mardi 5 juillet 2022

"Ton absence n'est que ténèbres"

 Lors de l'atelier de mai, Régine avait évoqué avec enthousiasme le roman de l'écrivain islandais, Jon Kalman Stefansson, "Ton absence n'est que ténèbres", publié chez Grasset en janvier 2022. Odile a aussi écouté cet auteur chez Garin lors d'une rencontre littéraire en mai. Je n'avais jamais lu un de ses romans et j'avoue mon étonnement émerveillé dès que j'ai lu les premières pages. Il est assez rare de se laisser emporter par une bourrasque de mots ou une vague d'émotions. Et pourtant, ce roman ample et vaste m'a submergée et j'ai même regretté d'avoir quitté cette terre, l'Islande, les hommes et les femmes de ce pays si particulier, si singulier. Le narrateur de cette saga souffre d'amnésie. Il n'a plus aucune idée de son identité, de son passé et de son présent. Il va donc entreprendre un retour vers son histoire familiale sur cent vingt ans mais cette traversée pose parfois un problème d'identification des personnages sans le recours à la chronologie traditionnelle. Il ne faut pas oublier l'amnésie du personnage central et la reconstitution qu'il entreprend pour évoquer des personnages inoubliables se nimbe d'un brouillard épais. Le thème des disparus devient le fil conducteur du récit : "Les morts nous suivent toujours. A la fois ténèbres et lumière, consolations et reproches". Pour repérer quelques personnages clés, j'ai retenu le personnage émouvant de Gudridur, une femme quasi analphabète qui écrit un article sur un ver de terre, le lombric. Son destin va changer quand un pasteur découvre son talent scientifique. La voilà promue dans une revue d'intellectuels à la fin du XIXe. Son choix existentiel s'avère poignant. Quitter son mari et ses enfants n'était pas monnaie courante. Dans ce portrait d'une ancêtre, l'écrivain islandais pose le dilemme philosophique du changement : "Il convient de choisir la vie sans jamais la vouvoyer quand elle se manifeste, de la cueillir sans se soucier des conséquences".  Au delà des personnages d'une humanité profonde, les questions existentielles jaillissent dans chaque page. Quelle vie mener ? Comment être heureux ? Qu'est-ce que l'amour ? Faut-il rester en Islande ou partir ailleurs ? L'écrivain répond : "Quelle est la solution, étouffer les voix du cœur dans l'espoir que le monde ne bougera pas d'un pouce ou s'accrocher aux sentiments, leur laisser le pouvoir et faire ainsi de son existence un saut dans le vide ? Ce roman fleuve, ce roman océanique ne se résume pas facilement et il serait vain de ma part d'établir une liste de tous les personnages flamboyants qui choisissent la déraison plutôt que la sagesse. Il faut se jeter dans ce texte sans bouée et sans boussole. Le mot d'ordre de Stefansson : "Ecrivez. Et nous n'oublierons pas. Ecrivez. Et nous se serons pas oubliés. Ecrivez. Parce que la mort n'est qu'un simple synonyme de l'oubli". Lors d'un entretien, l'écrivain islandais précisait son projet littéraire titanesque : "On fait parfois le choix de rester pour éviter le chaos. Mais le chaos se produit lorsque l'on tente de garder le contrôle, de retenir ce qu'il y a de déraisonnable en nous. Nous pensons être des êtres de raison, mais nous ne sommes que des boules de sentiments". 600 pages volcaniques venus d'un pays lui-même volcanique ! A découvrir cet été car ce  texte puzzle d'une architecture novatrice combine le romanesque avec le philosophique, l'histoire islandaise avec l'intime des vies. Une réussite exceptionnelle tout simplement...