vendredi 24 avril 2020

"Espèces d'espaces", 2

Georges Perec a écrit un chef d'œuvre à lire ou à relire : "La vie, mode d'emploi", prix Médicis en 1978. Ce texte, "Espèces d'espaces" rappelle l'écriture de ce roman-puzzle quand il aborde ce projet dans le chapitre sur l'immeuble. En ces temps de confinement obligatoire, les images des immeubles fusent sur nos écrans. A Paris comme en province, il faut dorénavant vivre cette cohabitation entre voisins qui parfois se passe bien, mais qui, parfois se dégrade en chamailleries diverses. Le chapitre sur l'immeuble se termine ainsi : "Dans les immeubles en général, les regarder ; lever la tête ; chercher le nom de l'architecte, le nom de l'entrepreneur, la date de construction". Le regard sur l'habitat se transforme en enquête pour connaître l'identité originelle de ces masses de pierre qui abritent les humains. Georges Perec manifeste ainsi son goût immodéré pour l'encyclopédisme, le savoir, les faits, les chiffres, l'histoire. Sa mémoire fouille le réel jusqu'à l'os. La même démarche d'exploration s'applique évidemment aux rues, aux quartiers, à la ville qu'il décrit avec une précision d'orfèvre : "Rien ne nous frappe. Nous ne savons pas voir". Lui, au contraire, observe tous les détails jusqu'à utiliser les mathématiques dans la construction de sa prose. Les Oulipiens prônaient la contrainte pour écrire. Quand il évoque Paris, sa ville qu'il connaît parfaitement, il écrit : "J'aime marcher dans Paris. (…) J'aime certaines lumières, quelques ponts, des terrasses de cafés. J'aime beaucoup passer dans un endroit que je n'ai pas vu depuis longtemps". Il mentionne aussi les villes étrangères : "On garde souvent de ces villes à peine effleurées le souvenir d'un charme indéfinissable : le souvenir même de notre indécision, de nos pas hésitants, de notre regard qui ne savait pas vers quoi se tourner et que presque rien suffisait à émouvoir". Après l'espace urbain revu et corrigé, la campagne, pour Georges Perec, "n'existe pas, c'est une illusion". Il considère que "c'est un pays étranger". Il se définit comme un homme des villes, un pur produit urbain. Il décrit une utopie villageoise où pointe une nostalgie d'enfance. Le petit Georges, orphelin après la guerre, fut accueilli chez un oncle à Villards-de-Lans en Isère. Le texte se termine par le monde et l'espace. Au fond, l'espace devient du temps, le temps, du vieillissement des lieux comme des hommes. Georges Perec se confie en filigrane dans ces pages : "J'aimerais qu'il existe des lieux stables, immobiles, intouchés et presque intouchables, immuables, enracinés ; des lieux qui seraient des références, des points de départ, des sources". Lui qui n'a pas eu de "pays natal", de maison de famille où il est né, d'un grenier d'enfance ne rêvait que d'une permanence des choses, de la vie, des souvenirs éprouvant un sentiment nostalgique de la perte que seule la littérature peut apaiser. Il ressent ce manque ainsi : "L'espace fond comme le sable coule entre les doigts. Le temps l'emporte et ne m'en laisse que des lambeaux informes". Et pour conclure cet hommage que je rends à cet immense écrivain, je reprends sa citation sur l'écriture : "Ecrire : essayer méticuleusement de retenir quelque chose, de faire survivre quelque chose : arracher quelques bribes précises au vide qui se creuse, laisser quelque part un sillon, une trace, une marque ou quelques signes".  Redécouvrons Georges Perec, un écrivain d'un réel inventif, d'une certaine fantaisie,  un aède de la curiosité de vivre…