mardi 8 janvier 2019

"Lèvres de pierre"

Nancy Huston a choisi pour son dernier roman, "Lèvres de pierre" un sujet difficile dans la première partie de son livre : le portrait du responsable des Khmers rouges, Pol Pot. Comment lire des pages sur ce personnage morbide et cruel ? L'écrivaine aborde ce sujet avec une question lancinante sur le devenir d'un jeune garçon cambodgien, Saloth Sâr, dont la trajectoire aboutira à un des pires génocides du XXe siècle. Dans la deuxième partie du roman, Nancy Huston évoque sa propre jeunesse en "Mad girl", l'épopée d'une jeune canadienne, attirée par une certaine radicalité féministe. La narratrice explicite cette mise en perspective de deux destins croisés : "Il n'était pas impossible que, malgré leurs dissemblances flagrantes, nos trajectoires s'éclairent l'un l'autre". Saloth Sâr, "l'Homme nuit", passe son enfance dans un village rural, intègre à neuf ans, une communauté de moines bouddhistes comme novice. Son éducation se poursuit dans une école française où il fait la connaissance troublante d'un prêtre amoureux de cet adolescent. Cet homme d'église l'initie à la littérature et à la culture française. En 1949 et grâce à une bourse d'étudiant, le jeune homme rejoint Paris pour une école de radioélectricité car ses résultats scolaires frôlent le désastre. Il noue une relation avec un neveu du roi du Cambodge qui lui fait connaître le jazz, Saint Germain des Prés, et le Paris de ces années-là. Il s'engage dans le communisme dans les années 50 et ne quittera plus cette idéologie en imposant la terreur des Khmers rouges dans son pays. Malgré ce passage à Paris, l'engagement aveugle de cet homme terrifiant fascine Nancy Huston : comment peut-il basculer dans la monstruosité inhumaine ? Elle ne donne pas de réponse et évoque son propre parcours de militante féministe. Elle emprunte un surnom, Dorrit, et raconte son parcours de femme, de l'amante d'un professeur à la lutte pour ses droits dans un Paris des années 70. Elle interroge sa radicalité politique, sa détestation des hommes dominateurs, sa découverte des idées féministes beauvoiriennes. Elle évoque avec sincérité et franchise sa mutation révolutionnaire jusqu'à sa vocation d'écrivain, de compagne et de mère de famille. Les deux parcours n'ont pourtant rien de commun mais Nancy Huston rappelle que l'aveuglement politique reste une énigme, un mystère de la personnalité humaine. Ce roman singulier, original, puissant peut déranger, troubler et bousculer les lecteurs(trices) peu familiers de l'univers "hustonien'. Ce livre mélange les destins individuels à l'Histoire, l'un sombre dans la barbarie, l'autre accède à une renaissance...