mardi 14 mars 2023

"La Paix des ruches", Alice Rivaz

 Ma deuxième lecture pour l'atelier Littérature de mars concerne une romancière suisse, Alice Rivaz (1901-1998). Publié pour la première fois en 1947, ce roman autofictionnel, "La paix des ruches", est réédité aux éditions Zoé. Cette écrivaine appartient à la catégorie des "oubliés" de la littérature du XXe siècle comme tant d'autres, hélas. Mona Chollet, spécialiste de la condition féminine et des relations hommes-femmes, propose une préface dithyrambique et militante. Elle souligne l'audace de l'écrivaine, rejetant le mariage et la procréation, anticipant les idées de Simone de Beauvoir. L'intrigue du roman semble bien mince mais la force du texte réside dans la colère du personnage principal, une femme en mal d'être.  La narratrice, Jeanne, déclare d'emblée dans la première phrase : "Je crois que je n'aime plus mon mari". Ce mari s'appelle Philippe, un homme traditionnel, éduqué à l'ancienne, et assuré depuis sa naissance de son esprit de "domination" : "Si peu fait pour vivre avec nous, n'aimant pas les mêmes choses que nous, n'aspirant pas aux mêmes choses que nous, attiré par ce que nous n'aimons pas, indifférent, hostile à ce que nous aimons". Le compte rancunier est réglé dès le début, un compte sans pitié pour les hommes de sa génération. Quand son mari s'absente longtemps du foyer pour des raisons professionnelles, elle respire mieux, s'adonne à la lecture et surtout à l'écriture comme si elle comprenait qu'une "chambre à soi" lui donnait une liberté retrouvée, la liberté d'être elle-même. Cette solitude heureuse permet la naissance de son journal intime où elle décrit une vie quotidienne en relevant l'absurdité de leur couple dans une relation subie plus que choisie. Sa soumission volontaire à ce mari d'un machisme absolu se révèle dans sa mission de femme au foyer alors qu'elle travaille dans un bureau de secrétariat. Elle se révolte de ces doubles taches  : "Quand donc apprendront-ils le sens de la justice qui pourtant enfle leur voix dans les parlements, les cathédrales, qui les fait descendre dans la rue et élever des barricades ? ". Elle pointe avec ironie ce décalage entre la vie privée et la vie publique. Plus loin, elle se moque d'eux avec cette sentence : "Ils préfèrent tenir un fusil ou une mitraillette qu'un balai". Ce texte impitoyable sur le mariage rappelle "La femme gelée" d'Annie Ernaux. Son style scalpel se met au service de sa pensée sur le couple : "C'est là le frame du couple, ces feux croisés qui s'affrontent, se pulvérisent mutuellement, signaux incompréhensibles à celui à qui ils sont adressés et qui les reçoit en aveugle". Leur histoire lamentable se termine heureusement par un divorce. Alice Rivaz n'oublie pas ses compagnes de travail, avec qui elle ressent un sentiment de solidarité. Ce roman pamphlet, rude et rugueux, sur les relations hommes-femmes conserve malgré tout toute son actualité même si les conditions sociales ont bien changé avec l'émancipation féminine depuis des décennies. Ce roman curieux et explosif, un témoignage assez rare à l'époque, anticipe les futures luttes féministes des années 70. Un OVNI littéraire à découvrir par curiosité.