vendredi 24 février 2023

Atelier Littérature, 2

 Danièle était particulièrement émue en évoquant un des textes autobiographiques de Colette, "La Treille Muscate", intégré dans un recueil, "Prisons et Paradis", publié en 1932. Les parents de Danièle prenaient leurs vacances près de la résidence de Colette. Cette lecture a donc réactivé des souvenirs familiaux imprégnés de nostalgie heureuse. En 1925, l'écrivaine tombe amoureuse de cette maison dans le golfe de Saint-Tropez et pendant treize ans, elle viendra passer ses étés dans ce paradis enchanteur, accompagnée de son mari, Maurice Goudeket : "Je dormais le mistral dans les cheveux. Des chouettes dialoguaient dans les pins, avant minuit, et le brasier des criquets ne se taisait qu'après elles. Quel songe valut l'heure d'insomnie qui me donnait en partage, à moi seule, avant le lever du jour, la Méditerranée endormie". Pour tous les amoureux de la Provence, ce texte court et lumineux sent la lavande. Odile a beaucoup aimé "La naissance du jour", paru en 1928. Ecrit à la première personne, ce récit romanesque entrelace un bilan (la narratrice a 55 ans) avec des réflexions sur sa mère Sido, un séjour à Saint-Tropez, mais aussi une intrigue amoureuse entre un jeune voisin, Vial, et Hélène, attirée par Vial, une jeune femme peintre, amie de Colette. Vial est amoureux de l'écrivaine mais elle influence le jeune homme pour qu'il se rapproche d'Hélène. A la fin du récit, Colette semble renoncer et prend acte d'une sérénité retrouvée : "Des pêches, oubliées dans une coupe, se rappelèrent à moi par leur parfum suri ; l'une d'elles, où je mordis, rouvrit à ma faim et à ma soif le monde matériel, sphérique, bondé de saveurs". Avec Colette, tout est célébration de la "chair du monde". Régine a présenté un recueil de  vingt-deux nouvelles, "La Femme cachée". Nombre d'entre elles ont pour héroïnes des femmes à la recherche de leur identité. Dans un bal masqué, un mari reconnait sa femme qui avait refusé de l'accompagner. Elle le séduit et le provoque. Il ne la reconnaît plus. Régine a préféré la nouvelle, "La main". Une jeune femme découvre soudain le caractère "monstrueux" de la main de l'homme qui dort auprès d'elle. Colette romancière, Colette nouvelliste, essayiste, journaliste, comédienne, mime, artiste, et on peut ajouter esthéticienne un temps, présidente de l'Académie Goncourt, pianiste, et dans sa vie privée, fille, mère, amante, épouse, amie, et encore, jardinière, cuisinière, brodeuse, collectionneuse de sulfures, de livres, d'estampes. Une femme heureuse, une femme malheureuse, un esprit de jeunesse éternelle, une femme d'une créativité exceptionnelle qui proclamait "Toute ma peau a une âme".  Pour terminer l'atelier, chacune a relevé un mot particulièrement original. J'ai retenu : apophtegme, bâcleuse, créosote, fredon, simplesse, rossarde, hamadryade, casaquin, bonheur-du-jour, comestiqué, doguine. Pour conclure, il faut lire et relire Colette, notre "star" littéraire la plus photographiée du XXe. Dans l'univers féminin et félin de Colette, j'aime sa prose poétique, ses images fulgurantes, ses rêveries sur la nature et sur les animaux, ses méandres ambigus sur l'amour pluriel, ses personnages touchants, et je savoure au fil des mots son goût de la vie, teinté parfois d'une ironie narquoise et espiègle. Claudine, Renée, Missy, Julie, Annie, Marguerite, Polaire et tant d'autres femmes magnifiques et vivaces traversent avec une beauté sans égale son œuvre multiforme. Pour ma part, mes relectures à quelques décennies de distance m'ont réconciliée et pour longtemps avec cette grande dame des Lettres françaises.   

jeudi 23 février 2023

Atelier Littérature, 1

 Ah Colette ! Cet après-midi, c'était du Colette à tous les étages ! D'habitude, nous évoquons les coups de cœur mais, là, nul coup de cœur en dehors de notre écrivaine du jour, la rebelle, la scandaleuse, la vorace de la vie, la jouisseuse et la nostalgique Sidonie-Gabrielle d'un paradis perdu, celui de l'enfance auprès de Sido et du Capitaine. J'ai démarré la séance par sa vie agitée et chaque lectrice m'a cité un événement qui les avait marquées plus particulièrement. Geneviève a parlé de la jeunesse de Colette et de sa relation à Willy. Colette a été frappée par la relation homosexuelle de l'écrivaine avec Missy, son amante, la Duchesse de Morny qui a duré cinq ans. Nous avons donc parlé de ses parents, de son enfance magique, de ses trois mariages, de ses activités artistiques dans le monde du music hall. Nous avons aussi discuté des relations houleuses avec le sexe opposé, de sa relation fusionnelle avec la nature et les animaux familiers. Nous avons même évoqué l'absence de Colette au mariage de sa fille ! Car Odile et Régine ont quand même émis des réticences sur le comportement "égocentrique" de notre Sidonie-Gabrielle tout en adhérant à la magicienne des mots. Pour comprendre ses récits et ses romans, de nombreuses publications sont sortis ce mois-ci comme la revue Lire ou le dossier du Monde. Après les anecdotes sur sa vie trépidante et passionnée, Geneviève a présenté le roman qu'elle adule : "Le blé en herbe", publié en 1923. Cette histoire conte l'initiation sentimentale de deux adolescents parisiens au bord de la mer en Bretagne. Vinca, 15 ans, l'innocence même, et Phil, 16 ans, se sont toujours aimés depuis leur plus tendre enfance. Mais, Phil rencontre une voisine de 35 ans et vit sa première expérience sexuelle. De l'adolescence à l'âge adulte, la métamorphose change profondément les êtres et Colette analyse, avec sa fameuse finesse psychologique, ce passage si redoutable. Geneviève a lu un extrait du "Blé en herbe". Elle avait lu aussi "L'entrave" et "Claudine s'en va". Colette a choisi "La Chatte", publié en 1933. Alain se marie avec Camille sans trop de passion. Car le jeune homme aime davantage sa chatte que son épouse. La jeune mariée, pétrie de jalousie, jette la chatte par la fenêtre. Le mariage finira mal... Il faut souligner l'esprit ironique de l'écrivaine sur la conception du couple. Colette a lu à voix haute un passage des "Vrilles de la vigne" sur le vieillissement. Agnès, Pascale et Odile ont évoqué "La Vagabonde", publié en 1910. Elles ont apprécié l'évocation du milieu artistique du Music Hall dans lequel s'agite l'héroïne, double de l'écrivaine. Mais, l'histoire d'amour entre Renée  et Maxime ne les a pas convaincues. Pascale a lu un très beau texte tiré de ce roman sur l'écriture, sa passion intime et imagée de Colette. (La suite, demain)

mercredi 22 février 2023

"Papiers collés", Georges Perros

 Parfois, je regarde ma bibliothèque avec un regard nouveau en me demandant pourquoi ce livre repose toujours sur une étagère. J'entreprends régulièrement mon propre "désherbage", acte courant dans les bibliothèques. Il faut bien faire de la place pour les nouvelles acquisitions. Donc, je saisis les ouvrages que je ne relirai plus et je les donne à la Médiathèque de Chambéry ou je les place dans les cabanes à livres. Mais, je ressens toujours une nostalgie de les voir quitter mon domicile. D'autres lecteurs et lectrices les découvriront et les livres vivront sur d'autres étagères dans des belles maisons ou appartements. En farfouillant ainsi dans mes rayonnages que je range souvent avec plaisir, j'ai eu la soudaine envie de relire un auteur dont j'ai conservé quelques titres et que j'avais abandonné depuis trop longtemps. Il s'agit de Georges Perros. Qui est donc cet inconnu de la littérature contemporaine ? Il est né à Paris en 1923. Avant de se lancer dans l'écriture, il est reçu à la Comédie-Française où il rencontre Gérard Philippe, Jean Vilar, Maria Casarès et d'autres comédiens célèbres. Comme il se lasse de la figuration théâtrale, il traduit des pièces de Tchekhov et de Strinberg. En 1959, il s'installe à Douarnenez dans le Finistère avec son épouse Tania où ils élèveront cinq enfants. En 1961, le premier volume des "Papiers collés" parait chez Gallimard. Il écrira aussi de très beaux poèmes en utilisant un langage simple d'un lyrisme maîtrisé. Il meurt à Paris en 1978 d'un cancer du larynx. Dans ses "Papiers collés", il propose des études sur la littérature en particulier sur Kafka, Rimbaud, Hölderlin, Kierkegaard. Comme il prend quotidiennement des notes griffonnées sur des papiers divers, il évoque sa vie, ses réflexions existentielles dans une langue dépouillée mais d'une densité certaine : "Pour ne rien perdre de cette incessante lecture, tout m'est bon - bouts de papier, souvent hygiénique, tickets de métro, boîtes d'allumettes, pages de livres. J'en suis couvert".  Il appartient à la famille de Chamfort, Joubert et Cioran. Aphorismes, citations, poèmes en prose, portraits d'écrivains, références littéraires, ce récit en miettes dégage un charme certain et procure un grand plaisir de lecture. Georges Perros compose un patchwork de textes où il parle de poésie, d'amour, d'amitié, de philosophie et sa sagesse est toute imprégnée d'une lucidité mélancolique : "Ecrire, c'est renoncer au monde en implorant le monde de ne pas renoncer à nous". La solitude choisie semble l'obséder dans sa Bretagne d'adoption. Ce poète écrivain d'une sensibilité à fleur de peau, a écrit une autobiographie originale sous la forme d'un grand poème, "La vie ordinaire", publié dans la collection Poésie/Gallimard. Cet amoureux fou des lettres françaises déclarait : "Je ne dirai jamais de mal de la littérature. Aimer lire est une passion, un espoir de vivre davantage, autrement mais davantage que prévu". Un avis partagé. 

lundi 20 février 2023

"La Vagabonde", Colette

 Je poursuis mes billets sur la délicieuse Colette en évoquant "La Vagabonde", inscrite dans mon programme de lectures de février. J'avoue que les récits autobiographiques de l'écrivaine me passionnent plus que ses écrits romanesques. Mais, "La Vagabonde", publiée en 1910, possède des éléments largement inspirés de son expérience personnelle dans le milieu du Music Hall où elle a travaillé pendant plusieurs années. Son mariage malheureux avec Henri Gauthier-Villars dit Willy est aussi évoqué avec une rancœur toute légitime. Son personnage féminin, Renée Néré, autrefois épouse d'un peintre reconnu, survit modestement grâce aux théâtres et aux cabarets à Paris et en province. Elle se définit comme "une femme de lettres qui a mal tourné". Se retrouvant seule avec sa chienne Fossette dans un petit logement, elle a abandonné l'écriture. Un jour, dans une de ses tournées, elle rencontre un admirateur plus fervent que les autres et la jeune femme subit sa cour effrénée. Renée rejette, refuse l'amour après l'échec retentissant de son mariage. Maxime est jeune, beau et surtout riche. Renée se sent prise dans un piège. Elle s'installe dans une bohème un peu anarchique surtout dans le milieu artistique parisien et apprécie les nombreuses rencontres avec des personnages hauts en couleurs comme son collègue Brague. Déchirée entre sa nouvelle conquête d'une autonomie rêvée et un retour dans le carcan du mariage, Renée symbolise l'ambiguïté de Colette : vivre en toute sécurité en couple avec Maxime ou vivre sans entraves avec sa solitude. La narratrice s'exclame ainsi : "Il y a des jours où la solitude, pour un être de mon âge, est un vin grisant qui vous saoule de liberté, et d'autres jours où c'est un tonique amer, et d'autres jours où c'est un poison qui vous jette la tête aux murs". Sa carrière de pantomime comble sa vie mais elle règle aussi ses comptes avec son ancien mari, volage et trompeur, pusillanime et hypocrite (portrait de Willy, en fait). Colette aborde aussi dans ce roman le thème de la vieillesse, une obsession que l'on retrouve souvent dans ses œuvres. L'idée de son changement physique la hante car "elle se sent usée, incapable de reprendre l'habitude de l'amour". Elle déclare à un ami : "Je ne suis plus assez jeune, ni assez enthousiaste, ni assez généreuse pour recommencer le mariage". Ce roman en trois parties, le passé de Renée, sa vie des tournées théâtrales, et sa relation avec Maxime. Elle décide de poursuivre sa carrière de pantomime et choisit la liberté, son "indépendance mentale". Maxime ne fera pas partie de son avenir. L'amour n'est que souffrance pour la jeune femme. Renée a goûté à sa liberté et ne veut plus être une "femme soumise". Ce roman d'émancipation a certainement influencé plus de femmes que des traités féministes militants. Colette a montré dans son roman un talent d'écriture exceptionnel alors qu'elle avait à peine une trentaine d'années. Sido, sa mère, conseillait à sa fille : "regarde" et Colette a aussi compris "écris ce que tu regardes" : "Ecrire ! Pouvoir écrire ! Cela signifie la longue rêverie devant la page blanche, le griffonnage inconscient, les jeux de la plume qui tourne en rond autour d'une tache d'encre, qui mordille le mot imparfait, le griffe, le hérisse de fléchettes, l'orne d'antennes, de pattes, jusqu'à ce qu'il perde sa figure lisible de mot, mué en insecte fantastique, envolé en papillon-fée". Colette, un festival de sensations, d'images et de saveurs. A lire sans cesse sans modération... 

vendredi 17 février 2023

"Mes Fragiles", Jérôme Garcin

 Jérôme Garcin, animateur de l'émission "Le masque et la plume" et écrivain de talent, a déjà évoqué l'histoire de sa famille dans un de ses ouvrages précédents, 'Olivier", son frère jumeau tragiquement renversé par une voiture en 1962, à l'âge de 6 ans. Plus tard, l'écrivain perd son père en 1973 et il raconte ce drame dans le récit, "La chute de cheval". Le voilà le dernier survivant de cette famille dans son dernier livre, "Mes Fragiles", édité chez Gallimard en janvier dernier. Un journaliste du Monde écrit en qualifiant Jérôme Garcin : "Ses deuils sont le creuset de sa vocation littéraire. Ecrire est une manière de prolonger les vies". Surviennent dans ce texte les deux décès à six mois de délai : celui de sa mère et celui de son frère. Sa mère, Françoise, usée par différentes maladies, s'éteint à 89 ans en septembre 2020 dans de grandes souffrances. Jérôme Garcin raconte la vie de cette femme originale, très croyante et amie du comédien Michaël Londsdale. Elle travaillait au Louvre comme restauratrice de tableaux. Son frère, Laurent, "un grand petit garçon", atteint d'obésité et handicapé mental, succombe du Covid en 2021 à l'âge de 55 ans. Lui aussi s'adonnait à la peinture et ses toiles très colorés témoignaient de son mal intérieur et de la vision qu'il avait du monde. Elle a toujours protégé son fils Laurent au comportement imprévisible et elle est morte sans connaitre le secret familial que l'écrivain révèle dans ce récit pudique. Il est porteur d'une maladie génétique rare, (le syndrome de l'X fragile), responsable d'un déficit intellectuel : "Je me sens responsable d'avoir propagé ce que j'ignorais avoir hérité". Malgré cette menace qui plane dans la transmission familiale, il regarde le réel avec une confiance renouvelée et ne perd jamais l'espoir d'éviter les dégâts ravageurs de cette maladie génétique. L'écrivain montre dans ce récit, la vulnérabilité des êtres, les liens de famille frappés par la fragilité. Comment vivre avec ses "chers disparus" ? En utilisant les mots, la littérature. Il leur consacre un tombeau mémoriel pour lutter contre l'oubli : "Mais plus le temps passe et je crois en la présence des morts. Ils sont là. Leur âme demeure, plane et s'obstine. Ils s'annoncent souvent entre chien et loup, dans une lumière tamisée de petit matin ou de fin de jour (...) Je leur parle en silence depuis si longtemps".  Dans "La Grande Librairie", Jérôme Garcin était "habitée" par ses "Fragiles" et ce livre pose la question universelle de notre rapport à la mort.  Une lecture consolatrice, malgré tout. 

jeudi 16 février 2023

"Claudine à l'école", Colette

 Depuis le début de l'année, je me suis fortement attachée à notre Colette nationale, génie littéraire de la première moitié du XXe siècle. Plus je lis ces textes, plus je savoure son style et son univers. J'écoute des podcasts sur elle en marchant, je m'informe sur sa biographie grâce à des revues et à des critiques. Mon début d'année s'est "colettisé" et quand je saisis un roman du jour, je suis étonnée par la fadeur de l'écriture contemporaine. Je reviens vite boire dans ma source littéraire de prédilection et je me délecte, à travers ses mots, des émotions et des émois que cette parisienne bourguignonne insuffle dans ses œuvres. Cette gourmande de la vie s'est mise à écrire à vingt ans, une vocation audacieuse bien prématurée sous l'égide de son premier mari, Willy, l'éditeur, le signataire usurpateur des Claudine. J'ai donc ouvert la saga en démarrant par "Claudine à l'école", publié en 1900. Le personnage principal, Claudine, 15 ans, vit à Montigny dans un petit village. Son père, homme distrait et distant, préfère l'élevage des limaces à l'éducation de sa fille. L'école devient vite le cadre des aventures décrites dans ce livre pas du tout sage, et même sulfureux pour l'époque. La jeune fille, espiègle et rebelle, raconte sous la forme d'un journal intime, ses amitiés avec ses camarades filles. Des personnages campés avec une ironie drolatique hantent le décor comme le docteur Dutertre, l'homme politique du coin avec ses mains baladeuses, Antonin, le professeur de musique qui fait la cour à Claudine. L'intrigue romanesque repose aussi sur la relation amoureuse des deux institutrices, Aimée Lanthenay et Mademoiselle Sergent. Il fallait une audace folle à Colette pour raconter cette histoire scandaleuse en 1900. Les grandes de l'école vont passer le brevet élémentaire et des passages sur les dictées et les mathématiques révèlent une Colette d'une drôlerie irrésistible. Elle pose aussi un regard critique acéré sur les liens amoureux et sur la société. La scène finale sur la venue du ministre provoque un sourire permanent.  Le roman largement autobiographique possède un parfum d'une France littéraire peut-être disparue aujourd'hui. Ce texte sur l'adolescence, sur les premiers émois de jeunes filles, sur la recherche de l'amour et de l'amitié déborde de truculence et de malice. Ce premier roman autofictionnel annonce l'immense écrivain qu'elle va devenir. Et Claudine alors ? Effrontée, espiègle, intelligente, séduisante, cette jeune fille de la campagne bourguignonne déclare avec défi : "Je sais très bien, depuis longtemps, que j'ai un cœur déraisonnable, mais de le savoir, cela ne m'arrête pas du tout". Claudine, la meilleure élève de son cours en composition française, en musique, en couture, en calligraphie et pourtant dotée d'un esprit de liberté assez rare à cette époque. J'ai relu ce récit des décennies plus tard et il a conservé toute sa verve, toute sa fraîcheur. J'ai connu moi-même la corvée du charbon pour le poêle à bois dans l'école et nous passions le coup de balai dans la classe à tour de rôle dans les années 50 ! Retrouver cette atmosphère "folklorique" d'une école républicaine dans une France rurale profondément ancrée dans ses traditions relève d'un miracle proustien. Relire Colette et ses Claudine, c'est revivre la quintessence de notre enfance. La littérature, selon Marcel Proust, l'autre géant du XXe siècle et frère jumeau de Colette pourrait se rebaptiser avec ce titre  : "A la recherche du Temps retrouvé". Sacrée Colette !

mardi 14 février 2023

Les 70 ans du Livre de Poche

 En 1953, le Livre de Poche apparaît dans les librairies ! Un événement considérable, un tournant dans la culture. Un petit prix (un ticket de métro), un format ultra pratique (10 cm x 18 cm), un choix éclectique, des couvertures colorées. Les lecteurs et lectrices de l'époque l'ont adopté avec une joie sans pareille. Il s'est vendu plus d'un milliard de poches depuis sa naissance que l'on doit à Henri Filipacchi de la Librairie Hachette. L'exemplaire "Du côté de chez Swann" de Marcel Proust s'est vendu à 500 000 exemplaires en une poignée d'années. Jean Giono a déclaré que ce petit "bouquin" était le "plus puissant instrument de culture de la civilisation moderne". En 2022, 81 millions d'exemplaires ont été vendus soit près d'un livre sur quatre en France. Le Livre de poche le plus diffusé à plus de 5 millions d'unités concerne "Le Grand Meaulnes" d'Alain-Fournier, suivi de "Vipère au poing de Bazin, du "Journal" d'Anne Frank, et de "Germinal" de Zola. Les "Claudine" de Colette ont aussi battu des records de vente. Si j'ai basculé dans le monde des livres dès mon adolescence, c'est bien grâce à lui. Je veux donc lui rendre un hommage reconnaissant. Ma mère, une mère d'une générosité exceptionnelle, encourageait ma passion des livres et me donnait quelques francs pour acquérir quelques classiques que je préférais aux friandises. Je me souviens encore de la librairie Celhay à Bayonne consacrée uniquement aux livres de poche. L'annexe faisait face à la plus grande maison de la presse, près de la Cathédrale. En sortant du lycée, je passais souvent dans cette caverne tapissée de milliers de titres et je me trouvais dans cet espace livresque comme si je rentrais dans une pâtisserie. Ma gourmandise s'intensifiait à chaque instant. Ma première bibliothèque que j'ai constituée dans ma chambre ne contenait que des livres de poche. Etudiante en Lettres, j'ai beaucoup lu : de Balzac à Zola, en passant par Stendhal, Flaubert, Hugo, Proust, et tant d'autres du XXe à la portée de nos ressources financières bien modestes. Je reviens souvent dans ce format quand je pars en voyage : rien ne vaut ce petit objet en papier que l'on glisse dans son sac pour combler les attentes dans l'aéroport ou à l'intérieur d'un avion. Lire me rassure en toutes occasions. J'aime beaucoup retrouver des anciens exemplaires des années 50 que j'arrive à débusquer dans les cabanes à livres ou à Emmaüs. Les couvertures super naïves et colorées des premiers poches soulèvent chez moi une nostalgie certaine. Le Livre de Poche ainsi que ses jumeaux comme Folio, J'ai lu, Points, Presse Pocket, 10/18 et tant d'autres ont toujours un avenir flamboyant et peuvent concurrencer sans peine la lecture sur écran. Un objet culturel aussi pratique, aussi léger, aussi peu cher et aussi intelligent, demeure une des inventions les plus belles de l'humanité. 

lundi 13 février 2023

"Inconsolable"

 Adèle Van Reth a longtemps animé l'émission de France Culture, "Les Chemins de la Philosophie"  qui reste encore un "must" pour les amateurs de cette discipline rigoureuse. Je l'ai beaucoup écoutée pendant des heures sur le monde de la philosophie en essayant de mettre à la portée des "écoutants" la pensée grecque, la philosophie allemande et tant d'autres courants. Je me souviens encore de Jankélévitch et de Clément Rosset dans ses entretiens avec des spécialistes universitaires. La journaliste avait écrit un premier ouvrage sur sa grossesse : "La vie ordinaire", un récit autobiographique étonnant, paru récemment dans la collection Folio. Son deuxième livre, "Inconsolable", paru chez Gallimard en janvier, évoque la mort de son père qu'elle adorait, un père cultivé, archiviste de métier et curieux de tout. Atteint d'une grave maladie, il est parti trop tôt à l'âge de 65 ans. Cette disparition la met dans un état de désolation totale, de chagrin insurmontable : "Qu'est-ce que ça change, vraiment, de perdre son père ? Sans croyance en un au-delà, que signifie l'ultime disparition de ce qui est ? Rien ne change, et pourtant, le monde n'est plus le même. Il faut s'habituer à vivre dans un monde sans lui. La vie continue, les matins se succèdent, les enfants grandissent, un nouveau chat rejoint la maison, et après la grande tristesse c'est la peur de l'oubli qui survient". Son récit de deuil explore le sentiment d'une certaine déréliction,  de cet effet sidérant de la perte d'un être cher. Elle raconte avec pudeur la maladie et l'hospitalisation de son père, loin de Paris. Elle sait qu'il va mourir et devant cette finitude prévisible, elle s'appuie sur la philosophie en analysant la notion "d'inconsolable". Elle écrit tout en déclarant que les mots ne suffisent plus à la consoler. Elle rappelle que la perte irréparable de son père la rend "inconsolable" : "L'inconsolable est notre condition d'êtres mortels" et désigne "le fait que rien ne dure, et que si de l'éphémère nous pouvons nous accommoder, de la fin définitive, jamais". Pour elle, pas de consolation dans la religion, ni dans une spiritualité quelconque. Même les mots forment une trahison, une vacuité insupportable. De tous temps, la consolation est liée à la philosophie comme celle des Stoïciens et des Epicuriens. L'écrivaine philosophe évoque aussi sa vie quotidienne, son enfant à naître, son petit chat adopté, sa famille recomposée. Comment survivre et vivre après la mort d'un parent, un père aimé comme celui d'Adèle Van Reth ? Le chagrin écrase, le chagrin étouffe jusqu'au moment où la vie reprend ses couleurs : "Tu verras combien la tristesse terrasse, mais comme elle déchire le voile qui recouvre le réel aussi. Tu verras la force qu'elle donne" . Une certaine forme de tristesse s'infiltre en permanence chez l'endeuillé et le laisse à tout jamais "inconsolable". Face à ce manque intolérable et irréversible, la philosophe s'ouvre au temps présent et futur à partir de la perte. Inconsolable face à la séparation irrémédiable, Adèle Van Reth pense que "la tristesse n'est pas un obstacle au goût de la vie".  Ce journal de deuil, très bien écrit, se lit avec intérêt malgré un sujet grave.  

jeudi 9 février 2023

"Les bibliohèques vont-elles disparaitre ?"

 Ce titre alarmiste sur la fin des bibliothèques m'a, comme on dit, "interpellée". Le Centre d'Observation de la société a repris les statistiques sur les pratiques culturelles des Français et les chiffres parlent d'eux-mêmes : entre 1997 et 2018, la part de la population inscrite à la bibliothèque a diminué de 21 % à 15 %. Le taux est revenu à son niveau au début des années 80. Pourtant, la progression des années 80 à 2000 est passée de 14 % à 21 %. Cette fréquentation a été favorisée par le développement de nombreuses bibliothèques dans les petites et moyennes villes et par l'intégration dans ces lieux culturels des supports audio et vidéo. J'ai donc vécu en tant que bibliothécaire de 1985 à 2010 les meilleures années de la lecture publique en France, en quelque sorte un âge d'or de la culture écrite et aussi audiovisuelle. D'Eybens à Tarare, de la Bibliothèque Centrale de Prêt de l'Isère à la Médiathèque de la Tour du Pin, j'ai donc œuvré à la conquête des lecteurs et des lectrices avec une certaine satisfaction professionnelle. Je me souviens qu'à Tarare, une petite ville à quarante kilomètres de Lyon, plus de 4 500 habitants sont venus s'inscrire en un an dans la Médiathèque... C'était un bonheur de vérifier sur place la faim des livres, des cassettes audio et de la presse dans un espace de 1200 mètres carrés sur trois étages. Je me souviens encore des gros ordinateurs sur la banque de prêt et des minitels de recherche... Pendant toutes ces années conquérantes, j'ai croisé des milliers de lecteurs et de lectrices, j'ai prêté des milliers et des milliers d'ouvrages, j'ai reçu des centaines d'enfants des écoles pour leur donner le goût de la lecture. J'ai l'impression que toutes les bibliothécaires de cette époque croyaient encore à la lecture comme une valeur, héritée des Lumières, vécue comme une libération des esprits et  une émancipation individuelle. Mais dans les années 2 000 et plus, la grande révolution numérique est arrivée : l'Internet à la portée de tous. Aujourd'hui, les espaces dédiés aux CD et aux DVD n'attirent plus grand monde. Le "streaming" réduit considérablement l'emprunt de ces supports. Ne parlons même pas des sites comme Netflix et compagnie...  J'emprunte parfois des CD de musique classique pour les découvrir avant de les acquérir. Mais je me sens bien seule dans ce secteur à la Médiathèque de Chambéry... Les livres tiennent encore debout, surtout les secteurs jeunesse, toujours actifs et essentiels dans toutes les bibliothèques françaises. Quand je travaillais à la Bibliothèque universitaire de Chambéry, à Jacob-Bellecombette, les prêts de livres s'effondraient chaque année. Le numérique a gagné la partie. Faut-il se désespérer de ces nouvelles pratiques de lecture ? Non, l'acte de lire est toujours là que ce soit sur papier ou sur écran. L'humanité n'a pas encore inventé la greffe du savoir et de la connaissance dans nos cerveaux ! Il faut lire et ce verbe lire, je le célèbre tous les jours ! Le rire est soi disant le propre de l'humain, je remplace rire par lire ! En attendant la disparition des bibliothèques dans cent ans, profitons un maximum de ces belles et magnifiques institutions et si une commune ose fermer une bibliothèque, je prendrai les armes... intellectuelles pour les défendre becs et ongles !

mercredi 8 février 2023

"Le Royaume désuni", Jonathan Coe

 Quand Jonathan Coe sort un nouveau roman, je me précipite pour le lire et je ne suis jamais déçue. Ce texte réunit tous les ingrédients que j'aime retrouver chez lui : de l'humour, de la dérision et aussi de l'émotion. Après "La Pluie avant qu'elle tombe", "Expo 58", "Billy Wilder et moi", Jonathan Coe (né en 1961) n'a pas perdu sa verve d'écriture et sa faconde sociale. "Le Royaume désuni" raconte l'histoire d'une famille particulièrement attachante de la classe moyenne et aussi celle de son pays de 1945 à 2021, le Royaume Uni, qu'il qualifie lui-même de "désuni". Sept événements historiques structurent le récit : de la victoire du 8 mai 1945 à la mort de la Princesse Diana en 1997 sans oublier le couronnement d'Elizabeth II, le mariage de Charles et Diana en 1981, la Coupe du monde de football en 1966, l'arrivée au pouvoir de Boris Johnson. Au centre du roman, Mary Lamb, la grand-mère fabuleuse, octogénaire en bonne santé, est pourtant menacée d'un anévrisme pendant la période du Covid. L'écrivain décrit son enfance et sa jeunesse dans sa bourgade natale, Bournville, siège aussi de l'usine Cadbury, le chocolat anglais le plus connu de la planète. Jeune fille, elle fréquente deux amis, le taiseux Geoffrey et l'étudiant brillant Kenneth. Mary hésite entre ces deux jeunes hommes et elle choisit le premier qui s'est déclaré le premier. Ils se marient en 1953 pendant le couronnement de la Reine Elisabeth.  Plus tard, quarante ans après, elle croise Kenneth sans qu'il la reconnaisse et se demande quel genre de vie elle aurait eu avec cet intellectuel reconnu. Elle aura trois garçons aussi différents que possible : Jack, le nationaliste, Martin, l'europhile convaincu, et Peter, le musicien. Nous suivons la vie des fils de Mary, leur mariage, leur travail et leurs opinions. Mary ne pense qu'à consolider les liens familiaux en acceptant de nombreux compromis. Martin en particulier, fervent professionnel du chocolat Cadbury, se battra au niveau de l'Europe pour faire reconnaître ce produit non conforme à la réglementation restrictive. Ces pages sur le chocolat sont particulièrement loufoques et montrent l'absurdité de l'administration. A travers l'histoire familiale cocasse, Jonathan Coe, en conteur exceptionnel, dresse le portrait d'un pays en proie au changement perpétuel qui laisse parfois des traces douloureuses. Les passages sur le Covid d'une Mary, devenue veuve, et vivant une solitude insupportable, révèlent les difficultés du vieillissement. Ce roman polyphonique, historique, sociologique, pose la question "proustienne" du temps, la puissance nostalgique des souvenirs, du passé mêlé au présent dans une valse permanente et vertigineuse. Ce "Royaume désuni" se confond aussi avec le concept de toute vie vécue : un patchwork d'évènements disparates, de bonheurs et de malheurs mélangés, de "moi" successifs, de changements et de pertes. Un beau et grand roman, un de meilleurs de l'année dernière, un excellent cru de Jonathan Coe, l'un des plus talentueux écrivains british ! Une lecture jubilatoire ! 

mardi 7 février 2023

Rubrique Cinéma : "Les Banshees d'Inisherin"

 J'ai vu le film de Martin McDonagh, "Les Banshees d'Inisherin", et quand je suis sortie de la salle du Forum, j'étais vraiment impressionnée par la beauté des images, par la bande son sans oublier des personnages inoubliables. L'histoire se passe dans les îles d'Aran, un bout du monde en 1923 dans le contexte d'une guerre civile. Padraic, le bouvier, (interprété par Colin Farrell) dans la quarantaine se dirige vers une maison isolée en bord de mer pour retrouver un vieil ami, Colm, le ménétrier (Brendan Gleeson). Comme tous les jours, ils vont aller dans le seul pub de l'île où tous les habitants (surtout des hommes) se donnent rendez-vous pour boire une pinte de bière. Ce jour-là, Colm n'ouvre pas sa porte et reste chez lui. Le lendemain, Padraic, ne comprenant pas l'attitude de son meilleur ami, renouvelle sa visite. Mais, Colm déclare à son ami qu'il ne veut plus le voir. Il préfère s'adonner exclusivement à la musique pour laisser une trace avant de mourir et ne souhaite pas perdre de temps en bavardages vains. Il dit même à Padraic : "Tu es creux". Il veut mettre fin à leur relation et le menace de se couper les doigts de la main s'il persiste à lui adresser la parole. Cette situation dramatique sert de leitmotiv, de fil conducteur. Comment accepter ce verdict d'une amitié perdue ? Le héros modeste et un peu limité intellectuellement se heurte à un mur. Il s'entête dans sa démarche et ne renonce pas à comprendre l'attitude absurde et méchante de Colm. Dans ce monde âpre où la solitude des habitants se lit sur leurs visages, Padraic, cet homme paisible et bienveillant, refuse ce désamour amical et rêve de gentillesse, de sympathie commune. Il s'obstine à demander des comptes à son ami d'antan. Celui-ci, excédé, se coupe un doigt et le lance sur la porte de la ferme de Padraic. L'histoire bascule après cette mutilation volontaire effrayante. Le comique de la situation de deux amis fâchés se transforme en tragédie et la violence se met à grimper dans une spirale folle à l'unisson de la guerre civile qui se déroule en Irlande. D'autres personnages apportent au film une touche humaine : la sorcière du village, le curé, le patron du pub, la postière cancanière, le fils handicapé du policier, et surtout la sœur de Padraic, une mère pour lui, aimante et patiente qui finira par choisir l'exil pour fuir la violence de l'île. Le réalisateur pose la question du rapport aux autres, du besoin essentiel de socialisation et de communication. La scène où le cheval et une vache vivent à l'intérieur de la salle à manger symbolise la solitude absolue de Padraic. Le drame éclate à la fin du film entre les deux hommes qui vont "purger" leur différent dans des actes d'une violence inouïe. Il faut voir ce film d'une beauté fascinante sur le plan esthétique qui interroge le Bien et le Mal. la paix et la guerre, l'amour et la haine. Un chef d'œuvre, comme j'en ai vu rarement au cinéma depuis longtemps. 

lundi 6 février 2023

"Lux". Eleonora Marangoni

 Le roman de l'italienne Eleonora Marangoni, "Lux", publié chez Denoël, était finaliste du Prix Strega en 2019. Le personnage principal s'appelle Thomas G. Edwards, la trentaine, londonien et designer. Il vit une relation sans passion et sans saveur avec Ottie Davies. Sa mère d'origine italienne et son père, anglais ont disparu. Mais, un jour, il reçoit un héritage d'un oncle maternel, Valentino, un célibataire un peu mystérieux et qu'il n'a vu qu'une fois dans son enfance. Cet héritage concerne un hôtel, le Zelda, entouré d'un beau parc sur une île volcanique dans le Sud de l'Italie. Il existe aussi une source thermale que son oncle exploitait. Que faire d'un vieux domaine délabré au fin fond d'une région lointaine ? Thomas décide de vendre ce bien et il s'embarque avec sa fiancée pour organiser la vente de la propriété. Dès qu'il pénètre dans ce lieu singulier, il a l'impression d'entrer dans une réalité très différente de son monde moderne, urbain et surtout britannique. Il rencontre une galerie de personnages un peu décalés : Bembo, l'homme à tout faire, Gero, le concierge, Olivia, une biologiste venue étudier la source thermale de l'île, Guglielmo, écrivain raté et Agave, une prostituée philosophe. L'hôtel dégage une atmosphère quelque peu surréaliste : "Malgré les disgrâces évidentes et la folle histoire d'abordages, d'abandons et d'adieux qu'il devait avoir connue, le Zelda arborait le charme indiscutable des vieilles dames qui ont été autrefois des jeunes filles ravissantes". Thomas, au fond, se lasse vite d'Ottie, aussi insipide sur l'île qu'à Londres et il rêve de Sophie, un ancien amour, partie vivre à l'autre bout du monde. Les souvenirs de leur relation resurgissent dans cette île magique toute nervalienne et les pages sont ainsi imprégnées de nostalgie. L'hôtel délabré est entouré d'une végétation luxuriante et à l'intérieur, tout semble figé par le temps comme cet amour de Thomas pour une femme disparue. Le bric à brac hétéroclite de meubles et la décoration immuable donnent un charme enchanteur à l'hôtel, un personnage du roman : "On avait l'impression de se trouver non pas dans un lieu, mais dans le souvenir d'un lieu". Il se passe des choses étranges dans ce lieu étrange avec des hôtes étranges. Thomas va-t-il vendre Zelda ? Il faut lire ce beau roman pour le savoir. Le réalisme magique cher à Gabriel Garcia Marquez se manifeste dans plusieurs scènes du roman. Nostalgie, délicatesse, ambiance proustienne, humour, écriture élégante, tous ces ingrédients composent un récit charmant et tellement "italien"... Une écrivaine à découvrir sans tarder. 

vendredi 3 février 2023

"Double V", Laura Ulonati

 Ma visite hebdomadaire chez Garin porte souvent ses fruits car j'ai trouvé sur une des tables de nouveautés un roman original, "Double V" de Laura Ulonati, jeune écrivaine, publié chez Actes Sud. Née en Italie, elle a grandi et fait ses études en France. Ce troisième roman s'inspire de la vie des sœurs Stephen. Sur la couverture du livre, une photo en noir et blanc représente Vanessa et Virginia. Une des deux jeunes filles porte un patronyme célèbre, Woolf. L'une se passionne pour le dessin, l'autre écrit un journal intime. L'aînée aura des enfants, l'autre non. Vanessa aura une vie de peintre à peine reconnue, Virginia connaîtra de son vivant la gloire littéraire. L'écrivaine se saisit de ces deux destins, deux personnalités si différentes. Les deux sœurs reçoivent la même éducation intellectuelle dans le milieu de la haute bourgeoisie londonienne. Mais, malgré leur culture classique, elles naissent femmes et au début du XXe siècle, cela ressemble à un combat de tous les jours dans ce monde d'hommes. Elles vont devenir orphelines avec la perte de leur mère en 1895 et celle de leur père en 1904. Les liens fraternels passionnent Laura Ulonati car elle évoque aussi sa sœur dans ce roman en intégrant son histoire biographique.  Elle présente son livre ainsi en évoquant sa sœur : "Ma sœur et moi avons très tôt divisé le monde en deux règnes : les livres pour moi, le dessin pour elle. (...) Ma sœur demeure centrale dans mon existence. Elle est ma relation la plus intime, la plus durable. Celle qui survit à mes parents (...) Celle dont les éclats de rire ou les larmes excluent le reste du monde". Ce roman miroir raconte avec un vrai talent d'écriture les méandres tourmentés d'une relation "sororale" où la rivalité et la jalousie tissent une toile mortifère. Vanessa peignait et Virginia écrivait et ses deux activités créatrices leur servaient de "remède" à leur mal être. L'aînée éprouve une jalousie envers le couple que forme sa sœur avec Léonard : "Ils donnent un sens à leur existence : inventent leur vie ensemble dans une jungle de livres, qui les envahit, même dans la cuisine où Léonard prépare les caractères pour les volumes à publier en même temps que le haddock et les pommes de terre". Le roman fourmille de détails sur la vie de Vanessa, la femme oubliée, négligée par rapport au génie de Virginia. Laura Ulonati analyse le portrait des filles Stephen : "Deux sœurs qui ont fait des choix difficiles pour être libres, pour briser des chaînes auxquelles elles n'ont peut-être qu'ajouté des maillons". Plus loin, l'autrice résume le destin de ces créatrices unies par un amour sororal indéfectible malgré des malentendus : "Pour une femme qui décide, il y a toujours un prix. Quelque chose à laisser en gage". Ce livre intense et poétique se lit avec un plaisir certain surtout pour retrouver le personnage emblématique de Virginia Woolf. Par contre, j'ai fait la connaissance de Vanessa et de sa peinture. Quelle "sororie" (le mot existe, j'ai vérifié)  !

jeudi 2 février 2023

Colette, le retour à la source

 Mon mois de janvier, je l'ai placé sous le signe de Colette. En ces temps moroses d'actualités chargées, je me suis "Colettisée" et ces lectures au coin d'un poêle à bois m'ont ensoleillée le cœur. Un bain salutaire et revigorant dans "Les vrilles de la vigne", "Sido", "La naissance du jour", "La maison de Claudine" et "Claudine à l'école". Et ce n'est qu'un début. Au lieu d'aller consulter un professionnel de la déprime, je conseille tout bonnement Colette ! Elle fouette le sang, chasse les idées noires, invite à découvrir la saveur du temps passé et surtout redonne le goût des sensations. J'avais choisi "La maison de Claudine" dans le cadre de l'Atelier Littérature de janvier et j'ai ressenti pendant cette relecture un véritable coup de cœur, coup de foudre pour cette écrivaine singulière et libre, notre "Colette, un symbole féminin de notre patrimoine littéraire français". Pourtant, j'avoue ma grande infidélité et mon ingratitude envers elle. Dès mon adolescence, les "Claudine" m'ont tellement enthousiasmée que j'en garde encore un souvenir ému. Puis, j'ai lu ses romans et ses récits au fil des années. Mais, je l'ai carrément abandonnée depuis quelques années. Quand je lisais "Les Vrilles de la vigne", je pensais aussi à Marcel Proust, le "pape" de la littérature française. Son enfance racontée dans "Du côté de chez Swann" ressemble à celle de Colette même si les classes sociales diffèrent. Ils ont en commun le patrimoine des sensations et un amour de la vie chevillé à leur plume respective. Cette année, je me réjouis par avance d'accompagner Colette et Marcel Proust comme si je me retrouvais dans ma maison natale, mes racines littéraires, un retour aux origines de ma passion des livres. A l'occasion des 150 ans de sa naissance, les médias commencent à parler de l'écrivaine. Sur France Culture, j'ai écouté les cinq podcasts sur Colette de la psychanalyste Julia Kristeva. J'avais lu sa biographie sur Colette dans sa série "Le Génie féminin" qu'elle a consacré à Hannah Arendt, Mélanie Klein et Colette. Le regard de Julia Kristeva sur la vie et sur l'art de Colette est particulièrement original, intelligent et fervent. Pour savourer l'œuvre "colettienne", il est préférable de connaître sa vie car vivre et écrire pour l'écrivaine se confondent en un même verbe. Toujours sur la radio culturelle, plusieurs émissions évoquent Colette comme celle d'Antoine Compagnon, "Un été avec Colette" ou celle de la "Compagnie des œuvres". Le journal "Le Monde" propose un hors-série de qualité sur elle. Emmanuelle Lambert, qui avait écrit un beau récit sur Jean Giono, a composé un ouvrage sur "Gabrielle Sidonie Colette" avec des photographies d'époque. Je ne pouvais choisir que cette grande Dame des Lettres françaises pour animer l'atelier Littérature de février avec une liste de dix titres. J'ai demandé à mes amies lectrices de retenir quelques mots "anciens", patinés par le temps, que Colette emploie constamment et nous lirons des textes à voix haute pour savourer une langue française née dans un terroir bourguignon, pleine de saveurs et de sensations. Nous célèbrerons le 150e anniversaire de sa naissance le jeudi 23 février et malgré cette suite de décennies, je n'ai jamais rencontré une telle jeunesse chez cette grande dame et Sido, sa mère, lui écrivait ceci en qualifiant sa prose : "Des petits riens mais qui ont deux cents ans d'avance". 

mercredi 1 février 2023

"Sources", Marie-Hélène Lafon

Ce roman bref et dense, "Sources" de Marie-Hélène Lafon, vient de paraître en janvier et se déroule dans le Cantal, le pays natal de l'écrivaine. Un jeune couple et leurs deux petites filles, Isabelle et Claire, s'installent dans une belle ferme, située dans la vallée de la Santoire. Un fils, Gilles, naîtra quelques mois plus tard. Le récit se découpe en trois parties : la voix de la mère un jour en 1967, le point de vue du père en 1974 et l'épilogue. Le sujet du roman se résume en quelques mots : comment vivre avec un époux violent et caractériel ? Dominée et maltraitée par un homme "atrabilaire", la jeune femme résiste malgré tout au naufrage de son mariage à cause des enfants et aussi pour maintenir sa place dans son milieu paysan. Sa ferme lui procure une fierté sociale. Elle "tient son rang" et elle cache les difficultés qu'elle traverse à sa famille. Car personne ne se doute de la violence qu'elle subit en silence : "Elle sentira le regard de son père posé sur elle, mais son père est un doux, il ne peut rien pour elle, elle a fait sa vie comme ça ; elle va avoir trente ans et sa vie est un saccage, elle le sait, elle est coincée, vissée, avec les trois enfants, il les regarde à peine, mais il est leur père, il est son mari et il a des droits". Une peur muette s'installe dans cette famille car le père hargneux et toujours maussade règne dans son domaine comme un maitre incontesté. La jeune épouse, par désespoir, se laisse aller, prend du poids, s'enlaidit et sa propre mère lui reproche cette attitude. Elle rumine à l'intérieur de sa tête sa propre libération et ne supporte plus que les enfants se sentent en danger : "Elle est comme une vache lourde, une vieille femme fatiguée, son père dirait fourbue, une vache fourbue : elle rumine et elle attend". Paralysée dans sa décision, figée dans son impuissance, apeurée par le déshonneur que représente le divorce, la jeune femme supporte son quotidien avec soumission. Mais, un jour, tout s'éclaire en elle et la délivrance surgit. La jeune femme déclare à sa mère qu'elle n'en peut plus. L'écrivaine donne ensuite la parole au mari, un homme violent, mal dans sa peau, vivant dans le souvenir d'un amour perdu au Maroc. Il a choisi avec détermination une vie dure d'éleveur de vaches et de producteur de Saint-Nectaire. Mais, rien ne peut excuser ses colères, ses éructations et son inaptitude à aimer. Dans la troisième partie du roman, Claire revient solder ce passé car la ferme est vendue et elle reconnaît l'arbre et la balançoire où elle se retrouvait avec sa fratrie. Un critique a parlé "d'archéofiction" pour qualifier ce roman autofictionnel. Un récit fort, contenu, pudique, d'une écriture tendue, un des meilleurs livres de cette écrivaine française, Marie-Hélène Lafon, une héritière de Pierre Michon, Pierre Bergounioux et surtout de son modèle, Jean Giono. Un roman d'une pudeur exceptionnelle, sans pathos, sans crise mais l'histoire de ce couple désaccordé prend une dimension universelle.