mardi 9 mars 2021

"Ruines bien rangées"

 Romancière, philosophe, dramaturge (pour Ariane Mnouchkine au Théâtre du Soleil), Hélène Cixous propose son dernier ouvrage, "Ruines bien rangées", édité chez Gallimard. Dès que l'on pénètre dans un texte de l'écrivaine, un labyrinthe de mots et d'idées s'offre au lecteur(trice), parfois intimidé par un univers aussi singulier.  Avant de commencer la lecture de ce livre, il est préférable de connaître sa démarche littéraire et politique. Co-fondatrice de l'université de Vincennes, elle a crée le premier centre d'études féminines d'Europe. Sa vocation en écriture est née d'une passion rigoureuse et absolue de la littérature. Pour elle, "tout meurt et se perd" mais "la littérature sauve". Sa pratique du langage, proche d'une technique psychanalytique bouleverse les codes classiques et lire sa prose n'est pas toujours un exercice de tout repos.  De 1974 à 2004, elle a animé un Séminaire au Collège international de Philosophie où elle enseignait l'art et la manière de penser la littérature en s'appuyant sur Eschyle, Balzac, Kafka, Joyce, Montaigne, Proust. Dans ce dernier récit, elle raconte l'histoire de sa mère, Eve, sage-femme de métier qui a fui en 1938, son village natal, Osnabrück, situé dans la Basse-Saxe en Allemagne. L'écrivaine se saisit de cette brèche biographique pour évoquer l'élimination de la communauté juive et aussi pour rappeler "le chemin des sorcières", une ruelle qui les conduisaient au bûcher. Un amoncellement des temps confondus, un amoncellement du tragique de la vie. Une synagogue a été brûlée à l'époque du nazisme et il reste des "ruines bien rangées". Quatre panneaux de cuivre poli rappellent la nuit d'épouvante, datée du 9 novembre 1938. Avec l'extermination des Juifs, celle des femmes dites "sorcières" brûlées, cette ville est remplie de fantômes que l'écrivaine ravive dans son texte. Elle écrit : "Je sens mes années pleines de colères mortes remonter les rues, mortes à la naissance, abattues dès qu'elles sortent de la maison, sur les trottoirs des oiseaux morts comme des cris indignés sont projetés en vain sur les airs vitrifiés". La prose poétique du texte porte l'effroi de l'écrivaine devant le tragique de l'Histoire. Pour l'écrivaine philosophe et psychanalyste, la pulsion de mort explicite les violences et les crimes de l'humanité : "Mon idée est d'écrire la chose qui empeste les cœurs, de regarder par les fentes de l'histoire, dans laquelle mon enfance puise ses effrois et ses questionnements". Les temps se mélangent, entre passé et présent. Les parents, la famille de l'écrivaine se croisent ou s'éloignent du récit. Les victimes et les témoins de l'époque nazie aussi habitent le récit d'une façon poignante. Osnabrück, ce lieu de mémoire, ce lieu aussi de cauchemar, a vu naître sa mère Eve à qui elle rend un hommage vibrant. Lire "Ruines bien rangées" demande un effort particulier, mais, il faut se laisser porter par cette prose incandescente, scandée par des références littéraires, des souvenirs personnels, des réflexions philosophiques, des anecdotes historiques. L'écrivaine, grâce à la littérature, inscrit dans la mémoire collective, cette cité "maudite" dans son passé, Osnabrück, un symbole de l'inhumaine humanité. Une expérience littéraire rare. A découvrir. 

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Le dernier livre d’Hélène Cixous propose une magnifique méditation sur la mémoire des douleurs historiques, et sur la lutte féminine contre la monstruosité des homm