lundi 21 décembre 2020

"D'un siècle à l'autre"

 Régis Debray, né en 1940, a déjà fêté ses 80 ans cette année et a voulu dans son dernier livre, "D'un siècle à l'autre", établir un bilan de sa vie intellectuelle et de son engagement politique. Issu de la bourgeoisie parisienne, il poursuit ses études jusqu'à l'agrégation de philosophie et réussit le prestigieux concours de Normale Sup. Mais, cet intellectuel brillant bascule dans le romantisme révolutionnaire marxiste en Amérique du Sud dans les années 60. A partir de cette expérience de libération des peuples à base de guérillas, compagnon de Che Guevara et de Fidel Castro, Régis Debray devient un "expert" en action politique. Il est même condamné à trente ans de prison et sera libéré après quatre ans de détention en Bolivie. A cette époque, un intellectuel tout court penchait presque toujours dans le camp de l'anticapitalisme.  Dans le texte qu'il compose, Régis Debray intègre souvent une distance en commentant ses choix. Il cite Julien Gracq : "Tant de mains aujourd'hui pour bouleverser ce monde et si peu de regards pour le contempler". Il regrette "d'avoir longtemps trop donné dans la main et pas assez au regard". Il brosse aussi le portrait de quelques philosophes qu'il a rencontrés comme Althusser, Maurice Godelier, Alain Badiou, etc. Il compose à sa façon une critique lucide et acérée sur le rôle des intellectuels dans la cité et son humour décape les grands mythes contemporains liés à l'engagement parfois tendancieux de ses collègues. Son goût pour l'ironie ne s'étiole en aucun cas quand il constate que notre époque préfère les acteurs, les people, les sportifs aux "écrivains, archéologues, bibliothécaires, professeurs et conservateurs du patrimoine". Ils sont même consultés à l'Elysée. Il relate son incursion au sein du pouvoir quand il a accepté la charge de conseiller de Mitterrand avec un bilan mitigé. Il évoque plus longuement sa grande passion de la médiologie dont il est le pionnier qui se résume dans quelques verbes : unir, transmettre, croire avec les questions : "comment ça marche et comment ça fait marcher". Les formules percutantes qu'il emploie donnent au récit une dynamique réjouissante : "De la lettre au tweet, du campagnard au périurbain, de l'industrie aux services, du transistor au smartphone, de l'esprit de conquête au principe de précaution, de la France républicaine à la France républicaine, (...), comment faire du commun avec de la diversité ? Mystère du politique. Comment transmettre l'essentiel de siècle en siècle ? Mystère des civilisations". Il n'est pas toujours aisé de pratiquer une lecture fluide tellement son texte comporte des références historiques, sociologiques, philosophiques. Son écriture baroque et incisive se met au service d'une pensée hybride. Au fond, comment définir Régis Debray, une fois le livre fermé ? Comme il l'écrit lui-même : "Un réactionnaire de progrès, un franchouillard cosmopolite, un catho républicain, un ronchon bienveillant, un anarchiste conservateur". Sa génération comme la mienne "a eu le privilège d'avoir vu mourir un monde et en naître un nouveau (...) Nous sommes passés des ultimes soubresauts d'un court siècle rouges aux premiers vagissements du siècle vert". Un essai riche, majeur pour connaître la vie politique et intellectuelle d'un philosophe atypique et tellement français !