vendredi 26 février 2021

"Le parfum des fleurs la nuit"

 Les Editions Stock proposent une très bonne collection : "Ma nuit au musée". Leonor de Recondo visitait le musée de Tolède à la rencontre du peintre El Greco et Lydie Salvayre racontait son expérience dans le musée Picasso à Paris. J'ai découvert celui de Leila Slimani, "Le parfum des fleurs la nuit", paru en janvier. Cette écrivaine franco-marocaine rencontre un grand succès auprès d'un large public, surtout après l'obtention du prix Goncourt pour "La chanson douce" en 2016. Dès les premières pages, la narratrice revendique son retrait de la vie sociale pour s'adonner à sa passion première : écrire. Elle décrit son quotidien, son petit bureau sous les toits : "Je vis en aparté. La réclusion m'apparaît comme la condition nécessaire pour que la Vie advienne. (...) Dans cet espace clos, je m'évade, je fuis la comédie humaine, je plonge sous l'écume épaisse des choses". L'écriture exige un certain "renoncement au bonheur, aux joies du quotidien". La solitude volontaire devient ainsi une condition essentielle pour l'écriture. Mais, Leila Slimani rompt cette discipline de vie quand la directrice de la collection lui propose une nuit au musée. Ce n'est pas n'importe quelle institution : elle se situe à Venise et prend la forme d'un palais, le Palazzo Grassi à la Punta de la Dogana (Pointe de la Douane) qui abrite des collections d'art contemporain de la Fondation Pinault. Comment résister à cette merveilleuse tentation ? L'écrivaine accepte donc le contrat et rejoint la sublime cité des Doges. L'enfermement dans ce musée l'attire et la voilà installée pour une nuit dans une des salles. Ces heures nocturnes lui permettent de vagabonder dans l'espace en commentant quelques œuvres exposées d'artistes contemporains. La narratrice raconte son rapport timide à l'art en général et elle se sent "pataude", écrasée par ces lieux de culture, même élitistes à ses yeux. Cette nuit au musée ne constitue pas un album d'art mais ressemble davantage à une autobiographie intimiste. L'écrivaine parle d'elle, de sa vie d'écrivain, des voyages, de son identité entre deux rives, l'Orient et l'Occident, de son père, injustement accusé de malversations dans sa banque et de sa mort prématurée. Elle n'oublie pas Venise aussi : "Venise porte en elle les germes de sa destruction et c'est peut-être cette fragilité qui en fait sa splendeur". La littérature aussi est à l'honneur dans ce récit élégant, discret et curieux : "La littérature chérit les cicatrices, les traces de l'accident, les malheurs incompréhensibles, les douleurs injustes". Le texte se termine sur un "parfum des fleurs" et surtout sur le sortilège de Venise, sur la présence consolante de l'art. Leila Slimani ne nous donne pas une leçon sur l'art contemporain, même si certains artistes lui ouvrent des horizons nouveaux mais elle parle de sa passion obsessionnelle : "Ecrire, c'est jouer avec le silence, c'est dire, de manière détournée, des secrets indicibles dans la vie réelle". 

mercredi 24 février 2021

Rubrique Série

 Depuis janvier, les nouvelles séries font leur rentrée et ce phénomène de société s'amplifie au détriment des films qui, de toutes façons, ne peuvent plus se voir sur grand écran à cause de la pandémie. En février, je voulais saluer la parution d'une série française, "En thérapie", diffusée sur Arte tous les jeudis. Les réalisateurs, Olivier Nakache et Eric Toledano, se sont inspirés d'une série israélienne, "BeTipul". Les trente-cinq épisodes d'une durée moyenne de 25 minutes se regardent avec un intérêt sans cesse renouvelé. Le personnage principal, le psychanalyste Philippe Dayan, est interprété par un comédien d'une empathie contagieuse, Frédéric Pierrot. Le succès de "En thérapie" repose sur sa présence consolante, résiliente et patiente. Ce soignant à l'écoute se met au service de ses patients pour les soulager de leurs problèmes, ces nœuds intimes qu'il faut démêler grâce au pouvoir des mots. La grande Histoire tragique (les attentats islamistes du Bataclan), percute les vies de deux personnages : Ariane (Mélanie Laurent), une chirurgienne de garde le soir de la tuerie et Adel (Reda Kateb), un policier de la BRI, en première ligne pour éliminer les terroristes dans la salle du Bataclan. Viennent ensuite Camille (Céleste Brunnquell), une jeune nageuse de 16 ans, le couple Léonora (Clémence Poésy) et Damien (Pio Marmai), et la superviseuse du psychanalyste (Carole Bouquet). Télérama révèle que chaque épisode était tourné en un jour et demi, c'était du "jamais vu" à la télévision. Il faut souligner la performance théâtrale de tous ces excellents comédiens. Cette série "démocratise" dans le bons sens du terme quelques notions fondamentales de la psychanalyse à travers les personnages. Ariane tombe amoureuse de son psychanalyste, le transfert est ainsi évoqué. Adel, le policier, symbolise le refoulement d'un traumatisme infantile. Son père algérien l'a caché lors d'une attaque terroriste dans les années noires du pays. Pour réparer ce drame terrible, il va se sacrifier pour défendre son pays et sa famille en partant en Syrie combattre les racines du mal. L'adolescente va mal entre une mère trop présente et un père trop absent. Son accident de vélo est une tentative de suicide déguisée. Le couple se déchire autour de la grossesse de la jeune femme jusqu'à sa fausse couche sur le divan du psychanalyste. Et ils finiront par se séparer. La série ménage le suspens et met aussi en relief les propres problèmes de notre spécialiste de l'inconscient. Sa femme le trompe, ses deux aînés s'éloignent et le petit dernier est en souffrance scolaire. Il traite tous les désordres psychiques, de ses patients et néglige ceux de sa famille. Avec ces 35 épisodes addictifs, la saison se poursuivra peut-être sur un sujet majeur qui bouleverse notre vie quotidienne : la présence du Covid ! Le cabinet de Philippe Dayan ressemblait à une bulle protectrice, un espace de réflexion et d'interrogation. Oui, la vie est parfois semée d'épreuves et heureusement, les "médecins de l'âme" aident les humains à mieux vivre. Cette série rend hommage à ses "aidants" discrets, empathiques et disponibles. Kundera disait dans un de ses romans : "Personne n'écoute personne". C'est pour cette raison que la psychanalyse existe et aussi toutes les thérapies liées à l'écoute... 

lundi 22 février 2021

"Le colibri"

 Sandro Veronesi a obtenu le prix Strega, le Goncourt italien, pour "Le Colibri", son huitième roman, publié chez Grasset. Pourquoi ce titre d'oiseau ? Luisa, la femme aimée, écrit à Marco Carrera : "Tu es un colibri parce que, comme le colibri, tu mets toute ton énergie à rester immobile. Tu réussis à t'arrêter dans le monde et dans le temps, à arrêter le monde et le temps autour de lui, et même parfois, à retrouver le temps perdu". Marco, le protagoniste, établit le bilan de sa vie. Paradoxalement, il pratique un métier clairvoyant, celui d'ophtalmologiste, mais il passe son temps à ne pas voir la réalité comme elle est. Autour de lui, tout se délite, se désagrège, se défait, telle une vaste entropie. Mais, sa grande qualité se résume à ce verbe : tenir. Il n'oublie jamais la citation de Beckett : "Je ne peux pas continuer. Je vais continuer". Un jour, le psychanalyste de sa femme lui téléphone pour l'avertir qu'un grave danger le menace. Il apprend la mythomanie pathologique de sa femme, le fait qu'elle va le quitter pour refaire sa vie et surtout, il mesure son propre aveuglement sur son mariage : "Elle lui avait toujours menti. Mais lui avait fait pire : il l'avait crue".  A partir de ce cruel constat sur la faillite de son couple, il se lance dans une analyse rétrospective sur ses identités cumulées : fils, mari, père, frère, amant, ami, etc. Il évoque la mésentente de ses parents : "Le malheur, ils l'avaient en fait toujours sécrété (...) comme certains organismes produisent du cholestérol". Il perd sa sœur dans une noyage et la soupçonne d'avoir mis fin à sa vie. Son frère a pris ses distances et part vivre en Amérique. Le tableau familial est loin de ressembler à une idylle. D'autant plus que sa petite fille commence à ressentir "un fil, accroché dans son dos" et ce toc révèle un trouble psychique longtemps nié. Devenue adulte, elle aura une conduite risquée dans le sport qui finira par l'emporter dans un accident. Elle laisse une petite fille sans père que Marco prendra en charge et deviendra sa seule raison de vivre. Il entretient aussi depuis sa jeunesse un amour par correspondance avec Luisa. Chacun a fondé sa propre famille mais ils poursuivent un rêve d'amour fantasmé qui ne se concrétisera jamais. La vie en mille morceaux de Marco s'est heurtée au Réel, un réel de rendez-vous manqués, d'épreuves traversées, de drames subies. L'écrivain italien utilise le registre de la comédie à l'italienne, toujours teintée d'ironie mordante. Cette fresque familiale s'étalant de 1974 à 2030, composée de matériaux disparates (lettres, listes, courriels, cartes postales), ressemble à un patchwork rapiécé d'histoires variées qui finissent par raconter la vie de Marco, un Italien d'un certain âge, un homme attachant d'un courage héroïque, qui, malgré toutes les difficultés, reste debout et conserve une énergie vitale pour affronter les vicissitudes de la vie. Un roman fort et émouvant ! 

vendredi 19 février 2021

Philosophie Magazine

 Le numéro de mars de Philosophie Magazine vient de sortir. Un menu appétissant : l'identité, le temps, Bruno Latour, Marc Aurèle, David Hume. En général, je lis le mensuel à petites doses, au gré de mes humeurs du moment. Mais, j'avoue que je l'ai lu d'une seule traite tellement les articles m'intéressaient. Bruno Latour, l'un des plus influents philosophes contemporains, est passé récemment à la Grande Librairie et sa médiatisation a permis de connaître sa pensée écologiste. Son dernier livre, "Où suis-je ? Leçons de confinement à l'usage des Terrestres", pose le problème de la "guerre planétaire" entre les "extracteurs" et les "ravaudeurs". Pour sauvegarder la planète, il faut, selon lui, se "déconfiner" de certaines idées comme le productivisme, la croissance économique, etc. Sa pensée exigeante et complexe bouscule la sphère écologique et se rapproche de la nouvelle approche catastrophiste comme la collapsologie. Après la crise écologique, l'analyse du temps avec Pascal Chabot, auteur de "Avoir le temps", publié aux PUF. Son essai passionnant explore notre rapport au temps (la chronosophie) et dans la revue, le philosophe commente six photographies illustrant ce thème. La revue propose aussi un portrait de Gloria Steinem, une icône du féminisme américain, âgée de 87 ans, qui continue à se battre encore pour l'égalité femme-homme. Le dossier central évoque l'identité sous le titre, "Liberté, Egalité, Identités" ou "Comment reconnaître nos différences ?". Ce sujet sensible, difficile est traité avec des points de vue pluralistes qui permettent une bonne approche éclairante. Vincent Descombes, auteur de "Les Embarras de l'identité", commente les philosophes de l'identité comme David Hume, John Locke, Wittgenstein, Erik Erikson. Catherine Malabou commente des changements de vie pour une femme transgenre, une transfuge de classe, un Juif français devenu Israélien, un homme bisexuel, etc. Le dernier article sur le sujet aborde cette question inquiétante : "La guerre des identités aura-t-elle lieu ?". Le monde universitaire et médiatique est secoué par les tenants des études de genre, féministes et décoloniales. Identitaires contre universalistes, une fracture indéniable dans notre société actuelle. Hélène L'Hueillet, philosophe, auteur d'un "Eloge du retard", conseille la lecture revigorante et consolante des pensées de Marc Aurèle, l'empereur stoïcien qu'il faut lire et relire sans cesse. Face aux vicissitudes du monde, il faut s'armer de sagesse et retrouver notre liberté intérieure. La revue propose aussi des conseils de lectures, des lectures philosophiques, évidemment. Ce rendez-vous mensuel avec Philosophie Magazine complète à merveille l'atelier des Idées en partage de la Maison de Quartier de Chambéry où Agnès, professeur de philosophie, a démarré une nouvelle session sur... l'identité ! Vaste et beau programme.   

jeudi 18 février 2021

"Alegria"

Manuel Vilas revient sur le devant de la scène littéraire avec son "Alégria". Son premier récit, "Ordesa", publié en 2018 m'avait déjà beaucoup intéressée et l'écrivain espagnol, aragonais d'origine, avait conquis un public inhabituel. Le mot "alégria" résume à merveille ce récit autobiographique : la joie, une attitude qu'il revendique tout au fil des phrases, scandées par cet impératif débordant d'optimisme. Mais ce volontarisme ressemble plus à un mantra qu'à une réalité vécue. L'écrivain reprend les sujets de son premier opus : ses parents disparus, ses liens familiaux, ses fils oublieux, ses voyages, sa vie, en somme. Une vie dans le présent et surtout dans le passé, un passé qu'il vénère, dont il veut témoigner. Il s'adresse à son père, à sa mère comme des témoins imaginaires et les souvenirs surgissent pour raconter cette Espagne unique, un pays de pauvreté mais aussi de dignité. Le narrateur mène une vie nomade entre Iowa City où sa compagne, professeur d'université, travaille. Il baptise ses parents de Bach et Wagner, Mozart pour sa compagne, et il surnomme sa "déprime", Arnold Schoenberg. Cet Arnold le taraude souvent jusqu'à lui donner des idées suicidaires. Cette manie d'emprunter des surnoms se poursuivra avec des noms d'acteurs. Beaucoup d'anecdotes sur ses parents révèlent une piété filiale assez exceptionnelle et souvent très émouvante : "Le plus grand voyage est celui qui permet d'atteindre le royaume de ceux que nous avons aimés et qui sont partis en nous laissant à jamais angoissés". Quelques écrivains l'ont inspiré dans sa quête du passé comme Marcel Proust, son maître des songes et des réminiscences. Ce récit ressemble à cette "recherche du temps perdu" qu'il retrouve grâce à l'écriture et à la littérature. Le narrateur rappelle souvent qu'il faut aimer, se réjouir d'être vivant, d'être fidèle à la mémoire familiale. Il rend hommage à Federico Garcia Lorca, le plus grand des poètes selon lui. Il consacre aussi de belles pages à ses voyages fréquents : Zurich, Venise, New York, Chicago, Madrid, Barcelone, etc. Ce journal intime, né sur les routes de la tournée de promotion d'Ordesa, son premier récit, se compose de bribes mémorielles, de fragments poétiques, de réflexions morales. Ses deux fils prennent une place essentielle dans le fil du récit comme un fil généalogique permanent. Il raconte ses attentes interminables pour les voir, ses rencontres rares et denses avec eux comme cette nuit de Noël à Saragosse dans un hôtel. Il ne cache pas non plus ses épreuves comme la dépression, l'alcoolisme, l'infidélité, son divorce, la précarité matérielle.  Manuel Vilas a déclaré dans la presse qu'il avait clos la séquence familiale dans ce deuxième volume. Je m'étais presque habituée à retrouver ses parents aragonais si simples, si espagnols, ses deux fils qui ressemblent à beaucoup de garçons d'aujourd'hui, un peu proches, un peu lointains, et son portrait d'une Espagne complexe et complexée. Un livre attachant, original, atypique, un ode à ce beau mot hispanique, l'alegria... 

mardi 16 février 2021

"La famille du tigre ailé"

 Paula Furstenberg, écrivaine allemande, est née en 1987 à Postdam. Elle vit aujourd'hui à Berlin. La maison Actes Sud vient de publier son premier roman, "La famille du tigre ailé". Le personnage principal s'appelle Johanna, née de l'autre côté du mur en Allemagne de l'Est. Elle atteint l'âge de deux ans quand son père part rejoindre Berlin Ouest juste avant la chute du Mur. Elle interroge sa mère pour connaître Jens, ce géniteur fantôme et elle n'obtient aucun renseignement tangible, ni aucun souvenir lié à sa petite enfance. Sa mère est restée seule, élevant son bébé sans aide et elle n'est pas très disposée à lui parler de cet homme. Que s'est-il donc passé le 4 octobre ? Sa mère, vétérinaire de métier, n'a jamais exercé se contentant de travaux divers dans un zoo. Elle avait reçu une carte postale de son mari mais sans adresse pour le contacter. Dix-neuf ans plus tard,  la jeune fille majeure suit une formation de conductrice de tramway à Berlin, se passionne pour les cartes géographiques et sur l'une d'entre elles, datant du Moyen Age, est dessiné un tigre ailé dans les espaces vides. Dans la vie réelle, ce tigre ailé ressemble à ce père fantasmé. Johanna, après toutes ces années d'absence, reçoit un message téléphonique de son père. Jens lui annonce son cancer en phase terminale et il lui demande de venir à son chevet. Johanna apprend l'existence d'une sœur, Antonia, issue d'une liaison post-mur de Berlin. La jeune fille découvre un homme très affaibli, ayant perdu la parole. Le secret de sa disparition ne sera donc pas levé. A-t-il travaillé pour la Stasi, la terrible police secrète de l'Allemagne de l'Est. Deux typographies s'imposent dans le récit : le présent de Johanna et les fiches techniques de la Stasi sur son père. Il est noté dans une fiche : "Hostile-négatif, coureur de jupons, manque de clairvoyance et de capacité à s'imposer". Les traces de la RDA troublent la jeune fille. Le récit oscille entre l'enquête qu'elle mène sur son père et son présent à Berlin. Jens, ferronnier, voulait aussi devenir une star du rock. Son père devait lui offrir la succession de son entreprise et comme il a refusé de lui confier les clés, le jeune homme est parti à l'Ouest. Johanna parviendra-t-elle à découvrir la vérité sur ce père mourant ? Il faut lire ce très bon premier roman à l'atmosphère historique reconstituée de ces deux Allemagne divisées jusqu'en 1989. L'écrivaine exploite les zones de silence d'une histoire individuelle et collective. Comment vivre avec ce trou de mémoire familial ? Ce premier roman remarquable tente de répondre à cette question universellement partagée. La littérature allemande vient d'intégrer dans son panorama une voix originale. Attendons son deuxième roman pour confirmer ce nouveau talent. 

lundi 15 février 2021

"L'homme aux trois lettres"

 Pascal Quignard poursuit son œuvre singulière, "Le Dernier Royaume", en publiant son onzième volume, "L'homme aux trois lettres", aux Editions Grasset. Depuis "Les Ombres errantes", le premier tome, dix-huit ans sont passés et cet ensemble "océanique" fascine tout lecteur(trice) curieux, passionné de littérature. Pascal Quignard appartient à la catégorie des écrivains que l'on relit sans cesse, dans une tentative de compréhension et d'éclaircissement. Dans ce dernier opus, l'écrivain rassemble dans ce tome comme dans tous les précédents, des fragments en mélangeant toutes sortes d'ingrédients : étincelles autobiographiques, mythes, recherches étymologiques, réminiscences, commentaires, références littéraires,  lectures, contes. Il est impossible de résumer cette œuvre protéiforme parfois lumineuse, souvent obscure. La prose "quignardienne" suit les méandres de sa pensée complexe. Certains lecteurs(trices) rejettent d'emblée ce "charabia" littéraire, ne comprennent pas l'intérêt de cette planète de mots, une planète étrange, originale, énigmatique. D'autres (et j'en fais partie) se laissent bercer, captiver, séduire par ce conteur hors pair, cet amoureux de la pensée sinueuse et musicale. Lire Quignard avec les yeux et un crayon à la main demande un effort certain mais une fois la difficulté franchie, la récompense advient. Dans ce volume, l'auteur s'interroge sur l'origine de la littérature : "Le mot littérature est sans origine. J'aurai consacré ma vie à une proie insaisissable. Dont le nom n'avait aucun sens. Ni usage, ni fonction, ni dessein, ni origine, ni but".  Au mot littérature, s'attache le mot lecture. Pascal Quignard déclare sa flamme habituelle pour les livres : "J'aime les livres. J'aime leur monde. J'aime être dans la nuée que chacun d'eux forme qui s'élève, qui s'étire. (...) J'aime vieillir dans leur silence, dans la longue phrase qui passe sous les yeux. ". Que provoque l'acte de lire et d'écrire ? : "un retrait, une plongée, un écart et un passage". Dans une époque qui revendique l'esprit collectif, de groupes, d'identités diverses, l'auteur affirme son credo : l'écriture, la lecture, la littérature demeurent des expériences solitaires et asociales. La figure de l'écrivain-lecteur s'apparente à un voleur, un voleur du langage qu'il détourne de son usage social. Ce récit érudit rend hommage à la littérature qui ne se laisse pas facilement qualifier, ni définir. Pascal Quignard emporte son lecteur(trice) dans ses obsessions : l'origine, le corps, l'inspiration, l'écart, le décalage et tant d'autres sujets qu'il traite avec une curiosité insatiable comme la lecture, le silence, l'amour, la solitude. Pour les amateurs de l'écrivain, ce onzième opus se lit avec un bonheur sans fin. Son univers ressemble à un kaléidoscope littéraire et philosophique sous le signe de l'énigme.  Encore une dernière citation pour entrer dans ce texte : "Le lecteur est sans époque, sans âge, sans temps. Lire n'est pas rêver, mais lire est comme rêver en ceci qu'il perd le temps. Toute vraie œuvre ignore le temps dans le temps". A méditer.  

jeudi 11 février 2021

"L'homme qui tremble"

 Tous les lecteurs et lectrices qui ont aimé les romans autofictionnels de Lionel Duroy, "Le chagrin", "Vertiges", "Nous étions nés pour être heureux" peuvent se précipiter en librairie pour acquérir son dernier opus, "L'homme qui tremble", publié chez Mialet-Barrault. La lecture d'un roman de Nathalie Léger, "Supplément à la vie de Barbara Loden", a déclenché son projet littéraire : écrire sa vérité sans porter de masque dans une autobiographie analytique. Cette citation de Barbara Loden le frappe particulièrement : "J'ai traversé la vie comme une autiste, persuadée que je ne valais rien, incapable de savoir qui j'étais, allant de-ci, de-là, sans dignité". Plus loin, l'écrivain se pose l'éternelle question de sa propre identité mouvante, changeante et flottante : "Qui je suis, moi, Lionel Duroy ?". Il s'attache à nous décrire ses sept décennies de vie, de son enfance à aujourd'hui. Il se nomme Lionel Duroy de Suduiraut, né en 1949 à Bizerte (Tunisie). Quatrième enfant d'une fratrie de onze, il a souvent raconté les traumatismes irréparables de son enfance entre une mère fragile, rêvant d'appartement luxueux et un père irresponsable, incapable de nourrir sa famille. Les huissiers harcelaient cette famille aux abois et le narrateur rappelle ces faits sans colère, ni amertume. Il ressent déjà l'expérience de la dépression à l'âge de onze ans, du "tremblement intérieur" quand sa famille chaotique traverse des épreuves pénibles provoquées par le manque d'argent. Il dit ses effrois, ses douleurs, devant une mère malade et un père dépassé. A plusieurs reprises, il s'interroge sur le mystère du couple parental entre amour et haine. Son père au surnom ridicule, "Toto", était sous l'emprise de sa femme. A l'âge adulte, Lionel Duroy se lance dans l'écriture : "Sans l'écriture, je ne me sens aucune légitimité à exister, sans l'écriture, j'ai conscience de n'être rien". Un éditeur lui fait confiance et deviendra un de ses repères, le soutenant dans sa carrière d'auteur. Il analyse ses ruptures avec ses compagnes, sa façon d'aimer et de fuir, donnant l'impression "d'être là sans être là". Il évoque aussi son métier de biographe en écrivant les mémoires de nombreuses célébrités comme Ingrid Betancourt, Gérard Depardieu, etc. Sa franchise sur ses multiples identités, fils, père, mari, amant, écrivain, journaliste, relève d'une analyse lucide et impitoyable sur sa fragilité intrinsèque, sur ses manques, sur ses erreurs répétées. A 70 ans, il parvient à un équilibre serein en vivant dans le Ventoux et en prenant un peu de distance avec son passé. L'écriture de ce récit ressemble à un bilan de vie, une thérapie consolatrice, un témoignage attachant sur une famille atypique et pathologique. Lionel Duroy, en homme tremblant devant les épreuves de l'existence, exploite, creuse, défriche et déchiffre la mine profonde de ses souvenirs intimes, d'une intimité rare en se maintenant sur une ligne de crête délicate. Ce projet autobiographique ne nous présente pas un homme exceptionnel, mais au contraire, un homme ordinaire, obsessionnel avec toutes ses failles, ses faiblesses et ses doutes. Seule, la littérature peut réparer, peut-être sauver ce petit garçon maltraité qui n'a pas eu la chance d'avoir des parents sécurisants. Aurait-il composé ses romans sans cette enfance traumatique ? Mystère de la création littéraire... 

mardi 9 février 2021

"Serge"

 Le dernier roman de Yasmina Reza, "Serge", se lit avec un plaisir gourmand tellement il est imprégné d'un humour ironique et d'une délicatesse toute féminine. Serge, le personnage principal, appartient à une fratrie, les Popper, composée du narrateur, Jean, et de sa sœur, Nana. Dès les premières pages, le ton de la comédie est donné. Le narrateur raconte une scène désopilante quand leur mère, à la veille de sa mort, se voit changer son lit pour un lit médicalisé. Elle formule le souhait de voir LCI avant de mourir mais ce sera son dernier mot : "Elle est morte le soir même, sans avoir profité des avantages du nouvel équipement. Elle avait supporté beaucoup de vicissitudes de la maladie tant que les choses gardaient leur allure de toujours. Le lit médicalisé lui a bouclé le bec. Le lit médicalisé, ce monstre au milieu de la chambre, l'a propulsée dans la mort". A partir de cette disparition, "les choses se sont déréglées". La fratrie décide de visiter le camp de concentration d'Auschwitz pour se retrouver après la mort de leur mère. Cette expédition mémorielle tourne au fiasco loufoque. Serge manifestement s'ennuie, refuse de visiter ce décor tragique. Sa fille s'agite de tous les côtés pour tout voir comme si elle "profitait" d'un lieu touristique. Yasmina Reza relève le comportement léger des visiteurs entre les selfies, le manque de gravité, l'esprit de consommation d'une planète devenue avide des réseaux sociaux où déposer une photo du camp sur un site semble plus important que la tragédie de l'Holocauste. Jean, au fil du récit, raconte des souvenirs de famille, une famille agitée et solidaire avec des caractères bien affirmés. Serge vieillit, lui, le flambeur, frimeur, fumeur. Sa sœur subit un mariage avec un ancien gauchiste ringard. Jean, le narrateur, semble le plus lucide et le plus réaliste des trois. Yasmina Reza note, avec son scalpel de chirurgienne des âmes, une comédie familiale "au bord de la crise de nerfs" pour reprendre le titre d'un film célèbre. Cocasse, touchant, le texte séduit le lecteur(trice) qui se voit dans ce miroir. Cette famille parodique ne cesse de se quereller avec amour, de se déchirer pour se sentir vivre intensément. Les personnages sont hantés par l'angoisse de la maladie, de la fin de vie et surtout par la solitude :"La solitude, c'est le lit et l'attitude rompue. C'est l'attente de rien. L'homme n'est vu de personne. Le corps inobservé consent à l'abattement. C'est cette particularité de n'être vu de personne qui renvoie à l'enfance, au possible vide de l'avenir". Le style de Yasmina Reza ensorcelle le lecteur(trice) et quand on finit le récit, on a envie de lui donner un nouveau rendez-vous. Un roman de la rentrée de janvier incontournable. 

lundi 8 février 2021

Le 1

 La revue "Le  1" a creusé son sillon dans le panorama de la presse. L'équipe de journalistes dont l'écrivain Eric Fottorino, rappelle dans un texte de présentation : "Nous croyons en l'intelligence des lecteurs. En leur capacité à se forger leur propre opinion. (...) Ecrivains, scientifiques, chercheurs, économistes, poètes, artistes, sociologues, réalisateurs, politiques, anthropologues, se confrontent sans jamais s'affronter". Le format de l'hebdo se différencie totalement d'une revue habituelle. En format A4, elle se déplie en format plus grand et ce dispositif original permet des paliers de lecture. Quand l'hebdo est ouvert en format carte routière, le lecteur(trice) peut découvrir "une invitation au voyage, à un ailleurs où l'imagination et le rationnel se réunissent. "Le 1" aborde des sujets de société vus sous des angles divers et à chaque numéro, correspond une seule thématique. Ainsi, les journalistes ont traité à plusieurs reprises du Covid, de la folie, de l'islamisme, de l'extrême-droite, du handicap, des adolescents, de la violence, pour ne citer que les plus récents sujets d'actualité. Tiré à 36 000 exemplaires et sans aucune publicité, le "1" emploie une quinzaine de salariés et sort le mercredi. Ce type de journalisme sans esclandre, ni tapage me semble d'une qualité remarquable. Et comme dans cette équipe de grands professionnels de la presse, la littérature prend un espace régulier. Ainsi, j'ai lu avec intérêt le numéro du 14 janvier intitulé : "Tous en librairie".   Dans l'édito, Julien Bisson revient sur la triste fermeture de ces commerces dits non essentiels en 2020.  Il propose une réflexion sur l'avenir des librairies, un avenir fragile et menacé en France par la concurrence effrénée d'autres médias et du géant amazonien. Il offre une belle définition de la lecture avec une citation de Proust : "Tant que la lecture est pour nous l'initiatrice dont les clefs magiques nous ouvrent au fond de nous-mêmes la porte des demeures où nous n'aurions pas su pénétrer, son rôle dans notre vie est salutaire". Dans la revue, des écrivains s'expriment avec gratitude et remercient les libraires pour leur rôle de passeur, d'initiateur. Ils ont découvert la littérature à leur contact. Vincent Monadé, ancien directeur du CNL, brosse un tableau technique sur le monde des librairies. Il faut savoir que la marge des bénéfices atteint à peine 1% du chiffre d'affaires. Pour parachever l'hommage de l'hebdo, Serge Joncour a écrit une nouvelle réjouissante sur une librairie de quartier où il imagine la présence des écrivains dans ce lieu magique. Un numéro à découvrir et à savourer quand on aime ce commerce si particulier, si important et si essentiel. 

vendredi 5 février 2021

"La vie joue avec moi"

 David Grossman, écrivain israélien, avait écrit un chef d'œuvre, "Femme fuyant l'annonce", publié au Seuil en 2011. Ora, l'héroïne, s'était lancée dans une randonnée effrénée pour ne pas recevoir une nouvelle atroce : la mort de son fils, tué au combat. Neuf ans après, il nous propose "La vie joue avec moi", un roman très différent mais toujours aussi puissant. L'histoire de cette famille recomposée se joue à quatre. La plus jeune s'appelle Guili- avec un trait d'union dans son prénom comme si elle attendait une adoption pour ajouter une identité complémentaire. Son père, Raphaël, est tombé fou amoureux de Nina, la mère de Guili dans sa jeunesse. Mais, Nina a refusé d'élever sa fille en choisissant sa liberté. Il reste un troisième personnage qui a provoqué les retrouvailles familiales : Véra, une nonagénaire en pleine forme. Ce trio féminin va se déchirer tout au long du roman lors d'un voyage qu'elles entreprennent en Croatie. Il est question pour Guili de filmer sa grand-mère avec l'aide de son père, documentariste de métier. Nina est revenue fêter les quatre-vingt dix ans de sa mère au kibboutz après des années d'absence. Sa mère ne lui a jamais expliqué les raisons pour lesquelles elle a été abandonnée à l'âge de six ans. Voici les trois femmes embarquées dans leur retour au pays en compagnie de Raphaël. Que s'est-il vraiment passé dans la vie tumultueuse de Véra ? Elle raconte ainsi sa condamnation à trois ans de travaux forcés dans l'île goulag de Goli Otok. Tito et ses sbires n'hésitaient pas à envoyer les opposants en prison. Milosz, le mari de Vera, a été exécuté comme espion stalinien. Vera choisit la mémoire de son mari sans le trahir au détriment de sa petite fille, confiée à une famille d'accueil. Où est donc la vérité ? Pour l'écrivain, la vérité est "une zone incandescente, un foyer de métastases". Dissimulé sous des couches de silence, de malentendus, d'incompréhension, le trio grand-mère-mère-fille joue une partition douloureuse entre mémoire du passé et réalité du présent. Le traumatisme générationnel s'empare des trois femmes dans une spirale infernale les empêchant de se pardonner et de s'aimer plus calmement. La caméra tenue par Guili tient le rôle d'outil  psychanalytique s'efforçant de rétablir un certain ordre dans ce chaos familial. D'abandon en abandon, Vera reconduit cette conduite avec sa propre fille. Il est peut-être trop tard pour une réconciliation. David Grossman s'est inspiré d'une histoire vraie, celle d'Eva Panic-Nahir, rescapée de cette île maudite en Croatie. Ce roman tumultueux, volcanique brasse la grande Histoire avec la petite, celle des victimes de l'absurdité politique. Le trio féminin finit par entamer un dialogue même timide mais l'essentiel advient : elles se parlent enfin. L'écrivain raconte avec son génie particulier une chevauchée fabuleuse avec un décor historique et sur le devant de la scène, ces femmes à la recherche d'une vérité intime résiliente. Un roman incandescent, signé d'un des plus grands écrivains universels. 

jeudi 4 février 2021

Les 30 ans des Editions de l'Olivier

 Les éditions de l'Olivier fêtent leur anniversaire : une maison trentenaire, née en 1991 avec un millier de publications. J'évoque rarement le monde de l'édition mais sans lui, personne ne pourrait ouvrir un livre. L'auteur, évidemment, crée le texte, l'envoie à un éditeur et la chaîne démarre : accord, impression et diffusion. Le livre prend son élan et s'envole vers les librairies, les bibliothèques et autres lieux de vente. Ce monde du livre, des éditeurs, des publications semble peu connu du public. Pourtant, chaque fois que je mentionne une de mes lectures, je mentionne l'origine de la publication. Il existe en France quelques milliers d'éditeurs mais, il faut retenir seulement quelques petites centaines qui comptent dans le panorama des publications annuelles. L'Olivier se situe au 37e rang des meilleures maisons françaises. J'ai appris qu'Olivier Cohen, le créateur de la maison, a démarré très modestement dans un petit appartement parisien avant d'intégrer un hôtel particulier dans la rue Jacob. Rachetée en 1995 par le Seuil, son siège est aujourd'hui dans le quartier Montparnasse. On reconnaît immédiatement la couverture blanche, illustrée d'un olivier stylisé en noir et le titre se loge entre cet arbre sympathique et une vignette de couleur, positionnée en haut et à droite, comportant une image. Quel est donc le secret de la réussite d'une maison éditoriale ? Avant tout, la qualité des écrivains. Je peux citer l'un des premiers édités chez l'Olivier : l'emblématique Jay McInerney avec ses "Trente ans et des poussières". J'ai rencontré chez l'Olivier des écrivains attachants comme Jean-Paul Dubois, Richard Ford, Geneviève Brisac, Belinda Cannone, Agnès Desarthe, Cynthia Ozick, Valérie Zenatti, Alice Munro, Aaron Appelfield et tant d'autres. Pour fêter les 30 ans de la maison, une nouvelle collection, "La Bibliothèque de L'Olivier", va proposer des livres au format de poche, à la maquette ultra chic et soignée pour mettre des titres incontournables du catalogue. En 2021, 18 ouvrages rendront compte du parcours de cette maison d'édition. Olivier Cohen a réussi son pari en restant fidèle à sa première ligne éditoriale : promouvoir une certaine idée de la littérature, une littérature de qualité, émouvante, attachante, à la portée de tous, sans aucune démagogie, sans esbroufe, d'une grande élégance française.   Bon anniversaire, L'Olivier ! Et un immense gratitude pour cette petite maison devenue grande au fil des années. 

mercredi 3 février 2021

"Mes fous"

 Le roman de Jean-Pierre Martin, écrivain et essayiste, porte un titre simple, direct, percutant : "Mes fous", publié chez l'excellente maison d'éditions de l'Olivier. La première page donne le tempo du texte consacré aux "fous" qu'il rencontre à tous moments dans sa vie. Laetitia ouvre le bal avec ses réflexions décousues et incohérentes. Le narrateur pense à sa fille Constance, déclarée schizophrène par la psychiatrie : "Et à chaque fois que je pense à toi, je pleure". Sandor, le père de Constance, souffre d'une empathie excessive et son employeur lui donne un congé sabbatique. Dans sa ville de Lyon, il écoute les êtres perturbés qu'il croise par hasard. Il n'est "plus qu'une oreille" pour ses "délirants", ses "errants", qu'il finit par collectionner en composant un herbier "psychotique", une "liste compassionnelle" en collectant toutes leurs paroles. Ils déambulent dans les villes, les gares, le métro. Il les nomme par ces termes : "les bouleversants, les délirants, les exilés de l'intérieur, les allumés de toutes sortes". Il définit le "fou" comme "celui qui n'a pas d'interlocuteur". Il remarque aussi de drôles de comportement dans la société des réseaux et souligne ce phénomène : "une vaste tribu de solitaires moutonniers, phobiques du dehors, monades recluses, corps hyperconnectés accros aux écrans, (...) engloutis dans l'entre-soi anonyme du complot généralisé". Sandor a aussi trois fils qui, parfois, lui donnent des sueurs froides dont l'un surtout milite dans le milieu des zadistes radicaux. Mais, l'obsession qui le submerge, qui le taraude, c'est sa fille, Constance, hospitalisée en psychiatrie. Il est séparée de sa femme, Ysée, tout en gardant un contact permanent avec elle car ils partagent la même douleur : la maladie mentale de leur fille : "Ysé et moi, depuis que notre enfant s'est absentée, nous vivons dans une intranquillité telle que nous nous sentons parfois étrangers aux autres et à nous-mêmes". Jean-Pierre Martin utilise aussi sa grande culture littéraire pour comprendre la maladie incurable de sa fille. Le narrateur a décidé de fuir la ville et s'installe dans un village près du Puy en Velay. Il constate aussi qu'il est entouré de "fous", des solitaires inconsolables et des marginaux sympathiques. Pour atteindre une certaine paix avec sa souffrance, il propose à son ex-femme de le rejoindre pour marcher sur les traces de Stevenson dans les Cévennes. Ce roman foisonnant, savant et touchant pose la question de la frontière entre la prétendue normalité et l'inquiétante anormalité. Il suggère que nous sommes tous en "équilibre instable" et s'interroge sur "l'insondable mystère des maladies mentales". Cet ouvrage rend hommage à tous ceux et à toutes celles qui souffrent de ce mal d'être. Il ne s'empêche d'intégrer dans son roman des touches d'humour et d'ironie qui allègent son drame familial et se qualifie de "réceptacle des misères mentales. Confesseur des esprits torturés. Infirmier pour âmes à la dérive". Un des meilleurs romans de l'année dernière. 

mardi 2 février 2021

"Le dernier enfant"

 J'ai vu Phillipe Besson dans l'émission de François Busnel, "La Grande Librairie" et sa prestation m'a convaincue de lire son dernier roman. J'ai découvert cet écrivain dès ses premiers livres mais, quand il a composé un texte sur notre président actuel, je n'ai pas trop apprécié cette démarche. Quand il a été nommé par amitié politique comme ambassadeur culturel en Californie, il a renoncé à occuper ce rôle.  Il est revenu à sa table de travail comme un bon artisan et a retrouvé son identité d'écrivain sensible, intimiste et délicat. Son dernier roman, "Le dernier enfant", publié chez Julliard, sonne juste et vrai. Cette histoire d'une mère abandonnée se résume en une expression connue : le vertige du nid vide quand le dernier enfant franchit pour la première fois la porte de l'âge adulte et s'affranchit de ses parents. Ce sujet sans surprise a été traité par la littérature. Certains parents voient le départ de leurs enfants comme un événement inévitable et naturel mais d'autres sombrent dans un sentiment d'abandon, de solitude et d'incertitude. La mère de Théo voit sa vie vaciller en 24 heures, une journée particulièrement difficile, voire insupportable. Pourtant, sa fille aînée est partie, son fils aussi sans que ces départs ne se transforment en drame. Mais, elle s'accrochait à son petit dernier. Anne-Marie, la cinquantaine active, s'affaire le matin pour oublier cet événement : Théo doit prendre possession de son studio pour suivre des études. Rien ne sera plus comme avant : "Et aussitôt, elle songe, alors qu'elle s'était juré de se l'interdire, qu'elle s'était répété non il ne faut pas y songer, surtout pas, oui, voici qu'elle songe, au risque de la souffrance, au risque de ne pas pouvoir réprimer un sanglot : c'est la dernière fois que mon fils apparaît ainsi, c'est le dernier matin". Dans cette dernière journée, les parents chargent la Kangoo de l'entreprise pour transporter les meubles et les cartons. Ils partent avec le cœur lourd, le cœur chaviré de chagrin. Le silence règne au sein du couple et de l'adolescent. Ils savent tous les trois qu'ils vivent un moment unique, symbolique, irréversible. Philippe Besson décrit à merveille, en toute délicatesse, cette ambiance de fin d'un monde : celui de l'enfance, de la maternité, de la famille unie. Le père réagit différemment en mutilant sa sensibilité et en restant mutique. Sa passion du bricolage l'aide à surmonter le malaise. Anne-Marie ne peut pas s'empêcher de penser toujours au pire car ses parents sont morts dans un accident de voiture.  Cette femme inquiète a tout donné à ses enfants et s'est investie dans sa maternité, négligeant son mari. La voilà devant ce fait accompli : elle se retrouve avec un époux peu loquace et un peu lointain. Quand elle revient chez elle, la maison a perdu son âme. Elle cherche du réconfort du côté d'une voisine. Mais, le sentiment de la perte domine chez elle. Va-t-elle réagir, surmonter ce chagrin ? Il faut lire ce roman délicat, sensible et intimiste. Philippe Besson a déclaré dans un article de presse : "Je suis devenu écrivain pour vivre d'autres vies que la mienne. J'aurais pu prendre la voix du fils, mais j'ai décidé de prendre celle de la mère. (...) Ce travail sur la recherche de la justesse, c'est tout ce qui m'intéresse, j'observe. Vous savez, les écrivains sont tous des voleurs". "Le dernier enfant", le vingtième roman de l'écrivain, un miroir et une réussite. 

lundi 1 février 2021

Une nouvelle Académicienne

 Jeudi dernier, j'ai appris qu'une femme a été élue à l'Académie française, bastion du "génie masculin" depuis des siècles. Cette femme s'appelle Chantal Thomas. En 1981, Marguerite Yourcenar a ouvert des perspectives quand, à l'âge de 77 ans, elle est rentrée au Quai Conti. Jean D'Ormesson s'est battu pour imposer l'écrivaine qui, évidemment, bousculait la tradition. La deuxième femme, Jacqueline de Romilly, a franchi les portes de l'illustre maison huit ans après. Première normalienne, première femme professeure au Collège de France, l'helléniste incarnait l'enseignement des études grecques classiques en France. Ces deux pionnières ont franchi une barrière, celle de la misogynie officielle et étatique. Depuis, d'autres écrivaines ont rejoint les bancs de l'Académie : Hélène Carrère d'Encausse, Dominique Bona, Assia Djebar, Danièle Sallenave, Barbara Cassin. Sur les neuf femmes reçues, cinq restent encore bien vivantes. J'ai été étonnée que Chantal Thomas soit élue sur le fauteuil de Jean D'Ormesson. Grande spécialiste de XVIIIe siècle, admiratrice de Roland Barthes, l'écrivaine me semblait peu correspondre à cette institution solennelle, formaliste et un peu trop guindée. Son état d'esprit curieux, voire un peu décalé, marginal va dépoussiérer la culture marmoréenne de l'institution. J'ai appris dans la presse que les Immortels sollicitaient des écrivaines pour leur tenir compagnie et la plupart du temps, elles refusent cet honneur sublime selon eux. Ils n'arrivent plus à recruter car six fauteuils sur trente quatre sont toujours vacants. Serait-ce le signe d'une perte de prestige culturel ? Travailler sur un dictionnaire tous les jeudis est une mission austère même si la langue française a besoin d'être respectée et protégée. Chantal Thomas va se trouver des excuses pour ces séances du jeudi. Cette adepte de Casanova, du Marquis de Sade va vraisemblablement s'ennuyer auprès des nombreux messieurs de l'Académie. Il vaut mieux qu'elle poursuive son travail d'écriture intimiste, teintée de malice, d'ironie et de charme quand elle évoque les cafés, la mer, les voyages. L'Académie possède peut-être en son sein un bar ou un café pour qu'elle se ressource après les séances du dictionnaire. En ce jeudi 28 janvier, j'étais tout de même ravie de savoir que Chantal Thomas devenait une Immortelle. Enfin, une bonne nouvelle en ces temps d'incertitude : une femme élue, une écrivaine et essayiste reconnue. J'imagine son discours de réception sur Jean D'Ormesson qui sera certainement piquant, percutant et iconoclaste...