lundi 30 mars 2020

Lectures éclairantes

En ces jours de confinement, chacun cherche à structurer ce temps entre parenthèses en installant dans son quotidien des rituels rassurants. La lecture appartient évidemment à un de ces rituels que je pratique depuis mon enfance. J'ai même beaucoup de chance d'aimer ces moments où mes yeux se posent sur des mots, nichés dans le papier. Le matin, je consacre une heure à consulter la presse quotidienne, mais je ressens souvent un manque de réflexion devant tant d'articles factuels redondants qui relatent la situation dramatique de l'épidémie dans notre pays et ailleurs sur la planète. Je reçois tous les soirs les articles de la revue "Philosophie Magazine", intitulés "Les carnets de la drôle de guerre" très souvent passionnants à lire. Pour ne pas subir cette catastrophe sanitaire avec fatalisme et incompréhension, les intervenants évoquent leur confinement et propose des commentaires très éclairants. J'ai retenu les propos d'Emanuele Coccia, un philosophe italien : "L'angoisse que nous éprouvons aujourd'hui résulte en grande partie de ce que nous réalisons que le plus petit être vivant est capable de paralyser la civilisation humaine la mieux équipée d'un point de vue technique. Ce pouvoir transformateur d'un être invisible produit, je crois, une remise en cause du narcissisme de nos sociétés". On peut découvrir des portraits de philosophes comme Thoreau et son livre, "Walden ou la vie dans les bois". Ces lectures stimulent la pensée et apaisent le sentiment d'insécurité et d'anxiété sur la propagation de ce virus agressif et tueur. Je lis aussi le journal du confinement de Cynthia Fleury sur le site de Télérama. Cette professeure, titulaire de la chaire Humanités et santé au Conservatoire national des arts et métiers, relate jour après jour sa vie dans son appartement parisien et analyse la situation avec une intelligence très empathique. Certains articles dans les journaux apportent aussi des analyses pertinentes. J'ai retenu celui de Corine Pelluchon, professeure de philosophie, qui écrit : "La solitude peut faire souffrir, mais aussi donner ou redonner envie de l'autre et des autres. Elle peut aussi nous confronter à la question du sens. C'est l'occasion de réfléchir à ce qui, pour chacun de nous, est vraiment important, de distinguer ce dont on ne peut se passer et ce qui relève de la distraction au sens pascalien du terme, au sens où cela nous détourne de nous-mêmes ou relève d'une fuite en avant". Ce matin encore, dans le journal "Le Monde", je découvre la réflexion de Claire Marin, auteur de "Ruptures", professeure de philosophie : à la question, "Comment voyez vous le monde d'après ? Je sais par contre ce que j'espère. Une prise de conscience à l'échelle collective de repenser notre lecture du monde social, la valeur des métiers, le sens d'une vie en commun, le rapport à la nature. Une réflexion sur la précipitation effrénée de nos vies, la démesure de nos déplacements, de notre consommation". En ces temps sombres où un ennemi invisible peut s'accrocher à nos basques, il ne faut pas baisser la garde, mais bien au contraire se renseigner, s'informer, se nourrir de textes lumineux, rester curieux(se), ressentir l'intensité d'un moment exceptionnel dans la vie de chacun d'entre nous. Il s'agit de poursuivre son bonhomme de chemin sans sombrer dans une angoisse mortifère. Nos soldat(es), chargés des soins, des transports, de l'alimentation, de l'ordre, vivent en danger tous les jours, alors que le confinement semble un grand luxe à côté de tous ces militants de la vie. On se souviendra tous et toutes de ce mois de mars 2020, un mois où le printemps est passé inaperçu… 

jeudi 26 mars 2020

Atelier Lectures, 2

J'avais proposé une sélection d'ouvrages sur le thème du silence. J'ai regretté de ne pas pouvoir assurer cet atelier de mars. Mais parfois, la vie nous impose des priorités que l'on ne peut pas éviter. Je tenais tout de même à recueillir quelques commentaires et certaines ont rempli très gentiment leur mission malgré la pesanteur angoissante de la crise sanitaire. Annette et Régine ont vraiment beaucoup apprécié le roman de l'écrivaine amérindienne, Louise Erdrich, "Dans le silence du vent". Ce roman se situe à la fin des années 80 dans une réserve amérindienne. Le narrateur, Jo, 13 ans, s'insurge contre l'injustice commise à l'égard de sa mère, violée par un Blanc. Son père, juge des affaires amérindiennes, ne peut pas enquêter car la justice de l'Etat ne se pratique pas dans la réserve. Le jeune Jo va rendre justice lui-même. Louise Erdrich montre son exaspération face à l'injustice dont sont toujours victimes les amérindiens. Ce roman passionnant, émouvant, évoque le silence entre les personnages, les communautés, les morts et les vivants. Sans doute, le silence est rompu grâce à la force de la littérature. Odile a choisi le grand classique contemporain, "Le Silence de la mer" de Vercors, publié clandestinement chez Minuit en 1942. En 1941, un officier allemand réquisitionne une maison de famille où vivent un homme âgé et sa fille. Il va se heurter au silence et pourtant, chaque soir, il se présente à ses hôtes. Leur mutisme symbolise un acte de résistance. A travers les monologues de l'officier, il exprime son admiration pour la culture française et pour le patriotisme de ses hôtes. La nièce, en se présentant comme une statue, sans un regard pour cet officier ennemi, manifeste sa dignité face à la barbarie nazie. L'officier part sur le front de l'Est six mois après. Un classique contemporain à découvrir. Danièle a été bouleversée par le roman de Carla Guelfenbein, , une écrivaine chilienne, "Le reste est silence", publié aux Editions Actes Sud. Tommy, un jeune garçon de douze ans, apprend incidemment, lors d'une soirée, que sa mère n'est pas morte d'un AVC, mais qu'elle s'est suicidée alors qu'il avait trois ans. Tommy veut connaître la vérité. Danièle a beaucoup apprécié la structure du livre, l'analyse des relations entre tous les partenaires et son écriture. Un roman qu'il est difficile de lâcher jusqu'à son dénouement. Agnès a choisi "Tendres silences" d'Angela Huth. William et Grâce Handle, un couple uni, n'ont nul besoin de parler pour se comprendre. William, violoniste et fondateur d'un quatuor, et Grâce, illustratrice, vivent en harmonie. Mais, des rencontres vont changer leur vie. Angela Huth décrit avec perspicacité le réveil des sens et le dévoilement de la face cachée de l'être. Une comédie douce et amère à l'anglaise. Quelques titres de la liste ont donc trouvé leur lectrice particulière et je les remercie encore de leurs messages. Quand nous nous retrouverons en mai, (restons optimistes !) nous fêterons la lecture et nos retrouvailles avec encore plus de densité, de motivation et de plaisir retrouvé...

mardi 24 mars 2020

Patience et Courage

Comment vivre au mieux son confinement ? Il faut d'abord penser à tous ceux qui ont attrapé ce sale virus, les malades et les disparus, puis à tous nos soldats du front : soignants, policiers, gendarmes, routiers, employés, caissières, facteurs et factrices, et tant d'autres qui poursuivent leurs tâches utiles et indispensables avec la peur au ventre. Ils sont en danger permanent tous les jours, sans aucun masque, courageux, efficaces. Des fonctionnaires exemplaires, des travailleurs du privé exemplaires. Certains Français confinés vivent paraît-il un enfer. Et les médias s'inquiètent pour les couples en difficultés, les adolescents invivables, les enfants bruyants, les animaux domestiques, etc. Certains réussissent à faire du jogging (comment vivre sans courir ?), à sortir leur chien trois fois par jour, à acheter son pain une fois par jour, à se balader en grappe et certains inventent des virées nocturnes. C'est vrai que les familles désunies ne vont pas d'un coup de baguette magique vivre en harmonie. Les couples en crise divorceront plus tard quand les tribunaux fonctionneront de nouveau. Les enfants agités le seront encore plus sans sortir. Et tout le monde ne vit pas au rythme de la lecture, de la musique et de la curiosité intellectuelle. Oui, le confinement privé sera une épreuve difficile, une expérience humaine que connaissent déjà les grands malades. Alors, un des remèdes à l'ennui, à l'angoisse, c'est de penser aux autres et de s'oublier un peu. Pendant ces semaines de privation, chacun doit se retrouver face à soi-même et face à ses proches. Heureusement, les contacts existent encore avec le téléphone, le Skype. Les médias par internet et par le câble nous informent constamment sur l'avancée du virus dans la population. Des attitudes longtemps moquées dans notre société vont devenir à la mode : la lenteur, la sobriété, la solidarité, l'attention, la contemplation. Les lents prendront tout leur temps dans leur multitâches quotidiennes : du ménage aux repas, du rangement au bricolage et la journée est passée. Les sobres résisteront à la gourmandise consolatrice et à la prise de poids, une lutte psychologique valorisante. Les solidaires se proposeront pour faire les courses pour les anciens, un devoir citoyen. Les attentionnés téléphoneront tous les jours à leurs proches confinés, une rupture provisoire de la solitude. Les contemplatifs vont poursuivre leur recherche du bonheur dans les livres, la musique et la culture, un art de la bonne vie. Evidemment, je n'ai rien prévu pour les sportifs compulsifs, du yoga peut-être pour calmer leur nervosité. Je me sens impuissante devant les égoïstes désinvoltes, les complotistes, les imbéciles, les inconscients.  En ces temps de crise sanitaire, je citerai la parole de Camus, "Un homme, (une femme), ça s'empêche". Même quand les jambes ont envie de se détendre, restons à la maison. Même quand les bras ont envie d'enlacer, restons distant. Même quand on a hâte de revenir à notre cher mode de vivre,  restons patients. De la discipline, de l'éducation et de la solidarité, trois faces d'une morale dans ce "repli du temps". Patience pour les confinés et Courage pour les soldats du soin et de l'économie essentielle !

lundi 23 mars 2020

Atelier Lectures, 1

L'atelier Lectures de mars n'a pas eu lieu même si quelques lectrices sont restées à l'AQCV pour partager leurs coups de cœur. Je vais rendre compte de quelques commentaires que j'ai reçus. Je démarre avec le coup de cœur d'Odile, "Croire aux fauves" de Nastassja Martin, un récit époustouflant sur la rencontre d'une anthropologue avec un ours,  déjà présenté par Annette. Ce livre étrange et passionnant, d'une écriture sensible et somptueuse, est une belle aventure littéraire. Régine a choisi un roman historique, "Le prix", de Cyril Gely dont l'incipit précise :"Nul ne sait ce que nous réserve le passé". En décembre 1946, le chimiste allemand, Otto Hahn, se trouve à Stockholm pour recevoir officiellement le prix Nobel pour sa découverte de la fission nucléaire. Cette découverte intervient après de 30 ans de recherches en collaboration étroite avec Lise Meitner, physicienne à l’Institut de chimie de Berlin. Cette dernière, de confession juive, se voit contrainte de fuir l’Allemagne nazie en 1938 et se réfugie en Suède, d’où elle continuera à correspondre avec Otto Hahn. L'action se situe à Stockholm le 10 décembre 1946 dans la chambre d’hôtel d’Otto Hahn avant la cérémonie du Nobel. A la grande surprise du chimiste, son ancienne collaboratrice le rejoint dans cette chambre. Pourquoi est-elle venue le retrouver juste à ce moment-là? Veut-elle simplement le revoir, retrouver cette amitié (ou plus?) qui les liait. Ce huis clos passionnant va peut-être répondre à la question : pourquoi Otto a t’il « gommé » Lise de ses travaux? La réponse : « Derrière chaque grand homme, se cache une femme ».  Un coup de cœur à retenir et à lire dans cette période très délicate de confinement… Annette m'a aussi envoyé deux coups de cœur. Le premier évoque la vie de Flaubert, "Un automne de Flaubert" d'Alexandre Postel, édité chez Gallimard. Le grand écrivain, âgé de cinquante-trois ans, souffre d'une dépression et se réfugie chez un ami à Concarneau. Cet ami dirige la station de biologie marine. Gustave prend des bains de mer, se balade, observe les pêcheurs, se nourrit de mollusques. Un jour, son génie littéraire revient quand il commence à écrire un conte médiéval d'une grande férocité. Il finira par terrasser le dragon de sa mélancolie. Son deuxième coup de cœur, "D'un cheval l'autre" de Bartabas l'a aussi subjuguée. Je reprends les termes d'Annette : "La classe, style ferme, droit, philosophie des relations humaines et animales, sueur, beauté des regards, l'art, la musique, le silence". Magnifique, ce récit malgré un vocabulaire équestre un peu technique. Voilà les coups de cœur du mois de mars, peu nombreux mais de très grande qualité littéraire. 

vendredi 20 mars 2020

"Silence en octobre"

Jens Christian Grondahl, né en 1959 à Copenhague, a notamment étudié la philosophie avant de se lancer dans l'écriture dans les années 90. Son œuvre entière se compose d'essais, de pièces de théâtre et d'une vingtaine de romans. Je n'ai jamais manqué un rendez-vous avec un de ses livres depuis une trentaine d'années. Dans le cadre de l'atelier lectures du mois de mars, annulé au dernier moment, j'avais proposé une liste d'ouvrages sur le thème du silence dont ce "Silence en octobre" de l'écrivain danois. Un historien de l'art entreprend un long bilan de sa vie quand sa femme, Astrid, le quitte après dix-huit ans de vie commune. Cette rupture le plonge dans un abîme de réflexions, un flot de souvenirs, un examen de conscience. Pourquoi sa vie a-elle pris ce chemin ? Le narrateur tente de s'expliquer ce qu'il ne comprend pas lui-même. Les relations amoureuses apparaissent à ses yeux comme des énigmes insurmontables. Avec une lucidité impitoyable, il cherche la vérité de son mariage avec Astrid. Leur rencontre tient déjà d'un hasard invraisemblable. A l'époque, le jeune homme recueille une jeune femme avec son fils dans son taxi. Elle fuit un mari violent et ne sait pas où se réfugier. Le destin surgit pour le narrateur. Il lui propose de l'héberger chez lui. Leur histoire d'amour démarre plusieurs jours après : ils vont vivre ensemble et former une famille. Il analyse dix-huit ans après le naufrage de son mariage et revient sur ses amours anciennes : "Tout en brodant mon histoire, je me rends compte à quel point une vie reste pleine d'ombres et de silence. Comment prend-t-elle forme ? Pourquoi a-t-elle pris cette direction-là, cette direction décisive ?". Le narrateur se penche sur son premier amour sans issue avec une femme fuyante, la rencontre d'Astrid, son mariage et ses enfants, sa rencontre amoureuse à New York avec une jeune artiste et sa tentation de changer de vie. Ce roman proustien, teinté de culture danoise, évoque au fil des pages la présence de l'art. Il mentionne des voyages, sa vie intellectuelle à Copenhague et des peintres que j'aime beaucoup : Morandi et Hammershoï. Astrid va-t-elle revenir du Portugal et retrouver sa famille ? Chaque personnage cherche sa vérité, une autre vérité, plus fluide, plus fugace. Rien n'est jamais d'une clarté évidente. Jens Christian Grondahl joue avec la lumière opaque, grise et beige comme les couleurs d'un ciel scandinave. Cet écrivain impressionniste compose une palette de couleurs douces, mélancoliques et ressemble beaucoup à son maître de philosophie, Kierkegaard, un Danois comme lui. Le silence dans ce texte s'immisce dans leur couple jusqu'à l'incompréhension et la rupture. Peut-être vont-ils enfin se retrouver pour le briser… 

mercredi 18 mars 2020

Ordre du jour

Notre Président a donc imposé le "confinement" pour des raisons sanitaires sans employer ce mot quelque peu effrayant. L'heure est grave. La formule, employée à plusieurs reprises, "Nous sommes en guerre", est tombée comme un couperet. Ce virus insidieux, inconnu, virulent peut affoler et fortement inquiéter. Et pourtant, j'ai entendu plusieurs médecins qui ont comparé ce virus à une petite grippe de rien du tout. Où est donc la vérité ? Allons-nous avoir un pic de quelques millions de contaminés ? Combien de décès ? La région Grand Est semble très atteinte. Regarder les informations angoisse, ne pas les regarder est un déni. J'ai remarqué aujourd'hui dans mon propre quartier, des adolescents jouant au ballon, des enfants pratiquant le vélo, des couples se promenant. Les parents font preuve de désinvolture et certains préfèrent évidemment la "légèreté d'être" et pourtant, il va arriver ce tsunami viral. Se confiner chez soi, c'est respecter autrui. Certains pensent que c'est un complot américain, d'autres une arme chinoise, d'autres une vengeance de Mère Nature, d'autres encore un châtiment divin. Le réel cogne dur en ce moment. Un philosophe, Roger-Pol Droit, a analysé la situation ainsi : "Un tsunami mental, voilà ce qu'est aussi cette épidémie. Ses conséquences immédiates ne sont pas seulement sanitaires, boursières, sociales. Bien sûr, le coronavirus va de plus en plus saturer les hôpitaux, déprimer l'économie, détraquer les marchés financiers, menacer des emplois. Mais c'est également une étonnante expérience philosophique".  Comment faire face à cette menace insidieuse, silencieuse et obsédante ? Je viens de voir des dizaines de cercueils alignés dans une chapelle à Bergame. Cette image devrait faire réfléchir et je pense que beaucoup de Français n'ont pas encore compris l'enjeu des précautions sanitaires et sociétales. Tant pis pour les plaisirs des jours d'avant, ils reviendront bien un jour prochain. Tant pis pour les balades, pour le cinéma, le restaurant, les voyages. Ils finiront par surgir dans trois mois, dans six mois. Il vaut mieux penser à tous ceux et toutes celles qui sont malades, fragiles, bloqués au travail, confinés dans de tous petits espaces. Je pense surtout à tous les soignants, ces héros quotidiens dans les urgences. Il faut se sauver les uns les autres en faisant preuve de civisme, de responsabilité. Rester chez soi, attendre patiemment que la vague maladive et mortelle passe. L'Italie paye un lourd tribut en ce moment et elle a servi de cobaye. L'ambiance fin du monde dans mon quartier rappelle aux anciens qui m'entourent l'état d'esprit de la guerre mondiale. N'oublions pas qu'il nous reste quand même les médias, la télévision, Internet, les magasins d'alimentation, les pharmacies. Pour garder le moral, essentiel pour la santé, il faut se réorganiser dans son quotidien : je conseille les bienfaits prouvés de la lecture, comme je le fais toujours dans mon blog. Lisez, lisez, comme l'a dit notre Président. La lecture, un confinement consenti, une bonne solitude, une consolation intime et un médicament mental sans danger que nous pouvons consommer sans modération. 

lundi 16 mars 2020

"Croire aux fauves"

Nastassja Martin, anthropologue, spécialiste des populations arctiques, vient de publier un récit autobiographique très déroutant, "Croire aux fauves", publié aux Editions Verticales. Je n'ai pas trop l'esprit animalier mais lire Sylvain Tesson et sa "Panthère des neiges" m'avait rapprochée de nos compagnons sauvages. Mais, rencontrer par malchance un ours me semble un peu hallucinant : "L'ours est parti depuis plusieurs heures maintenant et moi j'attends, j'attends que la brume se dissipe. La steppe est rouge, les mains sont rouges le visage tuméfié et déchiré ne se ressemble pas". La narratrice raconte cette incroyable aventure personnelle : se battre avec un ours ! Ce jour du 25 août 2015, cet ours attaque Nastassja Martin quelque part dans les montagnes du Kamtchatka. L'ours s'est enfui et la jeune femme s'est battue avec un piolet pour le repousser. Elle comprend tout de suite que le plantigrade l'a défigurée avec sa mâchoire fracassée, qu'une jambe a été labourée par les griffes de l'animal. Cette étreinte brève et violente l'a laissée dans un état second. Que faisait cet ours dans ces parages ? La narratrice s'était isolée loin du camp de chasse où se déroule ses études de terrain. L'anthropologue éprouve une passion pour le Nord, pour les Indiens Gwich'in, chasseurs de caribou qui sont menacés par la prédation de leurs ressources minières. Dans les montagnes de Kamtchatka, vivent les Evènes, l'un des petits peuples que la fin de la protection sociale soviétique a abandonné dans une certaine misère. Sa fascination déborde sur les relations homme-animal, l'humain et le non-humain. Quel dialogue, quelles frontières entre ces deux mondes ? Les Evènes croient aux forces obscures, aux esprits animaux. En luttant contre cet ours, la narratrice a accédé à une double identité mi-homme, mi-ours. Son contact intime avec un animal révéré l'a transformée en "miedka", un être passé hors de la normalité humaine. Une matriarche nommée Daria la prend sous son aile alors que d'autres membres de la communauté la rejettent. Elle relate les soins qu'elle reçoit, les relations avec sa famille, et surtout son changement intime : "Je veux devenir une ancre. Une ancre très lourde qui plonge jusque dans les profondeurs du temps d'avant le temps, le temps du mythe, de la matrice, de la genèse. (…) Un temps où moi et l'ours, mes mains dans ses poils et ses dents sur ma peau, c'est une initiation mutuelle". Ce récit original et originel, influencé par Michaux et Pascal Quignard, d'une écriture magnifique, embarque son lecteur(trice) dans une rêverie poétique et philosophique au bord d'un gouffre. A lire absolument pour s'évader d'un présent d'une lourdeur palpable. 

vendredi 13 mars 2020

Devenir une île

Notre Président a pris une décision historique pour freiner l'épidémie du coronavirus, une catastrophe sanitaire qui va s'amplifier. Il fallait un choc pour faire comprendre aux Français que la situation s'avérait plus grave et plus sérieuse. Un des éléments qui permet de ralentir la contamination concerne la "distanciation sociale". La fermeture des écoles, des lycées, des collèges, des universités va confiner nos chers petits au sein de leur famille respective. Une rupture pédagogique inédite car, même en temps de guerre, les écoles fonctionnaient. Les gestes d'hygiène ne sont pas assez respectés dans la population par manque de discipline. J'ai remarqué, à la sortie du collège,  que des adolescentes s'embrassaient encore. La négation inconsciente de ce désastre sanitaire me semble hallucinant. Mercredi encore, je discutais avec des bibliothécaires qui recevaient beaucoup d'enfants dans le cadre d'une animation un peu exceptionnelle. Quand j'ai montré mon étonnement devant un tel regroupement, la bibliothécaire ne semblait pas mesurer la dangerosité de cet événement festif. Aujourd'hui, j'apprends que notre maire impose avec raison la fermeture des bibliothèques, de la piscine, de la patinoire. Enfin, les manifestations sportives seront annulées. La responsable de l'AQCV m'a aussi informée que l'atelier Lectures ne pouvait plus se tenir jusqu'en fin avril et même plus tard. Le temps de la vie sociale est suspendu. Heureusement, il reste les messages, le téléphone, le Skype pour maintenir les liens familiaux et amicaux. Une nouvelle et redoutable guerre est déclarée, m'a dit une personne qui a vécu les bombardements à Chambéry. J'ai évoqué dans ce blog la notion de collapsologie, d'effondrement, ce nouvel horizon qui se dessine, un horizon inquiétant, menaçant. J'ai aussi pensé au film "Contagion", vu récemment, ou à des séries américaines racontant des épidémies qui déciment une partie de l'humanité. Face à ce tsunami lent et submergeant nos consciences, comment réagir moralement ? Se ressourcer dans les livres de philosophie, surtout chez les Stoïciens, s'évader avec des très bons romans, retrouver les chemins de la poésie, découvrir des essais pour réfléchir. Ce temps de solitude contrainte doit servir à se recentrer sur des priorités personnelles parfois délaissées avant. Le message est tombé hier avec le Président : la crise sanitaire va durer des mois, la contagion progresse, le virus n'est pas une petite grippe sans conséquence. Chaque individu doit se transformer en île, une petit îlot qui ne doit toucher quiconque. Quand je vois les images de Venise, de Rome, de Milan, ces villes vidées de leurs habitants et de leurs touristes, je me souviens des œuvres fascinantes de Giorgio de Chirico : un monde où les humains ont disparu de la surface urbaine. L'art prémonitoire de ce peintre métaphysicien me touche particulièrement. Après ce séisme planétaire, le monde reprendra ses couleurs, mais j'espère qu'il sera meilleur… 

mercredi 11 mars 2020

Contrastes

Hier, j'ai passé la journée aux urgences pour un problème concernant un de mes proches. J'ai remarqué un certain malaise social devant tant de malades prioritaires ou non prioritaires. J'ai peut-être fantasmé un peu mais l'agent de l'accueil réglait les entrées avec des numéros… On faisait la queue comme à la SNCF… Les patients ne sont pas séparés dès leur arrivée et les gens qui arrivent présentent des symptômes divers : toux, suspicion d'AVC, coupures profondes, chutes, maladies infantiles, malades mentaux, dépressions, etc. Tout ce monde en mauvais état se croise sans masque sauf pour les soignants. Des flacons d'hydroalcoolique sont à la disposition du public. Mais, l'angoisse s'immisce en soi sans pouvoir la contrôler. Vais-je ramener cette bestiole à la maison ? Ce virus assez mystérieux inquiète, nous plonge dans l'incertitude, dans l'inconnu. Les plus fragiles d'entre nous peuvent avoir des complications mortelles. La presse, les médias ont beau nous rassurer sur le fait que ce virus ressemble à un gros rhume, faut-il le croire ? Je devais partir à Rome et dans le Latium le 19 mars. J'avais rendez-vous avec les Etrusques à Tarquinia et à Cerveteri, avec l'empereur Hadrien à Tivoli, avec Raphaël à Rome et avec toutes les merveilles culturelles de ce si beau pays. J'ai reçu l'annulation des vols et l'isolement du pays ami s'est bien matérialisé. L'Italie vit un cauchemar et peut-être que nous subirons en France le même scénario catastrophe. Les musées, les bibliothèques, les églises, les écoles, les collèges, les lycées et autres établissements ne reçoivent plus de public. Peut-on imaginer une vie sans cette convivialité sociale ? Je me rends compte avec cette crise sanitaire l'importance d'un quotidien sans menace... Flâner dans les rues, fréquenter les lieux culturels, se retrouver entre amis, recevoir sa famille, tous ces actes vont disparaître provisoirement. En attendant le retour à la normalité, j'ai imaginé quelques solutions apaisantes :  ranger ses placards, lire tous les ouvrages en retard, se balader dans son quartier, écouter tous ses CD, trier ses vieux papiers, écrire ses souvenirs, cuisiner des petits plats, faire du vélo d'appartement, regarder les émissions culturelles d'Arte, écouter France-Culture, préparer son jardin, échanger des messages avec ses amis. Il faut traverser ce temps suspendu avec calme et sang froid. Cet après-midi, je me suis promenée à Aix Les Bains, côté lac. Les familles promenaient les enfants, le manège tournait, les passants respiraient un moment de plénitude printanière. Le réel prenait sa revanche, un réel irréel ou un vrai réel ? Encore une question philosophique que Clément Rosset aurait traité avec son talent. Si je devais choisir une image de ce mois de mars : un virus assassin ou un printemps attendu ? Je préfère la deuxième image mais, hélas, la première domine…  

lundi 9 mars 2020

"La Persuasion des femmes"

J'avais déjà remarqué le talent de Meg Wolitzer, écrivaine américaine, grâce à son roman, "Les Intéressants" que l'on peut se procurer en livre de poche. Dans cet ouvrage, elle racontait la vie de quatre amis étudiants qu'elle suivait sur quatre décennies. Dans ce dernier opus, "La Persuasion des femmes", elle s'attache à deux personnages, deux femmes, l'une jeune et l'autre, plus âgée. La première, Greer Kadetski, une jeune fille "d'une timidité sélective et enragée", entre à l'université mais, ce n'est pas celle qu'elle a choisie. Ses parents, très marginaux, sont responsables de ce ratage à cause de leur manque de moyens. Dans cette fac de deuxième catégorie, elle rencontre lors d'une conférence, une féministe historique, Faith Frank, une sexagénaire élégante et charismatique. Avec sa meilleure amie, Zee, elle ose lui adresser la parole et Faith Frank lui donne sa carte de visite. Les études terminées, Greer recontacte Faith Frank pour lui demander du travail dans sa toute nouvelle fondation pour les femmes,financée par un homme d'affaires très riche, un philanthrope opportuniste. Zee, elle aussi, souhaite travailler avec la fabuleuse féministe mais Greer ne veut pas partager sa "déesse" et ne donne pas la lettre de son amie. Zee se résout à prendre un emploi de professeur, loin d'elle. Greer vit aussi une relation amoureuse intense avec Cory, étudiant en économie. Cory part en Asie comme manager et leur séparation va se confirmer quand il va perdre son frère cadet, mort dans un accident provoqué par sa propre mère. Pendant dix ans, à partir de 2006, Greer analyse la relation professionnelle qu'elle entretient avec Faith. Celle-ci lui confie des missions d'accompagnement pour aider les femmes en détresse. Greer excelle dans l'ombre et marque son territoire avec sa modestie et sa compétence. Ce roman dense et documenté propose une lecture des mouvements féministes aux Etats-Unis. Pour évoquer cette révolution essentielle, Meg Wolitzer sait construire des personnages complexes, ambigus et pose la question : "Qu'est-ce qui fait de vous la personne que vous êtes aujourd'hui ?". Les réponses sont multiples : les rencontres, le hasard, les accidents de la vie, les événements, les influences… L'écrivaine propose, parfois avec une bonne distance, un panorama du féminisme américain, du Women's Lib des années 60 à la Women's March de 2017 à la veille de l'intronisation de Trump. Je ne dévoilerai pas comment se terminent les relations amoureuses et amicales de Greer, de Zee et de Cory sans oublier l'égérie féministe, Faith. Il vaut mieux lire ce très bon roman stimulant pour comprendre la société américaine et la force des femmes... 

vendredi 6 mars 2020

"La Peste", 2

En relisant la Peste plusieurs décennies après, il se passe un phénomène étonnant. La mémoire conserve l'essentiel : la trame des événements, les personnages principaux, l'atmosphère à Oran, la présence de la mort, la séparation avec des proches, l'isolement de la population, l'héroïsme et la lâcheté des hommes. Je ne me souvenais absolument pas d'un personnage, nommé Grand, un fonctionnaire modeste de la mairie. Albert Camus dresse son portrait et perçoit chez cet homme une attitude exemplaire : "Il était de ces hommes, rares dans notre ville comme ailleurs, qui ont toujours le courage de leurs bons sentiments". Il ne réclame aucun avancement pour mieux gagner sa vie car il a un problème avec le langage : "Il cherchait ses mots" et il s'était mis en tête d'écrire et de "bien s'exprimer". Le regard d'Albert Camus donne à la simplicité de Grand une noblesse authentique. Un deuxième personnage très émouvant se révèle aussi au fil du récit : la mère du Docteur Rieux qui ressemble évidemment à la mère de l'écrivain. Elle rejoint son fils pour l'aider et quand son ami, Tarrou, succombe à la peste, elle le veille et le garde avec elle. Cette femme représente une certaine "sainteté" aux yeux de Camus : "Ainsi, sa mère et lui s'aimeraient toujours dans le silence". Le docteur Rieux survit à la peste et quand tout est fini, la question qu'il se pose se résume ainsi : "Et Rieux, qu'avait-il gagné ? Il avait seulement gagné d'avoir connu la peste et de s'en souvenir, d'avoir connu l'amitié et de s'en souvenir, de connaître la tendresse et de devoir un jour s'en souvenir. Tout ce que l'homme pouvait gagner au jeu de la peste et de la vie, c'était la connaissance et la mémoire. Peut-être était-ce cela que Tarrou appelait gagner la partie !". La morale du philosophe écrivain se niche dans ce petit paragraphe que j'aime tout particulièrement. Beaucoup d'analyses du roman ont été publiées et il est souvent très instructif de les découvrir. Albert Camus a décrit la peste qui peut s'interpréter comme une allégorie de la guerre (L'occupation allemande, la peste brune) et du Mal (malheur, maladie, mort). La peste révèle le courage héroïque et quotidien des uns et la lâcheté des autres. L'écrivain insiste donc sur les valeurs de solidarité et de générosité qui devraient inspirer les hommes et les femmes dans un monde sans Dieu. C'est pour cette raison qu'il faut offrir ce livre à tous les voleurs de masques dans les hôpitaux, à tous les égoïstes qui ne restent pas confiner chez eux, à tous les inconscients qui nient le fléau du virus actuel sans tomber dans la psychose. Et tous ces soigants, ces conducteurs de train et de métro, les commerçants, les fonctionnaires, tous ces gens ressemblent à Tarrou. Ils font leur métier d'une façon exemplaire. Il faut relire ce classique contemporain pour comprendre la fragilité et la vulnérabilité humaines. Albert Camus, ce grand philosophe humaniste indispensable !

jeudi 5 mars 2020

"La Peste", 1

Le roman d'Albert Camus, "La Peste", est devenu, paraît-il, un achat compulsif dans cette période anxiogène où le pays subit une épidémie qui s'amplifie de jour en jour. Je l'avais depuis longtemps dans ma bibliothèque dans la Collection Blanche de Gallimard. J'ai donc ouvert le roman et je ne l'ai plus lâché. J'avais gardé un souvenir fort et impressionnant de cette œuvre, une des plus lus dans le monde. Des décennies après, une relecture m'a vraiment intéressée au plus haut point. Je me souvenais des rats qui envahissent Oran avant la déclaration de la peste, des malades qui mouraient par centaines, des personnages magnifiques comme le médecin Rambert et le journaliste Tarrou, la petitesse des uns, la grandeur des autres. Je me suis demandée si ce roman avait mal vieilli et tout en redécouvrant le texte camusien, j'ai ressenti une émotion inattendue. Le style n'a pas pris une ride comme Albert Camus, disparu trop tôt à 46 ans. "La Peste" a été publiée en 1947 et appartient à un cycle de la révolte comprenant "L'Homme révolté" et "Les Justes". L'écrivain s'était renseigné sur une petite épidémie de peste bubonique survenue à Oran en 1945, succédant à un épisode plus important à Alger, l'année précédente. L'histoire se déroule donc à Oran dans l'Algérie française. Le concierge de l'immeuble du docteur Rieux tombe malade et meurt soudainement. Grand, un employé de mairie prévient le docteur que des milliers de rats périssent en très grand nombre. La mairie décide de fermer la ville et l'isole pour empêcher la propagation de la peste. L'écrivain, à travers ses personnages, analyse le comportement humain face à un cataclysme. Un journaliste parisien, Rambert, fait tout pour quitter la ville. Cottard, un trafiquant, profite cyniquement du fléau pour faire des affaires. Le Père Paneloux voit dans l'épidémie, une grâce qui peut changer les hommes et les faire basculer dans le Bien. Dans la ville, les crimes se multiplient et les habitants se résignent, abattus par le fléau. Seuls, Tarrou et Rieux soignent les malades avec une conscience exemplaire : "Rieux se secoua. Là était la certitude, dans le travail de tous les jours. Le reste tenait à des fils et à des mouvements insignifiants, on ne pouvait s'y arrêter. L'essentiel était de bien faire son métier". Malgré la menace de mort, ces deux personnages luttent pour éradiquer la contagion. Leur amitié et leur solidarité les maintiennent debout. Le message camusien s'inscrit dans une scène emblématique où les deux amis se permettent un bain de mer dans la nuit, nageant en silence pour se libérer de toute l'angoisse, provoquée par le fléau. En janvier, la peste régresse et un sérum, développé par Castel, un médecin chercheur, commence à faire de l'effet sur les malades. Alors que l'épidémie est déclarée terminée, Tarrou meurt après avoir lutté contre le mal. Cottard, le trafiquant, devient fou et tire sur la foule. Rieux apprend que sa femme n'a pas survécu à la tuberculose. Je ne résume que les faits du roman. Je parlerai demain de quelques scènes significatives de la philosophie de Camus. Cette peste à Oran n'est pas seulement la peste… 

mercredi 4 mars 2020

"Avant que j'oublie"

Anne Pauly signe son premier roman, "Avant que j'oublie", édité chez Verdier, une maison littéraire de très grande qualité, installée dans l'Aude à Lagrasse. La narratrice raconte dès la première page la mort de son père et surtout le rangement de ses affaires. Que reste-t-il après la disparition d'un homme ? Des objets usuels, inutiles, fatigués, orphelins de leur propriétaire, un inventaire à la Perec. La liste s'allonge avec une impression nostalgique, liée à l'absence irrémédiable : "des mots fléchés force 4, sa petite Bible, un recueil de haïkus, son livre sur Gandhi, son étui à lunettes mité en skaï bordeaux, trois critériums dont un très ancien, une gomme". Recueillir les traces de ce père atténue la douleur de la perte. Puis, la narratrice et son frère se chargent des obsèques avec le choix du cercueil. L'humour caustique et ravageur d'Anne Pauly s'affirme encore davantage dans cette scène. La comédie sociale éclate dans l'obséquiosité de ces professionnels de la mort, un peu trop préoccupés par la vente de leurs produits. Puis, les relations avec le prêtre pour la cérémonie s'avèrent délicates et hypocrites. Peu à peu, le portrait du père s'affine : il était programmeur informaticien, aimait la nature, lisait de la philosophie orientale, pratiquait le zen. Mais, cet homme était aussi alcoolique et violent. Après sa mort, la narratrice mène donc une enquête sur ce père énigmatique. La maison doit être débarrassée et dans ce lieu, les souvenirs se bousculent dans un désordre anarchique. Qui est donc ce père ? De quoi est faite une vie ? Un homme mosaïque avec une vie décevante, un "gros déglingo", un ours invivable, un inconnu, en fait. A travers mille objets et mille souvenirs entassés dans sa dernière demeure, la narratrice retisse un portrait ambigu et attachant qui va l'aider à "faire son deuil", à atteindre un apaisement nécessaire pour se reconcilier avec l'image paternelle. Le langage du roman évoque une myriade de détails sur la vie quotidienne, drôles comme les repas de famille ou graves, parfois. La narratrice trouve une lettre qui lui révèle une autre face de cet homme si trouble. Ce roman intimiste, un premier roman, à la portée universelle, à l'écriture vivifiante aurait mérité un prix littéraire à la rentrée. Anne Pauly manie l'humour avec maestria, l'émotion avec pudeur et emporte l'adhésion enthousiaste de son lecteur(trice). Quel talent ! J'attends son deuxième roman avec impatience. A lire sans tarder. 

mardi 3 mars 2020

"Le coeur de l'Angleterre"

Jonathan Coe revisite l'Angleterre au temps du Brexit dans son nouveau roman, "Le cœur de l'Angleterre", publié chez Gallimard en 2019. Ce formidable roman reprend les héros de "Bienvenue au club", (2002) et du "Cercle fermé" (2006). Le premier roman relate la vie de Benjamin Trotter, lycéen à Birmingham et de ses proches pendant les seventies que les lecteurs(trices) retrouvent dans la période blairiste des années 1990-2000. Les voilà tous réunis dans ce troisième opus, confrontés aux prémices du Brexit, puis au référendum et à ses suites. Le personnage principal, Benjamin, est devenu un quinquagénaire mélancolique et a pris une grande décision : il veut s'engager dans une carrière littéraire. Il s'est éloigné de la ville pour vivre dans un vieux moulin, sa tour d'ivoire pour écrire. Sa compagne l'a quitté et réside en Australie avec son nouveau compagnon.  Sophie, sa nièce, une doctorante en art, lasse de ses conquêtes avec des étudiants, s'éprend d'un gentil moniteur d'auto-école avec qui elle forme un couple un peu disparate. La mère du jeune homme symbolise l'attitude de la petite classe moyenne anglaise, méfiante voire raciste à l'égard des étrangers. Son fils perd son poste au profit d'une collègue noire et il commente ce fait comme une discrimination inversée : "Ose me dire que les gens comme moi ne sont pas devenus des victimes dans leur propre pays". Sophie connaît à son tour un épisode embarrassant quand, dans un de ses cours, elle fait une remarque un peu ironique à une étudiante transgenre qui se sent humiliée. Elle portera plainte contre son professeur. Insultée dans les réseaux sociaux, elle est suspendue de son poste à la fac. Un ami de Benjamin, Doug, journaliste de gauche qui entretient une liaison avec une députée conservatrice, analyse la situation politique du pays. Le référendum sur le Brexit divise le pays : "Une moitié du pays semblait être devenue farouchement hostile à l'autre". Le vieux père de Benjamin n'aspire qu'au Brexit, ne reconnaissant plus son pays d'antan. Jonathan Coe entremêle, avec une puissance narrative, la grande Histoire aux destins individuels. Tous les thèmes d'actualité sont traités dans cette fresque romanesque : la montée du nationalisme, la politique d'austérité, le politiquement correct, la lutte contre les discriminations, les événements historiques comme les Jeux olympiques en 2012. Le roman fourmille d'anecdotes, de réflexions, de drames et de comédies. L'ironie ravageuse de l'écrivain donne au texte une légèreté toute "kunderienne". Jonathan Coe explore son pays en crise avec un brin de nostalgie sur le temps qui passe avec son défilé de pertes diverses. En lisant ce grand roman, chaque lecteur(trice) peut se retrouver à travers les personnages souvent sceptiques devant tant de changements sociaux. Pour comprendre vraiment ce qui se passe en Angleterre dans ces années 2010, ce n'est pas la peine de lire des milliers d'articles dans les journaux, il vaut mieux ouvrir le livre de Jonathan Coe ! Un régal littéraire… 

lundi 2 mars 2020

"Hors de moi"

Claire Marin avait écrit l'année dernière un essai passionnant, "Ruptures" et j'ai eu la curiosité de lire un autre récit, "Hors de moi", publié chez Allia en 2008. Elle relate sa maladie, une maladie auto-immune rare, dont elle est atteinte. Sa première phrase annonce son avenir compromis : "Il n'y aura pas de fin heureuse. Autant le savoir d'emblée. C'est une histoire tragique, faite de répétitions et d'aggravations. Quelques silences entre les soupirs, les gémissements, les pleurs ou les cris, de douleur et de rage. Une vie intense". Claire Marin appelle avec ironie, sa maladie, "une compagne fidèle", une "démolition secrète" qui la diminue. Quand elle apprend cette nouvelle catastrophique, la narratrice sait que sa vie a changé et qu'une nouvelle commence : 'On roule sur la bande d'arrêt d'urgence". Ce cataclysme provoque aussi "une sensibilité qui s'était endormie", une accélération du temps présent, une amplification des rapports à soi et aux autres. Cette expérience existentielle la plonge dans "le vif de la vie, dans sa démesure". Elle manie même un humour caustique en qualifiant sa maladie de compagne "d'une fidélité sans faille", "une relation passionnée et éternelle". Sa colère et sa rage se manifestent dans les mots forts et intenses de cette maladie qui la frappe comme une injustice insupportable : "Cette maladie me met hors de moi. La colère dit cette insupportable dépossession. C'est de ma propre vie, de mon identité que je suis amputée". Elle décrit les ravages de la maladie sur son corps, les "giclées de douleur au creux des poignées, dans les bras, les hanches", "une fatigue harassante". Elle raconte la chosification de son corps devant les soignants, ses nombreux passages à l'hôpital, la cohabitation avec des malades beaucoup plus âgés qu'elle,  le sentiment de "l'invisibilité" du patient, le bruit, l'indifférence. La patience du malade s'avère infinie et ce mot de patiente caractérise la condition du soigné. La narratrice entre "en maladie comme on entre en religion". Quand le médecin lui annonce sa "rémission", Claire Marin raconte les crises qui s'atténuent, le courage qui revient, le retour de l'espoir. Ce témoignage d'une écriture magnifique communique une énergie rageuse et reconstitue la vie difficile et fragile de tout malade. Le désir inattendu et renaissant surgit à la fin de ce très beau récit.