vendredi 26 avril 2024

"Il ne faut rien dire", Marielle Hubert

 J'ai lu, sur les conseils de Danièle, un récit autofictionnel de Marielle Hubert, "Il ne faut rien dire", publié chez P.O.L. en janvier 2024. Un texte poignant, coup de poing, coup de coeur. Mais, difficile à lire, inconfortable, troublant, dérangeant. Et pourtant, ce deuxième récit de Marielle Hubert, après "Ceux du noir", est l'acte de naissance d'une jeune écrivaine talentueuse qu'il faudra suivre dorénavant. La narratrice évoque sa mère très malade, en fin de vie, atteinte d'un cancer généralisé : "Je ne ressens rien. Je ne suis pas triste. J'ai dit : j'ai hâte qu'elle meure". Cette mère s'appelle Sylvette : "Sylvette est née le 10 juillet 1945. Elle est dans le ventre de sa mère à la Libération de la France. Dans son corps de foetus se trouve dèjà par millions l'ensemble de ses ovocytes. Avant même sa naissance, le stock est là, complet. Parmi ces cellules, il y a la moitié de moi. Voilà mon point de départ". La narratrice va explorer et exploiter la mémoire familiale pour enfin comprendre cette mère-enfant, Sylvette. L'enquête commence avec le personnage hautement repoussant qui se nomme banalement Armand, le grand-père, homme handicapé car il a contracté la polio dans son enfance. Un ogre, violent, colérique, tyrannique, alcoolique. Il changera le prénom de sa fille de Françoise en Sylvette, par provocation. Invivable. Sa femme, Simone, grand-mère de la narratrice, victime docile et soumise, supporte son malheur avec un déni sur l'état de son mari. La mére de la narratrice a toujours été envahie par "une cohorte de fantômes". L'enfant Sylvette a cessé de vivre à l'âge de cinq ans. Quel est ce choc qu'elle a subi ? La petite fille a malheureusement, atrocement rencontré sur son chemin, l'ogre Armand, son propre père : "En 1950, Armand viole Sylvette pour la première fois". Fait glaçant, d'une précision chirurgicale. A partir de ce secret révélé qui surgit à la fin du récit, tout s'éclaire enfin : la non-vie de sa mère, le poids du silence familial, la tragédie. Comment survivre après ce traumatisme ? La narratrice pose la question : "Je n'étais pas née quand les fantômes de Sylvette étaient jeunes et vivants. Je connais ce temps-là par les sempiternelles photos et par les récits qu'elle m'en a faits. Il y a un trou en moi : ce sont eux". Comment même mourir après avoir vécu cet acte sordide, inhumain ?  Marielle Hubert empoigne les mots, façonne les phrases à la hache pour offrir à cette mère malade, souffrante, un hommage fiévreux, douloureux, passionnel. Cette lecture parfois éprouvante mais aussi magnifique de courage dénonce le non-dit du malheur familial, de la honte, de la culpabilité. Marielle Hubert écrit : "Les survivants sont des monstres : la douleur chez eux est convertie en métal vivant". Le titre du livre résume l'attitude de sa mère, "Il ne faut rien dire",  alors que la narratrice a choisi de tout dire. Une lecture indispensable sur l'inceste.