mercredi 22 avril 2020

"Espèces d'espaces", 1

Dans mes lectures du moment, j'ai repris des classiques de ma bibliothèque. J'ai commencé par relire Georges Perec, un de mes écrivains préférés. Dans la Pléiade (offerte par mes amies lectrices), j'ai repris "Espèces d'espaces", paru en 1974. J'ai redécouvert en fait ce texte avec un plaisir admiratif. Comme la notion d'espace se vit différemment dans le cadre obligatoire du confinement, on peut imaginer sans peine les contraintes de notre espace vital. Qui vit mieux l'enfermement ? Ceux qui disposent d'une maison avec jardin ou d'un grand appartement avec balcon ! Ceux qui sont confinés dans un espace exigu avec des enfants doivent vivre difficilement ces jours sans fin. Il est donc vital de s'interroger sur l'espace intime et sur l'espace public. J'ai revisité mon quartier arboré avec un œil neuf et j'ai essayé plusieurs trajets pour éprouver un air de liberté. Je me suis contentée des espaces marchands en appréciant tout de même le fait de pouvoir choisir mon ravitaillement. Mon jardin s'est transformé en mini-paradis édénique et je regarde mes pièces de vie en constatant le confort douillet de mon intérieur. Georges Perec a influencé ma démarche de reconquête de mon espace vital. Pourtant, c'est un peu frustrant de ne pas aller voir le lac ou de circuler à dix kilomètres de chez moi. Je sais bien que le virus nous bloque, nous enferme, nous coupe de tout mais c'est une question de survie. L'écrivain oulipien entreprend un inventaire topologique (du grec ancien, topos = lieu), en partant du plus petit espace au plus grand, un vertige garanti : du lit à la chambre, de l'appartement à l'immeuble, de la rue au quartier, de la ville à la campagne, du pays à l'Europe, du monde à l'univers. Cette littérature de l'énumération me semble fascinante et opère un point de vue quasiment philosophique. Perec et l'exhaustivité dans la description. Perec et une "tentative d'épuisement des lieux" (un de ses textes). Il écrit : "Bref, les espaces se sont multipliés, morcelés et diversifiés. (…) Vivre, c'est passer d'un espace à un autre en essayant le plus possible de ne pas se cogner". Le projet abyssal de l'auteur démarre sur une feuille de papier avec ces mots : "J'écris : j'habite ma feuille de papier, je l'investis, je la parcours". Questionner les lieux s'apparente à une interrogation sur sa vie quotidienne avec un regard neuf, en chassant le syndrome de la banalité, source d'ennui et de lassitude. L'auteur commence sa description des espaces par la page et puis, il développe sa pensée sur le lit : "J'ai beaucoup voyagé au fond de mon lit". Il poursuit sa démarche par la chambre, l'appartement et il n'oublie pas les portes, les escaliers, les murs. (La suite, demain)