mardi 29 juin 2021

Giorgio Morandi au Musée de Grenoble

 Quand un artiste majeur s'expose dans la région Rhône-Alpes, je n'hésite pas à prendre ma voiture pour aller à la rencontre de l'art, surtout après la longue période du Covid actif quand les musées étaient considérés comme des propagateurs du virus... Ce lundi 28 juin, j'ai donc visité le musée de Grenoble, l'un des plus importants en France. Un de mes peintres préférés, Giorgio Morandi (1890-1964), est à l'honneur depuis plusieurs semaines et comme l'exposition se termine le 4 juillet, je ne pouvais pas manquer cet événement. Un Italien à Grenoble, une aubaine pour moi surtout que je me suis rendue à Bologne pour voir le musée qu'il lui est consacré. La Fondation du collectionneur, Luigi Magnani, a prêté des aquarelles, des toiles, des dessins pour le plus grand bonheur des amateurs et amatrices de ce peintre subtil, attachant et énigmatique. Son œuvre se compose uniquement de paysages de sa région bolognaise, de fleurs et surtout de natures mortes autour de vases, bouteilles, bols, tasses, récipients divers. Pourquoi ces toiles minimalistes, aux tons écrus avec quelques touches de couleurs, me fascinent autant ? Ces objets usuels, modestes, simples me rappellent les ustensiles quotidiens de l'Antiquité que l'on trouvait dans les tombes des Etrusques quand ils accompagnaient les morts dans l'Au-delà. Le peintre a consacré sa vie entière à cet art si modeste des natures mortes que l'on trouve aussi sur les parois des maisons à Pompéi ou à Herculanum. J'ai relu avant de partir à Grenoble le magnifique essai de Philippe Jacottet, "Le bol du pélerin", publié en 2001 chez La Dogana. Je cite le poète sur Morandi : "Une vie aussi concentrée que celle des religieux ; aussi recluse, dans la cellule de l'atelier, que la leur ; recluse et tournant le dos au monde, à l'histoire du monde, pour mieux s'ouvrir sans doute". Plus loin, il écrit : "Un homme a le droit de réduire toute sa vie à cette bizarre occupation, si durement que les vagues du temps viennent battre son seuil". Giorgio Morandi m'apprend une des vertus les plus calmantes : la patience qui se dégage de ses toiles : "Une lumière à la fois intérieure et lointaine qui se confondrait avec une patience infinie". Ces bouteilles et ces vases prennent la "poussière du temps" et donnent "l'aspect et la dignité des monuments". Un autre poète, Yves Bonnefoy, a défini la démarche du peintre italien : "Oui, Morandi est proche de Mallarmé. Comme celui-ci, on se doute bien qu'il avait la politesse du désespoir, la simplicité de l'extrême solitude, la douceur des négations radicales". Dès que j'apercevais un tableau de Morandi dans les musées visités en Italie, j'étais toujours sous le charme de ses bols si simples comme un appel à l'essentiel. Je laisse la parole au peintre lui-même : "Je suis convaincu qu'il n'y a rien de plus surréel ou de plus abstrait que la réalité". J'ai vraiment apprécié cette exposition exceptionnelle sur Morandi, un des représentants les plus surprenants de l'art italien, le Giacometti des bols, bouteilles et vases dans une unité de couleurs et de supports. J'ai profité de la visite pour revoir la collection permanente du musée avec des Matisse, des Picasso, Nicolas de Staël, Braque, et tant d'autres. Grenoble a vraiment de la chance de posséder ce musée mais pour me consoler, je peux y retourner dès qu'une nouvelle exposition aura lieu. Au fond, je ne suis qu'à trente minutes de ce lieu magique. 

lundi 28 juin 2021

"Anne-Marie la Beauté"

 Je poursuis ma découverte de Yasmina Reza avec son roman théâtral, "Anne-Marie la Beauté", édité chez Flammarion en janvier 2020. Ce texte a été joué au théâtre de la Colline. Anne-Marie Mille, une vieille actrice, évoque son passé en évoquant une amie, Gisèle dit Gigi,  actrice et rivale plus célèbre qu'elle. Elle vient de mourir et sa disparition n'a pas "fait tellement de bruit". Cette remarque confirme à la narratrice cet adage : "Il ne faut pas oublier une chose, madame, dans notre monde, on tombe de haut". Anne-Marie, dans son long monologue, répond à une journaliste. Originaire du Nord, la comédienne, dans sa jeunesse, passe une audition à Clichy et interprétera des rôles secondaires au théâtre. Le cinéma ne s'est jamais intéressé à elle. Sa carrière plus que médiocre était due selon elle par un "visage qui n'allait pas" alors qu'elle se trouvait une ressemblance avec Brigitte Bardot. Son amie Gigi a raflé tous les beaux rôles comme Bérénice, Elvire et semble même avoir eu des liaisons avec Alain Delon et même Ingmar Bergman. Anne-Marie s'est sentie comme une "stagnante". Elle raconte aussi son mariage avec un mari très pragmatique qui lui a laissé un petit capital. Sa lucidité impitoyable lui fait dire : "Tu commences petites gens et tu finis petites gens". Son fils s'occupe un peu d'elle mais elle ne se fait aucune illusion sur lui : "Les enfants ne tiennent pas chaud très longtemps". Sa logorrhée est imprégnée de la banalité du quotidien : ses courses chez Picard ou Monoprix, sa prothèse au genou, sa toute petite famille, ses envies culinaires, sa jalousie envers Gigi. Les réflexions-clichés d'Anne-Marie reflètent une réalité prosaïque, dénuée de romantisme. Au fond, une vie au théâtre comme celle de la narratrice peut aussi se dérouler dans un anonymat obscur alors que son amie Giselle rencontre le succès. Cette vieille dame solitaire fouille son passé, cherche des traces heureuses sur sa vie d'avant et avec une verve populaire, elle revisite son destin de comédienne ratée avec une certaine ironie. La plume de Yasmina Reza s'épanouit dans ce registre caustique sur les hauts et les bas de toute existence, ses aléas, ses échecs comme ses succès. Anne-Marie éprouve certainement des regrets sur son manque de célébrité mais son amour des planches même dans des rôles plus que modestes a transformé sa vie. L'écrivaine rend hommage à ces comédiennes-ouvrières qui ont consacré leur existence au théâtre. L'écrivaine et dramaturge connaît ce milieu à merveille. Ce texte court, théâtral, ironique est un petit bijou littéraire... 

jeudi 24 juin 2021

"Paris Fantasme"

 Lydia Flem, écrivaine belge et psychanalyste, spécialiste de Freud, a toujours aimé les traces familiales surtout dans ses récits autobiographiques émouvants : "Comment j'ai vidé la maison de mes parents", "Panique", "Comment je me suis débarrassée de ma fille et de mon quasi-fils". Cette année, elle agrandit sa propre famille dans "Paris fantasme" en adoptant une rue, la plus petite rue de Paris, la rue Férou, située entre le Jardin du Luxembourg et la place Saint-Sulpice dans le VIe arrondissement. A la manière de Georges Perec, l'écrivaine s'est lancée dans une aventure littéraire d'une grande ampleur. Pari risqué, pari réussi. Cet ouvrage hybride de 500 pages réunit à lui seul un patchwork de textes : des souvenirs intimes, des histoires de vie, des biographies de célébrités, des recettes de cuisine, des extraits d'inventaire, des anecdotes historiques, des faits divers, etc. Elle s'est installée pendant cinq ans dans un studio de la rue Férou pour apprivoiser ce lieu traversé par des fantômes qu'elle veut retrouver grâce à la littérature. Lydia Flem se pose le dilemme du chez-soi, de la magie du verbe habiter : "Pas de maison sans l'épaisseur des souvenirs, la conscience du temps déposé, pas de sentiment d'être chez soi sans un peu de poussière... Combien de jours pour se sentir chez soi ? Faut-il s'en éloigner pour ressentir la joie des retrouvailles ?". Quels sont ces personnages croisés dans l'ouvrage ? Madame de La Fayette, Chateaubriand, Taine mais aussi Hemingway, Michel Déon, Fantin-Latour, Prévert et tant d'autres disparus qu'elle ressuscite. Des souvenirs personnels et furtifs refont surface dans sa mémoire : sa mère Jacqueline dans sa Fiat 600, résistante et rescapée d'Auschwitz. Il lui arrive aussi de dire "je" quand elle évoque la vie d'une comédienne ou du photographe Atget. Lydia Flem évoque avec admiration Man Ray, photographe et peintre surréaliste, installé dans un atelier glacial de la rue Férou. Mais la question de la perte reste lancinante pour la psychanalyste : "N'est-ce pas un projet absurde de s'attacher à tant d'inconnus pour étancher la curiosité sur ce qui se cache derrière les façades, les portes, les fenêtres d'une ruelle parisienne ? S'approprier l'espace. (...) Puis-je m'arrimer en un point au hasard ? "Faire maison" là où le hasard me dépose, comme une graine qui s'enracine où le vent l'a semée ?". Cet ouvrage érudit décrit un monde disparu qui revit sous nos yeux ébahis de lecteurs et de lectrices. La rue Férou n'a plus de secrets pour moi et dès que je retourne à Paris, je m'y rendrai en pélerinage pour lire le gigantesque poème de Rimbaud, "le bateau ivre" gravé sur un de ces murs. Grâce à Lydia Flem, j'ai relu Rimbaud, redécouvert Man Ray, ressenti la magie de ce quartier entre le Luxembourg et la place Saint-Sulpice. Un livre cadeau labyrinthique pour tous les amoureux et amoureuses de la Capitale. L'écrivaine résume son livre ainsi : "Singulière ruelle qui s'absente à ces deux bouts. Ses pierres recèlent des trésors d'histoires, de légendes, de questions sans réponses et des réponses sans questions. Une rue, dix maisons, cent romans. Paris Fantasme". Un livre magistral. 

mercredi 23 juin 2021

"Un jour ce sera vide"

 "Un jour ce sera vide" du jeune écrivain, Hugo Lindenberg, vient l'obtenir le prix du Livre Inter. Ce premier roman fascinant, édité chez Christian Bourgois, raconte l'histoire d'un garçon de dix ans en Normandie. Il s'ennuie durant cet été avec sa grand-mère à l'accent prononcé et avec une tante au caractère infernal dans une maison de famille. Il épie sur la plage "les familles normales" : "j'aurais bu leur sang si ça m'avait permis de comprendre ce que c'est que d'avoir une famille comme les autres". Un jour, le jeune garçon rencontre un exemplaire de ces tribus familiales normales en la personne de Baptiste. Ils scellent tous les deux une amitié en sacrifiant une méduse à l'aide d'un bâton. Le narrateur se sent "sauvé" par cette relation qui bouleverse sa vie d'orphelin. Il est seulement entouré de sa grand-mère compatissante et d'une tante visiblement dérangée. Les ombres du passé se révèlent flous et opaques : des parents disparus, le silence des survivants, la présence menaçante de sa tante. Seul, Baptiste symbolise le présent réel du narrateur. Par touches délicates, le narrateur se construit, grandit en observant les adultes autour de lui, en particulier la famille soit disant idéale de Baptiste. Il est souvent invité chez son ami et la mère de Baptiste protège le jeune garçon et l'entoure d'affection. Le narrateur éprouve souvent de la honte quand il compare la vie des siens avec celle des autres, de la jalousie quand son ami le délaisse pour des cousins. Il décrit son quotidien avec le prisme "impressionniste" en utilisant la méthode de Nathalie Sarraute dans  "Tropismes". Le jeune écrivain rend hommage à cette grande dame du Nouveau Roman. Ces instants de vie se manifestent dans des micro événements : un baiser échangé avec Baptiste, une colonne de fourmis sur le carrelage de la cuisine, des rencontres anodines, des conversations sous-jacentes, la mer, la maison de vacances. Ce roman envoûtant et captivant trouble agréablement le lecteur(trice) dans une sarabande de sensations, de sentiments, d'impressions. Les monstres ne sont jamais loin pour le narrateur : des méduses aux humains, le pas est franchi. Le narrateur se voit lui-même comme une anomalie, comme une tâche  alors que son ami baigne dans une normalité évidente. L'amitié entre les deux garçons illumine ce roman subtil et profond d'une écriture somptueuse. A lire cet été, un coup de cœur pour un premier roman, ce qui est très rare pour moi. 

lundi 21 juin 2021

Atelier Lectures, 2

 Mylène a choisi un coup de cœur exigeant qui demande un effort de lecture, Ce roman, "Apeirogon" de l'écrivain irlandais, Colum McCann, a été salué à la rentrée dernière et a obtenu le Prix du Meilleur Livre Etranger. Ce titre d'origine grecque signifie une figure géométrique infini de côtés. Deux personnages principaux : Rami, israélien, fils d'un rescapé de la Shoah, et Bassam, palestinien, dépossédé et humilié. Tous deux ont perdu leur fille : Abir et Smadar. Ces deux hommes étaient nés pour se haïr mais leur histoire douloureuse les unit dans le deuil et ils décident d'œuvrer pour la paix. Mylène a surtout précisé que la construction de ce roman protéiforme, puissant et original se déroule en fragments et n'est pas toujours facile à saisir. Ce texte ambitieux explore avec complexité le conflit israélo-palestinien d'une actualité brûlante. Régine a pris la parole pour sa liste des coups de cœur. Je cite en particulier  : "Le dit du mistral" d'Olivier Mak-Bouchard, "L'esquisse d'un rêve" de Kristi Marja Baldursdottir; "Ce qu'il faut de nuit" de Laurent Petitmangin, "Pardonnable, impardonnable" de Valérie Tong Cuong, "Château de femmes" de Jessica Shaffuck. Régine a surtout évoqué celui qu'elle mettait en tête de ses préférences : "Le grand Art" de Léa Simone Allegria. Paul Vivienne, commissaire-priseur, a dispersé des palais entiers, des vieux tableaux, des objets d'art. Aujourd'hui, il semble dépassé par les réseaux sociaux et les enchères en ligne. Il découvre un mystérieux retable au fin fond d'une chapelle toscane. Il tient là son ultime chef d'œuvre. Ce roman passionnant selon Régine se lit comme un thriller et nous plonge dans le monde fébrile de l'art. Un roman à découvrir cet été. Sylvie a terminé les coups de cœur avec  un roman de Cécile Pivot (la fille de Bernard), "Les lettres d'Esther". Esther est libraire à Lille. Elle organise un atelier d'écriture autour de la correspondance. Cinq personnes répondent à sa proposition : un couple à la dérive, un homme d'affaires blasé, une dame âgée solitaire, un jeune homme en deuil.  Ce roman épistolaire semble vraiment très intéressant. Tous ces coups de cœur peuvent figurer dans nos listes des lectures estivales. J'ai évoqué la poursuite de l'atelier dès le mois de septembre avec, à l'affiche, l'écrivaine Yasmina Reza. J'espère que le virus ne réapparaitra cet automne.  Nous nous retrouverons autour des livres et de la littérature pendant la saison 2021-2022 avec un plaisir renouvelé. Partager le bonheur de lire. Découvrir des nouvelles voix littéraires, S'ouvrir au monde grâce à la lecture. Stimuler sa curiosité. Maintenir et approfondir coûte que coûte l'héritage de la culture de l'écrit, des livres, de la pensée. Tout un programme. 

vendredi 18 juin 2021

Atelier Lectures, 1

 Enfin ! La saison 2020-2021 s'est résumée en deux séances : l'une en octobre et la dernière ce jeudi 17 juin. Deux ateliers en un an ! Et pourtant, la solidité du groupe m'a fait un plaisir immense et m'a rassurée sur l'avenir du groupe. Malgré le covid, la suspension des activités culturelles, l'absence des rencontres autour des livres et de la littérature, les lectrices étaient donc présentes cet après-midi sur une terrasse de bar à Chambéry. La jauge de six personnes nous a imposé ce rendez-moi à l'extérieur de la Maison de Quartier. J'étais donc ravie de retrouver ces lectrices motivées et je les cite tout particulièrement pour les remercier de leur fidélité : Régine, Mylène, Janelou, Pascale, Véronique, Danièle et Sylvie. Je n'avais pas donné de programme particulier après huit mois d'interruption. Nous avons donc abordé les coups de cœur de ces derniers mois. Danièle a démarré avec un roman singulier, "Le sanctuaire" de Laurine Roux. Une famille a trouvé refuge dans la montagne en pleine crise d'un virus apporté par les oiseaux. Le père pourvoie à la subsistance de sa femme et de ses deux filles et leur interdit toutes échappées hors du "sanctuaire". Gemma, la cadette, transgresse peu à peu les règles paternelles en rencontrant un ermite sauvage entouré de rapaces. Dans ce conte moderne, l'écrivaine décrit une nature souveraine et évoque une immense compassion aux hommes et aux femmes qui luttent pour leur survie. Le premier roman de Laurine Roux, "Une immense sensation de calme" avait obtenu le prix des libraires en 2018. Une jeune écrivaine à découvrir. Dans la liste des coups de cœur de Danièle, je retiens "Just kids" de Patti Smith, "Café vivre" de Chantal Thomas, "Le monde selon Garp" de John Irving, "Le sillon" de Valérie Manteau, "Le Pays des autres" de Leila Slimani. Pascale a pris le relais en choisissant "Un loup pour l'homme" de Brigitte Giraud. Ce roman se déroule pendant la Guerre d'Algérie. Antoine se retrouve infirmier à l'hôpital militaire de Sidi-Bel-Abbès car il ne veut pas tenir une arme. Ce soignant recueille les récits des "Appelés" qui racontent leur vie dans ce conflit. Ce roman "épique et sensible" parle aussi de fraternité et de solidarité. Dans sa liste de coups de cœur, j'ai noté "La douleur" de Marguerite Duras, "La cause des femmes" de Gisèle Halimi, "19 femmes, des femmes syriennes racontent" de Samar Yazbac, "Le consentement" de Vanessa Springora. Un choix de lectures fortes avec un esprit de solidarité envers de nombreuses femmes courageuses. Véronique a beaucoup aimé une histoire très plaisante, "Tout le bleu du ciel" de Melissa Da Costa, autour d'une échappée en caravane d'un jeune homme atteint de la maladie d'Alzheimer et qui traverse la France avec sa nouvelle compagne. Une aventure inédite, pleine de rebondissements, une lecture optimiste, ensoleillée. La suite lundi. 

mercredi 16 juin 2021

"Une maison sur l'eau"

 Les Editions Albin Michel proposent, "Une maison sur l'eau" d'Emuna Elon, écrivaine israélienne, souvent primée dans son pays. Journaliste de renom, militante des droits des femmes, elle enseigne aussi le judaïsme, l'hassidisme et la littérature hébraïque. Son personnage principal, Yoël Blum, écrivain cultivé, pratique sa religion avec rigueur. Il est né à Amsterdam mais sa mère ne désirait pas qu'il retourne dans ce pays, maudit à ses yeux. A la fin de la Seconde Guerre Mondiale, sa mère avait quitté la Hollande pour s'installer en Israël avec sa sœur aînée, Néty. Des décennies plus tard, l'écrivain accepte de se rendre à Amsterdam pour promouvoir son dernier livre. Il découvre la ville comme un touriste curieux. Quand il pénètre dans le Musée juif, il aperçoit fugitivement sur un écran sa mère et sa sœur qui passent en boucle. Ce film d'archives montre un mariage et sa mère porte dans les bras un petit bébé. Il ne se reconnaît pas dans ce bébé et l'homme à côté de sa mère est-il son père ? Yoël se sent pétrifié devant ces images surgies d'un passé refoulé. Sa mère aurait-t-elle caché un secret de famille ? Elle vient de mourir et seule, sa sœur lui révèle que sa mère voulait taire la vérité sur cette période tragique. Le narrateur se met en quête de ce passé occulté en repartant dans sa ville natale pour s'y installer pendant plusieurs mois dans un hôtel proche de l'immeuble où vivait sa famille. Il va tenter de reconstituer le puzzle de son enfance. Le texte se juxtapose en deux parties : la déambulation de l'écrivain dans cette ville fascinante et la narration de la vie de ses parents à cette époque. Soixante-dix ans plus tôt sous l'Occupation nazie, les juifs ont subi les lois raciales, ont été déportés massivement dans les camps. Le narrateur reconstitue avec précision la vie quotidienne de sa famille dans cette ville, pourtant réputée tolérante. Un conseil juif, constitué par les chefs de famille les plus fortunés, collaborait naïvement avec les nazis pour essayer de sauver leurs compatriotes. Les rafles s'intensifiaient et la mère de l'écrivain a réussi à s'échapper pour rejoindre Israël. Dans ce chaos,  beaucoup de familles confiaient leurs enfants à la Résistance qui les mettaient à l'abri à la campagne. Certains enfants n'ont jamais été réclamés par leurs parents, disparus dans les camps. Le narrateur évoque aussi la figure symbolique d'Anne Frank qui relate dans son journal cette période terrible de sa clandestinité pour sauver sa vie. Le roman est construit autour de l'ultime révélation sur l'identité de ce bébé. Emuna Elon retrace cet univers avec une émotion contenue et la narration basée sur un passé tragique et un présent incertain pose la question des origines, de l'insupportable réalité que représente la Shoah. Ce roman poignant retrace un voyage dans un passé tragique où malgré l'horreur de ces ténèbres, l'amour d'une mère pour ses enfants prend une dimension universelle. Ce fils perdu va enfin découvrir la vérité sur ses origines et se reconcilier avec la mémoire familiale. Un roman grave et profond. 

lundi 14 juin 2021

"Les morts ne nous aiment plus"

 Philippe Grimbert, écrivain et psychanalyste, est connu du grand public grâce à son roman, "Le secret", prix Goncourt des Lycéens en 2004 et adapté au cinéma par Claude Miller en 2007. Cette année, il publie son dixième roman, "Les morts ne nous aiment plus", chez Grasset. Le personnage central s'appelle Paul, psychologue et écrivain. Il donne des conférences sur le deuil, sa grande et unique spécialité. Il se sent lui-même en danger car son cœur lui fait des misères. Il est opéré d'urgence après son arrêt cardiaque et une pile implantée dans son organe déficient va lui permettre de poursuivre son chemin de vie malgré cette alerte angoissante sur sa santé. Mais le vrai drame surgit quand son épouse, Irène, dépressive depuis longtemps, se tue en voiture sur le lieu même où ses parents ont perdu la vie dans un accident suicidaire. Paul est dévasté par ce deuil, un deuil insupportable à ses yeux. Il se sent coupable de la mort de sa femme qu'il n'a pas su retenir. Paradoxalement, lui, le spécialiste du deuil, n'arrive pas à surmonter cette épreuve. Il rencontre un ami musicien qui lui conseille une solution pour atténuer son chagrin d'homme inconsolable. Il accepte un contrat avec un énigmatique entrepreneur, Jacod Shade,  qui fait parler les morts. Irène va devenir un avatar informatique avec toutes les données que son mari va communiquer à l'équipe du laboratoire. Ce pacte diabolique isole le narrateur car il cache ce secret à sa fille et à ses amis. La société, baptisée Ternity, lui propose un rendez-vous quotidien avec son ex-femme avec laquelle il entame un dialogue régulier. Cet avatar virtuel atténue malgré tout son chagrin. Ce tête à tête imaginaire finit par lasser le veuf inconsolable. Philippe Grimbert revisite le mythe d'Orphée et d'Eurydice pour illustrer la relation post-mortem qu'il entretient avec sa femme disparue. Ce roman surprenant aborde la question du deuil, de l'intelligence artificielle, des grandes manœuvres de l'homme "augmentée" entre un cœur soutenu par la technique et une épouse fantomatique informatisée. Il semblerait qu'une société japonaise a mis au point un logiciel capable de faire revenir les disparus et ainsi alléger l'épreuve terrible du deuil. L'écrivain psychanalyste dénonce à travers son roman les illusions technologiques pour conjurer la mort. Seule, la littérature possède un parfum d'éternité. Le pauvre mari en question se résout à l'inéluctable et reprend sa vie d'avant : il fait son deuil comme on dit dans le langage familier et il se remet à écrire pour renaître à soi. Un bon et percutant roman. 

jeudi 10 juin 2021

Philosophie Magazine

 Philosophie Magazine du mois de juin propose un sujet d'actualité, surtout après la gifle humiliante et lamentable de ce jeune homme d'une bêtise crasse, un "imbécile impulsif", disait un commentateur. Ce sujet brûlant m'intéresse beaucoup : "Pourquoi on s'énerve". Je l'ai vérifié souvent dans une file d'attente où certaines personnes se permettent de passer devant ceux qui patientent calmement. Je l'ai vérifié en voiture quand certains automobilistes roulent trop vite, ne respectent pas le code, etc. Et tant d'autres incivilités qui se multiplient partout comme les rodéos de jeunes défiant l'autorité des adultes. Bref, la revue analyse ce phénomène sociétal avec intelligence : "Ne sentez-vous pas comme une tension dans l'air ambiant ? N'a-t-on pas l'impression, dans la rue ou sur les réseaux sociaux, que les gens ont envie d'en découdre ?". Certains philosophes avouent qu'ils s'énervent de temps en temps : "On ne peut pas être parent s'en s'énerver". Il faut garder son sang-froid, prendre du recul, renoncer aux micro conflits, maîtriser les "anomalies" que tout système comporte. Une des philosophes interrogées parle d'un mot qu'il faut savoir pratiquer sans modération : la patience. L'énervement est lié à l'impatience et ressemble à une explosion de colère rentrée. Des spécialistes des neurosciences évoquent l'intégration de l'émotion dans la cognition et cet article savant apporte des réponses originales : "Les énervés pathologiques seraient donc des fatigués et les fatigués plus facilement énervés". Un portrait de Schopenhauer illustre le sujet car ce philosophe allemand était manifestement irritable, misogyne et misanthrope. Il a écrit : "Il y a dans le cœur de chacun de nous une bête sauvage qui n'attend que l'occasion de se déchaîner". Cet homme du ressentiment vit ses frustrations en élevant sa défaite personnelle en principe universel. Un dialogue très constructif entre Agnès Jaoui et Raphaël Enthoven complète le dossier sur l'énervement. La revue propose aussi une enquête sur les extraterrestres (!), un article sur Albert Camus et toutes les rubriques habituelles. Ce numéro de Philosophie Magazine se découvre avec beaucoup d'intérêt et en ce mois de juin "énervé", le sujet central décrypte une brutale actualité. Une coïncidence pour mieux réfléchir sur le phénomène de nos "nerfs" en société qu'il faut dominer sans cesse... J'écoutais récemment Yasmina Reza sur France Culture et elle déclarait qu'un thème traverse ses romans, celui de la brutalité dans les relations humaines. Ce mot brutalité rejoint l'énervement... A lire pour essayer de comprendre notre société actuelle. 

mardi 8 juin 2021

"Trio"

William Boyd, écrivain anglais, vient de publier son quinzième roman, "Trio", publié au Seuil. La citation de Tchekhov en exergue du récit donne le tempo : "Sous le voile du secret comme sous celui de la nuit, chacun dissimule sa vraie vie, celle qui présente le plus grand intérêt". Le trio en question se compose de trois personnages : Talbot Kydd, Anny Viklund et Elfrida Wing. Le premier est producteur de cinéma et suit un tournage à Brighton. Marié et père de famille heureux, il cache un secret troublant en se sentant attiré par les hommes. En 1968, son coming-out ne fait pas partie de ses priorités du moment. Anny, l'actrice américaine sur le tournage du film, a commis une erreur fatidique dans sa jeunesse. Elle s'est mariée à un militant activiste et terroriste dans son passé. Alors que cet individu dangereux avait disparu de son horizon, il réapparaît à Brighton pour lui réclamer de l'argent. Elfrida, écrivaine en panne d'inspiration et épouse délaissée du metteur en scène, boit beaucoup trop d'alcool pour noyer son mal-être. Baptisée la nouvelle Virginia Woolf depuis l'écriture de son premier roman, elle a subitement l'idée d'un récit sur le dernier jour de l'écrivaine anglaise qui se suicide en 1941 en se noyant dans une rivière. Ces trois personnages vont se croiser dans leur travail mais chacun va suivre un chemin différent. Le producteur, Talbot Kydd va finir par accepter sa différence sexuelle en tombant amoureux d'un artisan intervenant sur un chantier dans son immeuble. Anny, l'actrice américaine, va aider son ex-mari en lui donnant de l'argent mais elle sera rattrapée par le FBI. Sa fin pitoyable dans une fuite en France la condamne au suicide médicamenteux. Et Elfrida ? Comment va-t-elle écrire son roman sur Virginia Woolf ? Elle se rend sur place dans la maison de campagne de l'écrivaine pour stimuler son imagination. Au fur et à mesure, elle comprend que sa vie personnelle est dans une impasse car son mari la trompe avec la scénariste du film. Elle finit par se séparer de son mari volage et remet de l'ordre dans sa vie en suivant une cure de désintoxication dans un couvent. Ce roman cocasse, ironique et brillant évoque les années 68 où les carcans sociaux commençaient à se craqueler. Il est temps pour eux de sortir de leur duplicité personnelle, de l'hypocrisie sociale et de leurs contradictions existentielles. William Boyd décrit le milieu parfois caricatural du cinéma qu'il connaît bien en utilisant ses armes préférés : l'ironie tendre et l'humour féroce. Les travers des personnages en font des humains assez problématiques qui cherchent malgré tout à s'en sortir et vivre en harmonie avec leurs désirs profonds. Ce roman enlevé se lit avec un sourire au coin des lèvres. C'est assez rare dans la production littéraire du jour... 


lundi 7 juin 2021

Un concert exceptionnel

 Je me suis retrouvée vendredi en fin de soirée à Malraux pour un concert de musique classique consacrée à Camille Saint-Saëns, Weber et Mendelssohn. Comme au cinéma, j'ai ressenti un soulagement de reprendre une vie normale culturelle en assistant à un concert. J'écoute très souvent mes CD de musique mais rien ne vaut la présence des musiciens, du son naturel, des gestes, des instruments, du "vivant" avec ses couleurs, ses formes et ses mouvements. Dès que j'ai pénétré dans la salle récemment rénovée, j'ai éprouvé un sentiment de réconfort dans ce beau temple culturel. Pour son dernier concert en tant que directeur musical de l'Orchestre des Pays de Savoie, Nicolas Chalvin a réuni trois solistes exceptionnels : Christian Rivet, guitariste, Anne Gastinel, violoncelliste et Marie-Josèphe Jude, pianiste. La première pièce du japonais Toshio Hosakawa, "Voyage IX", nous a transportés dans une ambiance hautement paisible et surprenante où la musique évoquait une rivière, du vent nous enveloppant comme dans un cocon de soie. Ensuite, Anne Gastinel a interprété le "Concerto pour violoncelle n° 1 en la mineur, opus 33" de Saint-Saëns : magie des mélodies, magie du violoncelle, magie de l'émotion musicale et présence captivante de la musicienne. La troisième pièce du concert concernait le Konzertstück de Carl Maria Von Weber, joué au piano par Marie-Josèphe Jude. Interprétation magnifique toute romantique et communiquant une énergie vitale au public présent. Le concert s'est terminé avec la "Symphonie n° 4 dite italienne" de Félix Mendelssohn, enjouée, fluide, chaleureuse, dansante comme la tarentelle. Les deux heures de musique ont semblé durer quelques minutes tellement j'étais captée dans une bulle sonore confortable, apaisante, revigorante. La culture dans sa forme musicale m'apporte un regain d'énergie et de sérénité. Revoir Anne Gastinel m'a rappelé un souvenir de mon passé. Alors que j'attendais mon avion à Biarritz, la musicienne attendait dans la file. Je l'ai abordée pour lui montrer toute mon admiration. Quand je lui ai demandé son compositeur préféré, elle m'a répondu : Bach, évidemment ! Quinze ans après, je me souviens de cette brève rencontre comme si c'était hier. Ecouter in vivo l'Orchestre des Pays de Savoie : une parenthèse heureuse  après cette interruption de huit mois pendant la crise sanitaire. Une très bonne initiative de Malraux qui soutient la musique classique, même si les concerts se font de plus en plus rares en Savoie. Les amateurs de ce style de musique affichent plus d'années au compteur que d'autres publics. Heureusement qu'il reste encore quelques personnes pour apprécier ce patrimoine musical européen des siècles passés, un héritage à perpétuer et à préserver. 

vendredi 4 juin 2021

Rubrique cinéma

 Enfin, le cinéma Astrée a ouvert ses portes après huit mois d'interruption. Une impression bizarre m'a saisie quand j'ai acheté le billet à l'entrée : j'avais presque oublié qu'il existait des salles de cinéma où on peut regarder un film sur un grand écran dans une ambiance feutrée et quand éclate le fond sonore qui enveloppe nos oreilles, la mémoire rectifie l'impression d'inconnu. J'ai retrouvé le goût de la vie normale, la vie d'avant cette catastrophe sanitaire de mars 2020. La jauge est respectée et les spectateurs doivent conserver le masque pendant la séance. Je suis allée voir "The Father" du dramaturge français, Florian Zeller. Il a adapté sa pièce de théâtre en film et le résultat me semble plus que réussi. L'immense comédien, Anthony Hopkins, joue une partition émouvante en interprétant un vieil homme en proie à la maladie d'Alzheimer. Pour apprécier ce film difficile, le spectateur doit se mettre tout de suite dans la peau du malade. Que voit-il autour de lui ? Que ressent-il en perdant ses repères quotidiens ? Pourquoi ne reconnaît-il ses proches ? Le réalisateur film un huis clos entre ce père vieillissant et sa fille, Anne, jouée par l'excellente actrice, Olivia Colman. Sa fille s'occupe de lui de façon admirable mettant son propre couple en danger. Sa patience infinie, sa détresse réelle, son amour filial illuminent ce film sobre sur cette maladie impitoyable. Il faut décrypter dans toutes les images le dérèglement de la vie quotidienne. Anthony veut conserver sa dignité d'indépendance, refuse l'aide des soignants, joue l'humour, la gaité alors que tout s'effondre en lui. Il réclame sa deuxième fille alors qu'elle est morte dans un accident de voiture. Sa fille prend en charge ce père déroutant au caractère fort et encombrant. Seule, l'écoute de la musique semble l'apaiser. Il ne comprend pas sa fille Anne qui lui annonce son départ pour Paris. Il semble perdu, désorienté et oublie les gestes les plus banals comme s'habiller le matin. Anne résiste longtemps, le plus longtemps possible pour le garder avec elle. Quand elle quitte Londres, Anthony devient le pensionnaire d'une maison de retraite spécialisée. La fin du film est particulièrement poignante quand il se blottit dans les bras d'une soignante en la confondant avec sa mère. Cette sombre réalité de la maladie d'Alzheimer percute de plein fouet les spectateurs, plutôt des spectatrices majoritaires dans la salle. Pourtant, ce film raconte aussi l'amour entre un père et sa fille, la générosité d'Anne, la sollicitude des soignants parfois maladroits, l'exaspération de son gendre, les détails précis de ses pertes de mémoire, de son effondrement psychique. Quand le cerveau normal abandonne sa cohérence intelligente, son adaptation au monde et aux choses, sa normalité cognitive, restons-nous toujours des hommes et des femmes dans leur belle humanité ? Cette question médicale est traitée de façon artistique et cinématographique et illustre en beauté le crépuscule qui attend un nombre important d'hommes et de femmes d'un certain âge. Ce que l'on se dit quand on sort de ce film terriblement humain : pourvu que l'on ne finisse pas comme Anthony ! Un film pur, émouvant, sobre, à ne pas manquer.  

jeudi 3 juin 2021

"Comment supporter sa liberté"

 Chantal Thomas a écrit en 1998 un essai assez bref de 150 pages, "Comment supporter sa liberté", publié chez Payot. L'écrivaine et académicienne compose un méli-mélo d'analyses littéraires et de références autobiographiques. Elle écrit dans son introduction : "Comment supporter sa liberté ? n'offre aucune démarche conséquente, aucun mode d'emploi. Cet essai se veut plutôt une incitation aux déplacements, aux absences. Il propose des manières d'habiter les marges, d'inscrire les mirages, de célébrer sa solitude". D'anecdotes historiques en anecdotes littéraires, Chantal Thomas livre ses variations sur la liberté. Elle cite Chateaubriand qui a toujours aimé la mer et ses rivages. Elle-même éprouve une fascination particulière pour l'océan : "La plage est à l'origine de mes plus sûres découvertes, de celles dont je continue de vivre malgré leur ancrage en un terrain friable, sur lequel, par définition, rien de durable ne s'édifie". Plus loin, elle avoue que "l'enfant qui grandit au bord de la mer se sent aussi proche des poissons et des crabes que de ses semblables". Cette connaissance d'une nature proche lui apporte une relation en "décalage" par rapport à la société. Cette célébration de la mer et de ses plages appartient à la "cosmogonie" de l'écrivaine. Elle consacre un chapitre aux chambres "où l'on passe". Quand elle était étudiante, Chantal Thomas décrit ce sentiment de ravissement du "chez-moi" : "Je m'étais perçue modifiée par les pouvoirs de ce chez-moi : la même d'une certaine façon mais plus déliée, l'esprit plus rapide et léger, une pure disposition d'être, sans le poids des attitudes soufflées du dehors, ni la limite des volontés imposées par autrui". Dans cet éloge de la liberté, Virginia Woolf prend une place privilégiée en écrivant "Une chambre à soi", paru en 1929 et d'une actualité permanente et universelle. Ce "luxe inouï" pour une femme des temps passés est un espace de la "non-dépendance" et permet la créativité. Marguerite Duras considère cet essai de Virginia Woolf comme "un livre inaugural, fondateur, un livre dont l'influence, immense pour les femmes, nulle pour les hommes, trace une ligne de partage entre les sexes". Les chambres, des "empires de la liberté", rejoignent aussi les cafés que l'autrice apprécie particulièrement : "C'est dans les cafés que l'on traque les fantômes de la liberté". D'autres sujets sont abordés : la femme et le refus de maternité, l'éloge des voyages à travers Nietzsche, Flaubert, Rimbaud, Isabelle Eberhardt, Casanova, le tourisme, etc. Que nous conseille avec élégance Chantal Thomas ? Cultiver l'indépendance, voyager, pratiquer la légèreté d'être, rompre la chaîne des obligations, en un mot : se libérer ! Cet essai est une vrai régal de lecture ! 

mercredi 2 juin 2021

"Lettre ouverte"

 Les Editions Viviane Hamy ont publié en 2008 un chef-d'œuvre, "L'Art de la joie", de Goliarda Sapienza, une écrivaine italienne, inconnue du public et n'ayant jamais rencontré le succès de son vivant. Cette sicilienne de naissance a écrit plusieurs romans autobiographiques aussi passionnants les uns que les autres : "L'Université de Rebibbia", "Les Certitudes du doute", "Moi, Jean Gabin", "Rendez-vous à Positano" sans oublier ses "Carnets". "Lettre ouverte", composée en 1967, est de nouveau à la disposition des lecteurs, ouvrage retraduit par Nathalie Castagné. A 40 ans, l'écrivaine-comédienne, proche de Visconti, vit une crise existentielle. Elle s'adonne à l'écriture pour interroger la réalité en posant le principe du doute, "ce doute qu'une femme porte toujours avec elle". Pour affronter le réel, il faut chasser les certitudes et installer en soi une une remise en cause incessante : "M'ont été dits comme à tout le monde du reste, plus de mensonges que de vérités". Le fil du récit s'ancre dans son enfance à Catane, dans une famille socialiste anarchique. Le père est avocat et la mère, syndicaliste. L'écrivaine raconte cette enfance sous le soleil impitoyable de Catane. Des personnages quasi mythiques surgissent dans sa mémoire. Anna, la rempailleuse de chaises, lui recommande "d'être utile. La révélation d'être une élue de Dieu ou de Marx pour racheter, c'est le mot, racheter l'humanité". Nica, sa meilleure amie, lui donne le goût des contes. Sa mère, indépendante et rebelle, offre à sa fille un modèle féministe qui "parlait avec les hommes comme un homme". Cette plongée proustienne dans son enfance ne produit pas seulement des souvenirs lumineux. Elle traque aussi les zones d'ombre qui la laissent exsangue : "J'ai mordu à la tête de cette pieuvre qui m'entraînait dans une mer d'émotions anciennes, mais les pieuvres sont dures à mourir et l'encre de sa cervelle me brouille la vue et ses ventouses tiennent solidement". Elle décrit sa situation : "Il n'y a rien à faire : pour faire de l'ordre, il faut d'abord toucher le fond du désordre". Sa tentative pour mettre cet ordre dans son désordre intérieur se joue dans cette "lettre ouverte", fourre-tout de souvenirs sans logique, sans chronologie, ni hiérarchie. Dans cette famille, composée de demi-frères et demi-sœurs, d'oncles et de tantes, sans oublier ses amies du quartier, la narratrice décrit un monde aussi brûlant que la lave de l'Etna. En lisant ce récit quelque peu anarchique, j'ai retrouvé l'extrême générosité de Goliarda Sapienza, plongée dans un doute permanent et essayant de mettre un peu d'ordre dans sa vie éclatée. Son style précis et poétique, son talent de conteuse, le contexte historique, la Sicile d'antan, emportent une fois de plus une adhésion empathique. Goliarda Sapienza, auteur lucide et rebelle, ne supportait pas les désordres de son pays, marqué par sa période fasciste. Elle croyait aux pouvoirs thérapeutiques de la littérature et des mots et tous ses livres en apportent une preuve indiscutable.  

mardi 1 juin 2021

"Enfance"

 J'ai de plus en plus envie de relectures : revenir sur les classiques du passé et d'aujourd'hui. J'avoue mon étonnement devant les listes des bibliothèques du réseau chambérien. Avant, j'attendais le nouveau Modiano, le nouveau Annie Ernaux, le nouveau Roth, etc. Hélas, trois fois hélas, les grands écrivains disparaissent des catalogues et ils prennent le chemin des dinosaures. Une comète symbolique s'est écrasée sur l'imagination humaine, sur la grande littérature française. Les achats des bibliothécaires concernent beaucoup de romans policiers, des romans sinistres avec des thématiques sociétales ou des romans légers, futiles. Où sont les écrivains contemporains majeurs ? Ma mémoire reste vive tout au long du XXe siècle pour citer des dizaines de grands écrivains mais en ce début du XXIe, je reste dubitative... Heureusement, j'analyse mon scepticisme par mon appartenance à une génération gâtée, née dans les années 50. J'ai lu tous nos aînés : de Colette à Malraux, de Sartre à Camus, de Simone de Beauvoir à Giono, de Mauriac à Perec, de Yourcenar à Duras sans parler de l'immense littérature étrangère que certains éditeurs ont fait connaître au public comme Gallimard, Stock, Le Seuil, etc. Cette nostalgie littéraire me pousse donc à revenir vers ces écrivains majeurs, qui transmettent leur façon de vivre, leur mode de pensée, leur analyse de la condition humaine. Ainsi, j'ai relu récemment "Enfance" de Nathalie Sarraute. Quel plaisir de lire ce chef d'œuvre ! L'écrivaine raconte les onze premières années de son enfance dans un dialogue entre elle-même et sa conscience. Ses souvenirs nous transportent dans une époque bien révolue au début du XXe siècle. Je conservais de ma première lecture dans les années 80 une admiration constante devant cette reconstitution d'une enfance particulière. A ma deuxième lecture, j'ai remarqué des détails plus précis, des tournures de phrases, des scènes oubliés. La narratrice s'interroge sur la vraie nature de sa mère. En effet, la petite fille observe la séparation de ses parents qui se déchirent sans cesse. Son père part à Paris et se remarie avec une femme plus jeune. Sa mère, restée en Russie, vit avec un écrivain connu. Nathalie se sent abandonnée par ses parents : elle se refugie dans la lecture et dans l'écriture, une passion qui fera d'elle un des plus grands écrivains du XXe. Elle écrit : "J'étais un corps étranger... Qui gênait. Oui un corps étranger. Tu ne pouvais pas mieux dire. C'est cela que tu as senti alors et avec quelle force". L'originalité du récit se situe dans ce dialogue entre les deux "moi" de l'auteur : la première voix relate les faits comme elle les a vécus et l'autre voix la met en garde sur la déformation des souvenirs. Ce va et vient constant donne le ton et révèle les problèmes liés à la question de l'entreprise autobiographique. Ce récit émouvant, subtil, profond n'a pas pris une ride tellement sa modernité frappe encore aujourd'hui. Lire et relire "Enfance", c'est rencontrer un univers, un style, une pensée, de la vraie littérature, unique et universelle. Un classique contemporain bien plus passionnant qu'un roman médiocre paru ces dernières années. Ces livres-trésors ne doivent plus attendre dans nos bibliothèques !