jeudi 25 avril 2019

Jean Rouaud, 2

Pour rendre compte des lectures de Jean Rouaud, je commencerai par son premier récit, publié en 1990 : "Les Champs d'honneur". Plusieurs lectrices ont beaucoup aimé ce livre qui symbolise la porte d'entrée de sa planète littéraire. La saga familiale de l'auteur démarre avec ce titre et se poursuit avec "Des hommes illustres" sur son père, "Le monde à peu prés" sur la mort de son père et "Pour vos cadeaux" sur sa mère. Jean Rouaud raconte l'histoire d'une famille nantaise, juste après la guerre. Trois membres de cette famille française meurent à de courts intervalles : le père du narrateur, Joseph, sa tante dévote, Marie et le grand-père maternel, Alphonse. Ce récit mémoriel rappelle l'existence de ces "gens de peu" comme le philosophe Pierre Sansot qualifiait les gens simples. L'écrivain creuse le passé avec ses mots et ses phrases en recréant l'ambiance qui régnait au sein des familles dans ces années-là. Les objets du quotidien déclenchent une symphonie d'images, de sensations, d'odeurs. Ainsi, apparaissent au fil du texte les cigarettes du grand-père, fumeur invétéré, sa voiture mythique, une "Deux-Chevaux", son char de balade, ("on descendait verdâtre comme d'un train fantôme"). Et puis nos yeux tombent sur cette phrase de Jean Rouaud : "C'est en subissant la loi de tels petits faits obtus que l'enfance bascule, morceau par morceau, dans la lente décomposition du vivant". L'auteur exploite les descriptions physiques des personnages et leurs manies, décryptées au scalpel, apportent une touche d'humour irrésistible. Il consacre un chapitre à la pluie, une prouesse stylistique qui laisse le lecteur admiratif. Il termine son texte ainsi : "D'ailleurs, le temps de reprendre son souffle et le ciel a retrouvée son humeur bleutée". Les lieux prennent aussi une importance romanesque comme le grenier où le grand-père se refugie pour fuir sa prison familiale… La fugue secrète d'Alphonse à la fin de sa vie termine le premier chapitre. Le chapitre suivant évoque sa tante Marie, une catholique fervente qui vivait prés de chez eux. Sa vie de quasi religieuse s'explique par la perte de son frère tant aimé, mort à vingt ans dans la Première Guerre Mondiale. Il écrit : "Cette longue et secrète retenue de chagrin, ce sang ravalé comme on ravale ses larmes, et par cette mort sa vie à jamais déréglée". Le récit prend alors une tournure épique quand il remet en mémoire la mort de Joseph, le frère de Marie. L'enchevêtrement de toutes ces histoires peuvent déconcerter le lecteur(trice) mais il suffit de se laisser porté par cette prose magnifique, par son empathie viscérale pour ses ancêtres, par son travail d'archéologue des vies disparues dans l'abîme du temps. Il faut lire et relire "Les Champs d'honneur",  un récit merveilleux et profond, une saga familiale inoubliable.