcus. Et il va enfin trouver sa vérité. Un beau roman sur les angoisses d'un jeune orphelin très attachant, une ambiance nostalgique, des personnages percutés par des drames et la présence envoûtante de l'océan. A découvrir.

vendredi 21 août 2020

Rentrée littéraire, 2

 Du côté de la littérature étrangère, 165 romans devront trouver une place sur les tables des libraires. Dans cette vague automnale, j'ai retenu quelques noms appréciés des amateurs de littérature : Julian Barnes, Salman Rushdie, Colum McCann, Daniel Mendelsohn, Jonathan Franzen, Jon Kalman Stefansson, etc. La presse relève aussi les espoirs des "primo arrivants" avec des récits souvent autofictionnels comme "La petite dernière" de Fatima Daas, "La part du sarrazin" de Magyd Cherfi, "Le temps gagné" de Raphaël Enthoven, "La naissance d'un père" d'Alexandre Lacroix, et bien d'autres récits sur la famille, l'identité, le couple, les relations parents-enfants. Les romans d'exofiction (biographies romanesques) marquent le pas mais le journal retient quelques titres sur le frère de Rimbaud (quelle idée !), sur le découvreur de Lascaux, sur Emily Dickinson, et d'autres inconnus exploités par l'imagination des écrivains. Sur ces plus de cinq cents nouveautés, combien vont rejoindre les étagères des lecteurs ? Les tirages des livres sont particulièrement déséquilibrés. Certains atteignent des chiffres astronomiques (Musso, Grimaldi, Lévy) et d'autres parviennent à peine au millier d'exemplaires. Dans "Le Monde des Livres" d'aujourd'hui, la première page est réservée à Colum McCann qui, avec son "Apeirogon", explore le conflit israélo-palestinien. "Magistral, ce roman", souligne la rédaction du journal. Certains éditeurs préfèrent reporter des publications en janvier avec l'accord des auteurs. A cause de la crise sanitaire, un grand nombre de salons littéraires a été supprimé et le monde de l'édition craint parfois une désaffection du public. A leurs yeux, les librairies jouent un rôle majeur pour la diffusion de l'écrit. Dans les feuillets du Monde, il est aussi question du norvégien Knausgaard et du dernier tome de son autobiographie colossale. D'autres articles évoquent Florence Seyvos, Pilar Quintana, Brit Bennett, etc. Une enquête aborde la place des essais dans la rentrée où la Covid-19 est largement traitée. L'écologie devient aussi un sujet récurrent, obsédant et hégémonique. Dans le flot habituel des ouvrages sociétaux, il existe aussi des documentaires plus inattendus comme "Une histoire universelle des ruines des origines aux Lumière" et aussi "Musée, une histoire mondiale". J'avoue que ces deux titres m'intéressent particulièrement. Bientôt, des listes sélectives apparaitront dans les médias et les critiques vont faire leur travail en mettant en valeur des livres à lire absolument et d'autres à fuir littéralement. En franchissant les portes d'une librairie, le lecteur(trice) oublie toutes ces recommandations et hume à sa guise les romans et les essais correspondant à ses goûts, à ses intérêts, à ses curiosités. La rentrée littéraire montre son bout de nez et dans quelques jours, elle prendra son rythme de croisière en espérant que nos si belles librairies restent éternellement ouvertes ! 

jeudi 20 août 2020

Rentrée littéraire, 1

La rentrée littéraire démarre aujourd'hui... Le quotidien, Le Monde, a été le premier média à évoquer ce moment béni pour tous les grands(es) amoureux(ses) de la littérature. Cette période festive que je compare à une fièvre très agréable, à une ferveur quasi religieuse (j'exagère un peu) est mentionnée dans les médias après le 15 août. Qu'allons-nous lire à l'automne ? Qui seront les gagnants des nombreux prix littéraires décernés dans deux mois ? Quelles sont les grosses pointures de la rentrée, les écrivains majeurs, les découvertes surprenantes, les déceptions inévitables ? Le Monde prédit une rentrée littéraire pleine d'espoir avec 511 romans qui paraîtront d'ici à la fin octobre ! Il faut conjurer les méventes du printemps à cause de la crise sanitaire. Les éditeurs et les libraires attendent les lecteurs(trices) avec impatience. Pourtant, il paraît que les Français ont retrouvé le chemin de ce commerce si particulier, si original, si essentiel. Les ventes ont augmenté de 20 % entre mai et juin par rapport à 2019. Sur ces 511 nouveautés, on compte 65 premiers romans. Certaines productions dont la sortie était prévue pour le printemps sortent à la rentrée. Les "vedettes" littéraires de cette rentrée : l'inévitable Amélie Nothomp, Camille Laurens, Mathias Enard, Véronique Olmi, Emmanuel Carrère, Patrick Lapeyre, Jean Rolin, Eric Reinhardt, Alice Ferney, Marie-Hélène Lafon, etc. Je ne peux pas citer tous les auteurs(eures) qui vont certainement retrouver leur public et le succès. Chaque maison d'édition présente son écurie comme des chevaux de race et la course est lancée pour conquérir le lectorat. Cet après-midi, je suis allée en librairie (avec le masque) pour fureter, feuilleter les pages des nouveautés, remarquer les mises en place, la grande cavalerie commerciale des grandes librairies comme la Fnac ou Decître. Je préfère les espaces comme Garin, librairie plus petite, plus dense et moins tape à l'œil. Je suis repartie avec "Fille" de Camille Laurens et un petit livre de Virginia Woolf, "Tout ce que je vous dois" chez un nouvel éditeur, L'Orma édition. Cet opuscule, comprenant des lettres intimes, peut s'envoyer par la poste grâce à une jaquette qui se transforme en enveloppe. Cette collection, "Les Plis", propose Leopardi, Pessoa, Austen, Voltaire, etc. Le prix modique de ce recueil est bien appréciable... Quand le monde de l'édition innove, je ne résiste pas à acquérir ce type de livre-objet. Et je ne l'aurais pas remarqué sur un site internet de librairie. Il faut toucher, regarder sur les tables, les étagères, fouiner et dénicher les petites trésors de papier. La rentrée littéraire marque la fin de l'été et pour se distraire des mauvaises nouvelles sur le virus (qui fait aussi sa mauvaise rentrée), rien ne vaut une visite en librairie. 

mardi 18 août 2020

Mona Ozouf

 Agrégée de philosophie, historienne de la Révolution, de l'école, spécialiste de Henry James et de George Eliot, Mona Ozouf a souvent rencontré Alain Finkielkraut dans son émission de France Culture, "Répliques". Leurs discussions sont donc retranscrites dans cet ouvrage, "Pour rendre la vie plus légère : les livres, les femmes, les manières", publié chez Stock. Pour tous ceux qui sont allergiques à notre "ronchon" national, nostalgique de la France d'avant, du respect et de l'autorité, il n'est pas gênant de le contourner et de sauter ses interventions. Pour ma part, je comprends bien son "hébétude" d'homme dépassé par l'ultra changement provoqué par internet et par les médias. Son monde des belles manières a disparu et la culture littéraire bat de l'aile chez les jeunes générations... D'autant plus que le philosophe trop décrié n'est pas le seul à dialoguer avec Mona Ozouf. L'historienne raconte dans la préface son amour total des livres dans son enfance et dans sa jeunesse : "Ce que nous apprenions aussi, c'est que les grandes œuvres parlent de nous. En déchiffrant les vies de papier, nous comprenons mieux les nôtres, nous les rendons à de plus justes proportions". Sa gratitude envers la littérature se manifeste par ses études approfondies sur Henry James et sur George Eliot. Son dialogue avec Pierre Manent pose la question du pouvoir du roman. Diane de Margerie évoque avec bonheur l'univers énigmatique et fascinant d'Henry James. Geneviève Brisac revient sur son obsession, ô combien, sympathique de l'écriture féminine (un des chapitres qui m'a beaucoup intéressée). Certains chapitres reviennent sur la Révolution française. Mais, toutes les lignes de cet ouvrage stimulent la passion des livres, des rencontres avec des écrivains. Le lecteur(trice) croise avec plaisir Jane Austen, Germaine de Staël, George Sand, Jean-Jacques Rousseau et d'autres acteurs essentiels de la planète Littérature. Mona Ozouf rappelle dans ces entretiens : "Pourquoi la littérature ? Parce que la littérature nous pourvoit de dons que nous n'avons pas. Elle nous pourvoit immédiatement de l'ubiquité. Grâce à la littérature, nous vivons dans des pays, des villes où nous n'avons jamais posé le pied. Grâce à la littérature, nous pouvons reculer vers des époques révolues. Il y a une sorte d'immense liberté que donne la pratique des livres, et que nous n'avons pas. La démultiplication de l'existence dans la littérature est une chance précieuse". Le titre du livre, "Pour rendre la vie plus légère", revient aussi sur la galanterie française, sur la civilité, sur les femmes qui, selon Mona Ozouf, rendent la vie plus douce. Marguerite Yourcenar a écrit que "ses premières patries ont été les livres" et l'historienne aurait pu énoncer cette belle citation. Son parcours intellectuel de la Révolution française à ses "belles échappées en littérature" m'a donné envie de lire son autobiographie, "Composition française" et de redécouvrir Henry James et George Eliot. Une femme d'une discrétion élégante et d'un esprit éclairé, mesuré et délicieusement français pour faire plaisir à Alain Finkielkraut !

lundi 17 août 2020

"Colline"

 J'ai préparé une petite escapade du 7 septembre au 12 en remplacement des vols annulés pour la Sicile de l'Est. Je devais revisiter Catane, Syracuse, Noto, Raguse et d'autres sites dans cette région qui est restée authentique malgré le tourisme de masse. Ce parcours en Sicile me faisait rêver depuis le mois de janvier et il faut bien accepter ces perturbations dans le ciel européen. Je reprogrammerai cette expédition dès l'année prochaine car Syracuse que j'ai vue dans les années 2000 m'attire toujours autant, surtout son passé archéologique. L'âme déçue par l'annulation de mon vol, j'ai donc décidé de partir en France, le seul endroit où on nous demande d'aller pour aider les hôtels et d'autres structures. La France devient donc le nouveau terrain de jeu et au moins, on ne nous mettra pas en quarantaine à notre retour. Je descends en voiture vers le Sud pour revoir Vaison la Romaine, le Luberon, Aix en Provence et Manosque. Les paysages et les villages du Luberon vont certainement me séduire car j'ai déjà parcouru ce pays à plusieurs reprises. J'avais envie de connaître la librairie Le Bleuet à Banon avec son million de livres et dont la réputation n'est plus à faire. Et je vais enfin visiter la maison de Jean Giono, Le Paraïs, située sur les flancs du Mont d'Or dans la montée des Vraies Richesses. Jean Giono, sa femme et ses deux filles y ont vécu pendant 40 ans et elle est devenue un centre culturel consacré à l'écrivain. Pour préparer mon voyage intramuros, j'ai relu "Colline", un des premiers romans de l'auteur, paru en 1929. Dans ce hameau de Provence, Les Bastides Blanches, vivent une douzaine de personnes dans quatre maisons autour d'une fontaine. Un sanglier traverse la petite place et s'échappe malgré qu'il soit chassé. Plus tard, les habitants sont frappés par des malheurs : la fontaine se tarit, une petite fille tombe malade, un incendie menace le village, un ancien se meurt. Ce vieil homme, Janet, "déparle", devient délirant et sa folie est interprétée comme un mauvais présage. Avant que les habitants ne commettent l'irréparable, Janet meurt naturellement. Le sanglier revient et cette fois-ci, il est abattu. La colline, la nature, la Terre, se vengent des méfaits humains et une atmosphère de réalisme merveilleux règne dans le roman. Jean Giono utilise le langage parlé, vivant, coloré et magnifié par l'écriture poétique quasi surréaliste de l'auteur, un grand maître des mots et des images. Je n'avais pas lu "Colline" depuis très, très longtemps et j'avoue que je l'ai redécouvert différemment. J'ai remarqué le style incroyablement malaxé comme une pâte à pain, la frugalité rustique du monde paysan, l'hommage à la nature, aux paysages, à ses forces occultes comme à ses bienfaits enchanteurs. Un classique à lire, une plongée dans un univers homérique. Je ne peux pas résister à citer Giono : "Il a peur. Il n'a plus la certitude qu'on va gagner, dans cette lutte contre la méchanceté des collines. Le doute est en lui, tout barbelé comme un chardon". ¨Plus loin : "Un silence où ronfle un flot de vent alourdi d'essences violentes". Une plume inimitable, la marque d'un grand écrivain !

vendredi 14 août 2020

"Une, deux, trois"

 Avec ce nouveau titre, "Un, deux, trois", publié dans la collection de la Série noire de Gallimard, Dror Mishani abandonne son inspecteur habituel, Avraham Avraham, pour écrire un thriller psychologique détonant. L'écrivain israélien, professeur à Tel Aviv, raconte une histoire contemporaine à trois récits successifs, teintée de critique sociale et morale. Le personnage principal du roman s'appelle Guil, avocat d'affaires, et cultive le mensonge avec un art raffiné. Cet homme séduit une première femme, Orna, professeur en instance de divorce. Son mariage a sombré dans l'amertume et elle craint que son mari ne lui enlève son fils. Mère aimante, trop aimante peut-être, elle couve son petit garçon en le sommant de devenir sa seule raison de vivre. Elle lui cache sa nouvelle liaison avec cet homme si gentil à ses yeux qu'elle a rencontré sur un site de rencontre. Il la console de son abandon récent et lui avoue qu'il est en instance de divorce. Il l'invite dans une escapade à Bucarest et elle accepte de partir car son garçon passe des vacances avec son père et avec sa nouvelle famille. Le petit garçon ne reverra plus sa mère. Guil va la tuer en simulant un suicide. La deuxième victime s'appelle Emilia, réfugiée de Lettonie, parlant à peine l'hébreu. Elle travaille dans une maison de retraite et s'occupe du père de Guil. Cette pauvre femme, solitaire et mystique, accepte d'être aidée par l'avocat, sollicité par sa mère. Emilia tombe dans le piège en acceptant de faire des ménages chez lui. Et de deux ! Ce meurtrier dissimulateur et dangereux poursuit sa course folle avec la troisième victime, Ella, une femme mariée qu'il rencontre dans un bar tous les matins. Il procède de la même manière en choisissant des femmes faibles, meurtries par la vie et à la recherche d'un homme compatissant. Je préfère ne pas dévoiler l'issue de cette troisième étape dans le roman. La police commence à s'intéresser à Orna, puis à Emilia. Ce roman maintient le suspense jusqu'au bout et multiplie l'attente d'une arrestation en se mettant dans la peau des trois femmes. De facture classique, ce roman policier se lit avec un grand plaisir. Dror Mishani, analyste délicat de l'âme humaine, introduit des éléments sociétaux : affairisme de Guil, situation des immigrés, familles au bord de la crise de nerfs, solitudes et isolements. Selon l'auteur, la société israélienne semble bien traverser une crise morale et politique. Le conte de Barbe-Bleue est réinventé sous le ciel d'Israël. Un très bon policier atypique et pour ma part, j'ai songé à ces écrivains percutants dans ce genre comme Henning Mankell en Suède... 

jeudi 13 août 2020

"Par ici, la sortie"

 Au moment où j'écris ce billet, les informations rappellent à longueur d'antenne le danger potentiel du virus, toujours vivant, sans cesse s'infiltrant dans la société où une certaine partie de la population enfreint les règles des gestes barrières. Cette pandémie mondiale s'est installée pour longtemps et il faut donc vivre avec, que l'on soit réfractaire à toutes limitations de nos libertés ou que l'on soit d'une obéissance sans faille. Depuis le mois de mars, notre vie quotidienne s'est vue chamboulée par le port du masque dans les lieux fermés et bientôt en plein air. J'ai remarqué la publication aux Editions du Seuil d'une revue sur la crise sanitaire, "Par ici, la sortie !", des "cahiers éphémères et irréguliers pour saisir ce qui nous arrive et imaginer les mondes de demain". Cette crise sanitaire dont l'issue ne se dessine pas encore pose des questions que certains intervenants de la revue tentent d'apporter des réponses. Le monde d'avant et le monde d'après, ces deux injonctions forment la matrice des textes. Le tsunami du Covid-19 a fragilisé le monde du travail, du sport, de l'art, du tourisme. Le gouvernement annonce des centaines de milliers de chômeurs, des faillites d'entreprises, etc. Cet événement sans précédent bouscule nos certitudes et chacun d'entre nous se demande si le monde d'après sera meilleur que celui d'avant. Quand on voit ce qui s'est passé à Beyrouth, le doute s'installe et le système de l'entropie (le désordre perpétuel) semble pérenne. Hugues Jallon, signataire de la préface, écrit : "Cette crise bouleverse les cadres de pensée et d'interprétations, elle met à l'épreuve bien des certitudes et des convictions, ce qui imposait d'ouvrir un espace original de dialogue, où trouvent à s'exprimer des sensibilités intellectuelles diverses, où peuvent s'ordonner la confrontation des points de vue, les divergences de fond, les incertitudes et les interrogations". Je citerai quelques articles intéressants signés par des personnalités éclairées : Eva Illouz, Manuel Vilas, Patrick Boucheron, Lydia Flem, Corinne Pelluchon, Michelle Perrot, Geneviève Fraisse, et tant d'autres intellectuels d'aujourd'hui. La lecture des revues est "picorante" : je lis un article au gré de mon humeur. J'ai apprécié le point de vue de Manuel Vilas sur le virus et le confinement : "Je consulte mon agenda et découvre qu'aujourd'hui, j'aurais dû être à Mexico. Comme mon agenda est irréel ! On dirait celui d'un homme ayant vécu au XIXe siècle". Cette simple phrase d'écrivain raconte toutes nos déconvenues lors de cette crise : j'ai rayé dans mon propre planning, un certain nombre d'escapades prévues pour le printemps : adieu Rome et la Sicile car les vols ont été annulés ! Je pars dans trois semaines dans le Luberon (la France en voiture) que je n'ai pas vu depuis très longtemps et je verrai Paris en fin septembre en TGV au lieu du mois de mai si le virus s'évapore par miracle...

lundi 10 août 2020

"L'Ignorance"

 L'été, je privilégie les grands écrivains contemporains. Les nouveautés de septembre représentent une tentation irrésistible car j'aime découvrir les romans et les récits qui évoquent notre temps actuel et je sais déjà qu'à partir de fin août, beaucoup de titres vont se bousculer sur les tables des librairies. Quel classique lire cet été ? J'ai appris récemment que Milan Kundera avait offert ses archives à la Bibliothèque de Moravie, située à Brno, la ville où il est né. Au même moment, un biographe tchèque a attaqué cette icône de la littérature mondiale sur plusieurs zones d'ombre de sa vie avant son exil en France en 1975. Pierre Assouline dans son blog, "La République des Livres", analyse le malaise "Kundera" et prend sa défense en décrivant avec une grande précision tous les apports de l'œuvre kundérienne. Cet article, intitulé "Œuvre et vies de Milan Kundera", explique la dimension universelle de sa littérature. Il est arrivé la même injustice à Julia Kristeva, qui était accusée d'espionnage dans sa jeunesse. La petitesse humaine n'a pas de frontières. J'ai donc relu un des romans les plus emblématiques de Milan Kundera, publié en 2003, "L'Ignorance".  Ce texte traite de deux Tchèques, Irena et Josef. Ils ont quitté leur pays en 1968 après le Printemps de Prague et vingt ans plus tard, ils reviennent dans leur Ithaque. Irena, veuve et remariée à un Suédois, effectue ce retour à contrecœur. Là, elle retrouve Josef, un homme qui avait tenté de la séduire alors qu'elle vivait en Tchécoslovaquie. Josef a choisi le Danemark comme terre d'accueil. Irena retrouve ses anciennes amies lors d'une soirée et organise une dégustation de vins français. Elle aimerait raconter sa vie d'exilée en France mais elle comprend vite qu'elle n'intéresse personne. En plus, ses amies préfèrent la bière. En vantant le vin, elle se situe comme une étrangère et aux yeux de ces femmes, elle a définitivement perdu son identité première. Josef vit la même expérience avec son frère et sa belle-sœur qu'il ne reconnaît plus. Ces scènes de retrouvailles explicitent le thème majeur du livre : la nostalgie. Peut-on rentrer dans un pays que l'on a fui ? Non, semble dire l'écrivain. Il cite Homère et Ulysse : "Le gigantesque balai invisible qui transforme, défigure, efface des paysages est au travail depuis des millénaires, mais ses mouvements jadis lents, à peine perceptibles, se sont tellement accélérés que je me demande : l'Odyssée aujourd'hui serait-elle concevable ? L'épopée du retour appartient-elle encore à notre époque ?". L'écrivain revient sur son expérience de la chute du communisme en utilisant Irena et Josef, ses doubles romanesques. Plus rien ne retient Irena qui propose à Josef de partir vers un ailleurs inconnu mais celui-ci préfère rejoindre le Danemark. L'illusion d'un retour édénique s'avère une expérience amère et Milan Kundera rappelle qu'il est impossible de refaire sa vie dans une Tchéquie méconnaissable. Prague devient aussi le troisième personnage du roman avec sa masse de touristes, son mercantilisme capitaliste et sa perte d'authenticité. Le passage sur la récupération "kafkakienne" mérite le détour. La nostalgie (du grec ancien nostos et algos) signifie la souffrance du retour. Ce sentiment peut se ressentir pour sa terre natale, un amour ancien, un enfant perdu, etc. Lire et relire Milan Kundera procurent un bonheur de lecture sans cesse renouvelé. Un écrivain français incontournable !

jeudi 6 août 2020

"Après"

L'écrivaine australienne, Nikki Gemmel, raconte dans son récit autobiographique, l'euthanasie de sa mère en 2015. Pourtant, cette mère n'a qu'une soixantaine d'années. Ancienne mannequin, elle ne supportait plus la dégradation physique et souffrait beaucoup après une opération à un de ses pieds. Sa fille est abasourdie par ce geste et ne comprend absolument pas cette mort brutale par absorption de médicaments. Elle note tous les détails de cette disparition soudaine et imprévisible. Cette femme semblait pourtant attachée à sa famille et à ses petits-enfants. Elayn n'a laissé aucune lettre d'adieu et avait prémédité sa fin en prenant contact avec une association sur l'euthanasie. Une foule de questions reste en suspens et ce récit bouleversant tente d'apporter quelques réponses. La sidération de cet évènement douloureux pose aussi la question de sa relation houleuse entre elle et sa mère : "Quant à son acte. Celui qu'elle s'est infligé à elle-même. Ainsi qu'à nous. Je deviens folle. Je me brise en éclats. Je ne suis pas réparable. Jamais, non". La narratrice évoque ses regrets concernant sa mère. Elles se heurtaient souvent et ne se parlaient pas assez : "Oh oui, nous la connaissions bien, cette vieille ennemie qui s'installait entre nous de temps à autre : la Grande Retenue. Elle nous dévastait". Pourtant, après des décennies de "frustration, de fureur, de regards hautains et de coups de tête", mère et fille avaient baissé la garde après ces années conflictuelles. Nikki Gemmel raconte la vie de cette femme singulière : elle ne voulait pas d'enfant, a divorcé, voulait se consacrer entièrement à sa carrière de mannequin. Une femme en avance sur son temps. Elle prend conscience qu'elle ne connaissait pas vraiment la jeunesse de sa mère, son environnement familial où elle était la dernière survivante. A quarante ans, Elayn a commencé sa nouvelle vie, une vie indépendante en s'achetant un appartement à Sydney et elle avait trouvé un poste de secrétaire. Sa fille écrit : "Parce que dans le grand bal des revirements de situation, la belle, la fougueuse, l'énigmatique Elayn Gemmel régnait en maître absolu". Ce récit lucide n'épargne pas la personnalité d'Elayn et pose de multiples questions sur les relations familiales, surtout celle de mère-fille. La mort voulue bouscule les certitudes de la narratrice : pourquoi l'amour ne retient  sa mère près d'eux ? Ce journal de deuil aborde des questions graves et profondes sur la famille, l'euthanasie, sur le remords, sur la résilience. A la fin de l'ouvrage, l'écrivaine dialogue avec des lecteurs(trices) qui ont vécu le même drame. Evidemment cette lecture assez difficile ne correspond pas à la légèreté légendaire de la période estivale. Mais, la littérature ne tient pas compte des saisons...  

mercredi 5 août 2020

"Le Phare, voyage immobile"

Paolo Rumiz, né à Trieste en 1947, est considéré comme un des plus grands écrivains-voyageurs italiens. En 2015, il publie "Le phare, voyage immobile" chez l'éditeur Hoebeke dans la collection "Etonnants Voyageurs" dirigée par Michel Le Bris. Cet ouvrage a obtenu le prix littéraire "Nicolas Bouvier". L'écrivain a traversé l'Europe de l'Arctique à la Mer Noire, descendu le cours du Pô, est allé sur les traces d'Hannibal, sur la voie Appia. Dans ce récit, il entreprend son premier voyage "immobile". Il s'installe dans l'un des phares les plus isolés de la Mer Adriatique, avec pour seuls compagnons, les gardiens. Le lieu reste un secret pour les lecteurs(trices) et il refuse de nommer ce phare isolé. Cet enfermement volontaire dure trois semaines et implique la solitude, voie d'accès à une certaine liberté sans connexion (ni radio, ni télévision, ni Internet) avec le monde extérieur, sans horaires, sans contacts. Loin de tout mais au centre de tout, dans une nature indomptée et indomptable. Sa grande occupation dans ces journées consiste à observer avec une acuité nouvelle cet environnement parfois hostile et souvent magique. Il raconte la vie élémentaire et rude des gardiens. Il écrit : "Le voyage immobile est le plus difficile de tous, parce qu'on n'a pas d'échappatoire, on est seul avec soi-même, en proie aux visions". Sa première découverte : "La première, c'est le sens de la limite. On est très petit, en fait. L'illusion de dominer la nature est une pure folie". Il décrit la météo avec une multiplicité des vents, des tempêtes, des pluies. Il évoque ses repas frugaux, ses lectures et ses moments de rencontres avec les gardiens qui partent très souvent à la pêche. Il relate ainsi sa journée car ses amis l'avaient prévenu qu'il s'ennuierait : "Comme sur un bateau, on a toujours une tâche qui vous occupe. Faire le pain, vérifier le baromètre, monter dans la lanterne du phare pour y lire le livre fait exprès pour ça, sortir pêcher, mitonner un risotto, tenir bien propre son espace personnel, (...) apprendre le nom des vents". Le récit fourmille d'anecdotes sur les animaux de l'île, les goélands, les poissons. Le journal intime de Paolo Rumiz raconte cette expérience d'une certaine vie à nu, un voyage immobile ou une "sorte de métamorphose insulaire". Un récit idéal pour la pause estivale. Pour ma part, j'aurais bien aimé tenter une aventure semblable mais grâce à l'écriture du narrateur, je me voyais dans ce phare du côté de la Croatie... J'ai choisi ce livre pour l'atelier lectures de la rentrée dont le sujet porte sur les escapades de toutes sortes, un besoin fondamental après deux mois de confinement au printemps dernier. Lire représente déjà un grand voyage et surtout avec Paolo Rumiz... 

mardi 4 août 2020

"Café Vivre"

Chantal Thomas a réuni dans ce recueil, "Café Vivre, Chroniques en passant", des textes écrits de 2014 à 2018 au rythme d'une chronique par mois pour le journal Sud-Ouest. Cette balade littéraire nimbée d'un charme indescriptible berce le lecteur avec une envie permanente de partir, de voyager, de quitter sa routine quotidienne. Heureusement, les livres et la lecture servent à s'évader et souvent en très bonnes compagnies. L'écrivaine avoue sa nonchalance rêveuse : "Ce qui a piqué mon attention relève d'un intérêt essentiellement subjectif. Les rencontres, les lectures, les images et les incidents qui m'inspirent et me donnent à rêver n'entrent pas dans un cadre préétabli. Ils participent de moments fugitifs, du charme de l'instant". Chaque pause dans un café, sous un arbre, sur une plage, dans un chemin, dans un lieu quelconque devient prétexte à écriture : "Et qu'il importe d'en rendre compte, de trouver un moyen, aussi ténu et fragile soit-il, de les fixer dans le souffle de leur passage dans sa déchirante beauté". Ces instants fugaces, éphémères deviennent des traces, des petits cailloux que l'on jette dans sa mémoire pour s'en souvenir. Du Japon à New York, d'Arcachon au Québec, de Zurich à Paris, la magie des escapades opère dans ces textes élégants et intimes. Le lecteur(trice) rencontre Roland Barthes et son esprit casanier entre Paris et Bayonne, Colette et son herbier, Corto Maltese à Venise, la mère de la narratrice, et beaucoup d'anonymes comme des chauffeurs de taxi, des passants, des usagers du métro. L'écrivaine n'oublie jamais la présence des écrivains du XVIIIe, son époque préférée Diderot, Casanova, Voltaire. Elle pense particulièrement à Jean-Jacques Rousseau et décrit les Charmettes à Chambéry : "La maison des Charmettes fait rêver le XVIIIe, le goût de la nature et surtout l'état amoureux". Sa chronique sur le "besoin de lire" m'a particulièrement intéressée : "En effet, notre mode de vie (le rythme pressé et chaotique, la domination de l'image, l'obsession du téléphone mobile), est ennemi de la lecture et va à l'encontre de ce temps illimité, rêveur, de cet étrange voyage immobile auquel elle invite". Ce recueil de chroniques se lit avec un plaisir évident et souvent, j'ai eu le sentiment de partager avec empathie ce que Chantal Thomas appelle des sensations fugaces, des moments suspendus,  des bulles mémorielles qui rythment en fait nos existences. Un livre à lire sans modération sous un arbre, à l'ombre avec un verre (un jus de fruit, évidemment) à la main. Chantal Thomas ou l'invitation vibrante, douce et mélancolique au voyage, à la culture, à la lecture, à la  liberté... 

lundi 3 août 2020

Gisèle Halimi, hommage

Au lendemain de son anniversaire, ce 28 juillet dernier, Gisèle Halimi s'est éteinte à l'âge de 93 ans. Dans un de ses récits autobiographiques, "La Cause des femmes", elle raconte que sa naissance a représenté une catastrophe dans sa famille, son père n'osant pas en parler à ses amis tellement il était déçu d'avoir une fille ! La petite Gisèle devient vite une rebelle jusqu'à faire une grève à l'âge de 10 ans pour son droit à la lecture. A 16 ans, elle rejette un mariage arrangé et obtient un accord pour suivre des études de droit à Paris alors qu'elle vivait à Tunis. Ses racines tunisiennes l'ont toujours marquée et elle soutient avec passion l'indépendance de son pays d'adoption. Elle se marie en 1956 avec Paul Halimi dont elle aura deux fils. Après son divorce, elle rencontre le secrétaire de Sartre, Claude Faux. Elle a un troisième fils avec ce second mari. Comme elle est mêlée à la vie des intellectuels français, elle prend la défense d'une algérienne violée par des soldats français. Simone de Beauvoir crée un comité de défense avec elle et Djamila Boupacha sera amnistiée et libérée en 1962 après les accords d'Evian. Depuis cette affaire, Gisèle Halimi est considérée comme une avocate des causes sensibles. Elle fonde en 1965 le Mouvement démocratique féminin avec Colette Audry et Evelyne Sullerot pour soutenir la candidature de François Mitterrand. Elle signe le Manifeste des 343 où des femmes célèbres avouent qu'elles ont avorté une fois dans leur vie. Et viendra dans la même année la naissance de "Choisir la Cause des Femmes" qui place l'avocate au centre des luttes féministes. En 1972, elle défend une jeune fille de 16 ans, Marie-Claire accusée d'avoir eu recours à l'avortement. Ce procès retentissant fait avancer la cause de l'interruption volontaire de grossesse (IVG), portée par Simone Veil au Parlement. Gisèle Halimi milite aussi pour que le viol soit inscrit dans la loi comme un crime. Son engagement à gauche se poursuit avec un mandat de député en Isère dans les années 80. Mais sa passion la plus secrète se nomme écriture. Elle publie une quinzaine d'ouvrages entre 1988 et 2011. Je citerai surtout "Fritna", "Le Lait de l'oranger", "La Kahina", "Histoire d'une passion". Cette défenseuse des droits des femmes attirait la sympathie et l'admiration. Gisèle Halimi symbolise l'anti-résignation, la liberté d'être soi, la justice et un féminisme modéré sans vouloir faire la guerre aux hommes. C'était un modèle pour des millions de femmes et elle le restera longtemps même si les jeunes d'aujourd'hui n'ont aucune idée de ses luttes fondamentales pour notre liberté. Une génération nourrie des idées beauvoiriennes disparaît et tout un pan du XXe siècle rentre dans l'Histoire. Cet événement ne me rajeunit pas...