jeudi 22 décembre 2022

"Le Magicien", Colm Toibin

 Un roman étranger, venu d'Irlande et écrit par Colm Toibin, "Le Magicien", a été fort remarqué dans la rentrée littéraire de septembre. J'ai lu avec beaucoup de plaisir ce pavé de 600 pages consacré à la vie de Thomas Mann (1875-1955). L'écrivain irlandais avait déjà succombé à la passion biographique en brossant un portrait d'Henry James dans "Le Maître", publié en 2004. Les dix-huit chapitres racontent les étapes essentiels dans la vie de Thomas Mann. Issu d'une famille aisée de Lübeck, il se consacre très jeune à la littérature. Il obtient le Prix Nobel de littérature en 1929. Il traversera le XXe siècle avec une conscience européenne salutaire face au nazisme et à l'antisémitisme. Sa femme, Katia, est d'origine juive. Il affrontera aussi de nombreux drames familiaux dont le suicide de son fils, Klaus. Colm Toibin s'intéresse aux faits mais s'attache surtout à percer le secret de la création littéraire. Chaque roman de Mann est disséqué pour trouver des indices comme les "Buddenbrook" (1901), l'histoire de sa propre famille : "Il entrerait dans l'esprit de son père, de sa mère, de sa grand-mère et de sa tante. Il les verrait tous et il tiendrait la chronique du déclin de leurs fortunes". Sa femme, atteinte de tuberculose, se soigne à Davos dans un sanatorium et il écrira "La montagne magique" (1924). Un séjour à Venise et il composera la très belle histoire de "Mort à Venise" (1913). Un tour de magie, selon le biographe. Pour stimuler l'imagination de l'écrivain allemand, il lui faut une "cellule de moine" et sa Katia, une présence féminine bienfaisante. La vie familiale du grand écrivain est aussi présentée avec un talent romanesque où le réel et la fiction se mélangent avec une subtilité profonde. Il évoque avec délicatesse l'homosexualité de plusieurs membres de la famille et révèle au fil du récit les désirs tourmentés de Thomas Mann. Le biographe ne crée pas un personnage héroïque, ni un anti-héros mais un homme dans toutes ses dimensions avec ses grandeurs et ses petitesses. Le biographe évoque souvent ses démêlés avec son frère, célèbre comme lui, Heinrich Mann, écrivain beaucoup plus engagé dans le communisme. Son fils, Klaus, et sa fille, Erika deviennent aussi des écrivains antifascistes, turbulents et sulfureux dans la Bohème de l'époque. Il s'exilera aux Etats-Unis dans les années 30 avant le triomphe d'Hitler. Pour ceux et celles qui aiment l'histoire de la littérature, cette biographie romanesque ne cerne pas seulement un grand écrivain allemand, mais relate avec une érudition remarquable et non pesante un pan entier du XXe siècle avec ses tragédies totalitaires. Pourtant, face à la grande Histoire, Thomas Mann représente la liberté absolue de l'individu dans toute son ambiguïté, loin des certitudes paralysantes. Cette biographie somptueuse et vibrante se lit comme un roman ample et puissant. J'ai repris "Tonio Kröger" et "Mort à Venise" dans ma bibliothèque et cette relecture m'a semblé bien plus passionnante après avoir lu Colm Toibin...