jeudi 3 septembre 2020

"Un roman russe"

 La presse littéraire a salué quasi à l'unanimité le dernier roman d'Emmanuel Carrère, "Yoga" à qui on prédit déjà le Prix Goncourt. Il semble que cet écrivain écrase ses confrères par le nombre d'articles qui lui sont consacrés : L'Obs avec son portrait, un dialogue dans le Monde des Livres avec Daniel Mendelssohn, deux pages dans le Magazine Littéraire Lire, pour citer les publications les plus importantes. J'ai écouté un podcast sur lui à France Culture. J'avais lu lors de leurs parutions, "L'Adversaire", "D'autres vies que la mienne", "La moustache", "La Classe de neige". Je savais en le lisant que son œuvre singulière, originale, puissante peut déranger, heurter, déprimer même. Mais, indéniablement, il ne laisse pas indifférent(e)... J'ai emprunté récemment "Un roman russe", édité chez P.O.L en 2007.  Il justifie sa vérité ainsi : "La folie et l'horreur ont obsédé ma vie. Les livres que j'ai écrits ne parlent de rien d'autre." Un critique littéraire définit les romans d'Emmanuel Carrère comme des "coups de sonde dans l'abîme. Une leçon de ténèbres, une incursion volontaire et entêtée dans l'opacité, l'obscurité sans contours ni fin". "Un roman russe" compose cette palette si particulière d'autobiographie intimiste voire impudique. Il est question d'un voyage en Russie pour retrouver les traces d'un ancien soldat hongrois enrôlé de force dans l'armée allemande en 1944. Interné pendant 56 ans dans un hôpital psychiatrique en Russie, il est rapatrié à Budapest et accueilli comme un héros national. L'auteur tourne aussi un film à Kotelnitch et il raconte ce projet en se mêlant aux membres du village. La réalité russe très dure est révélée dans ces passages fulgurants dont le meurtre horrible de son interprète. Le narrateur vit aussi une histoire d'amour avec une certaine Sophie, d'un milieu différent et leur relation chaotique varie entre la désillusion et l'espoir de s'aimer. Et surtout, Emmanuel Carrère raconte l'histoire familiale sans l'accord de sa mère, l'Académicienne Hélène Carrère d'Encausse, grande spécialiste de la Russie. Le grand-père d'origine géorgienne, a toujours souffert de la pauvreté comme russe blanc en étant chauffeur de taxi. L'auteur exploite ce secret de famille en avouant que cet homme a disparu en 1944 à Bordeaux, probablement arrêté pour faits de collaboration. Le narrateur brave l'interdit familial en évoquant la figure sombre et ambiguë de ce grand-père mystérieux. Dans un entrecroisement d'histoires familiales, d'événements dans le petit village russe pendant le tournage de son film, sans oublier ses relations à son amante et à sa mère, l'auteur se livre avec une sincérité nue, sans filtre. Il est trop souvent excessif dans ses diatribes, ses méandres intimes, ses interrogations, ses actes maladroits. Mais, l'écriture de ce livre tient lieu de catharsis, de délivrance, de traque sur le sens de la vie, de l'amour et des origines. L'auteur sait se montrer à la fois malheureux et tragique, cocasse et léger, un mélange détonant qui est sa marque de fabrique littéraire. Conclusion : dès que l'on ouvre un roman d'Emmanuel Carrère, on ne le lâche plus...